"Je me suis trouvé en équilibre acrobatique entre 'Gomorra' et 'Pinocchio' !" : Matteo Garrone nous raconte les dessous de son nouveau film, "Moi Capitaine"
C'est une épopée que filme dans Moi Capitaine, en salles mercredi 3 janvier, Matteo Garrone : celle de deux jeunes garçons de 16 ans décidés à quitter leur Sénégal natal et à tout risquer pour rejoindre l’Europe et poursuivre le rêve de devenir chanteurs. Raconté entre réalisme et fable, avec parfois beaucoup de poésie, le film offre la part belle aux valeurs de fraternité et de solidarité. Récompensé à la Mostra de Venise, nommé aux Golden Globes dans la catégorie Meilleur film en langue étrangère et présélectionné pour les Oscars, Moi Capitaine, sorti en Italie en septembre dernier, démarre sous de bons auspices sa carrière internationale. Nous avons rencontré Matteo Garrone lors d'un passage à Paris fin décembre.
Franceinfo Culture : D’où vous est venue l’envie de montrer dans un film le parcours long, douloureux et dangereux des migrants africains vers l’Europe ?
Matteo Garrone : C'est l’envie de raconter et montrer visuellement une partie du voyage que nous ne connaissons pas de ces migrants. Et donc faire une sorte de contrechamp par rapport aux images qu’on a l'habitude de voir. On a l'habitude de voir les barques qui arrivent – quand elles parviennent à arriver – et d'entendre le compte rituel des vivants, des morts : les chiffres donc. Et avec les années, on oublie que derrière ces chiffres, il y a des personnes. Ce sont souvent des jeunes qui ont la même envie que nous ou que nos enfants : celle de poursuivre un rêve, de voyager.
Vous montrez aussi la vie d'avant le voyage, au Sénégal, ce qui est rarement évoqué…
J'ai choisi de raconter le Sénégal parce que c'est un pays où il n'y avait pas un conflit, ça aurait pu être la Côte d'Ivoire ou un autre pays. C'était important pour moi de dire qu'on n'a pas le droit de voyager seulement si on fuit une guerre. Le film raconte la constante violation des droits humains de base. Pourquoi avons-nous, nous, le droit de nous déplacer, et pas eux ? C'est la raison qui pousse beaucoup de jeunes – et on sait que 70% de la population en Afrique est composée de jeunes – à défier ce voyage de mort pour poursuivre leur rêve.
Au Sénégal, vous dépeignez une existence heureuse malgré la pauvreté…
Mais oui, absolument, pourquoi la cacher ? Pourquoi ne pas raconter que même dans la pauvreté, cette digne pauvreté, il peut y avoir de l'allégresse ? Pourquoi tomber dans ces stéréotypes selon lesquels il faudrait qu'ils soient tous tristes ? Ça m'a rappelé d'autres images, les sourires et la joie des habitants de Naples filmés dans cette période pourtant très dure de l'après-guerre, par les cinéastes du néoréalisme, Rossellini ou De Sica. Quand je tournais dans ce quartier populaire de Dakar, j’avais la sensation de retrouver cette époque des films avec Sofia Loren… Une atmosphère où il y a encore un sens de l'identité familiale, de la communication entre les gens, où n'y a pas encore cet individualisme effréné… Mais au même moment, c'est vrai, s'insinue à l'intérieur ce virus, ce rêve légitime et humain d'aller chercher ailleurs autre chose en plus.
Le film est en wolof et dans la langue des autres pays traversés. Pourquoi était-ce important que la voix du film soit africaine ?
C'était important, oui, hélas [rires]… Ce n'est vraiment pas facile de diriger dans une langue qu'on ne comprend pas [rires] ! Étant au Sénégal et les gens parlant wolof, le choix de cette langue m'a paru le plus naturel et cohérent par rapport à notre approche. Car c'est un film qui doit, d'une certaine manière, restituer un état de la vie : au fond, c'est aussi un document d'histoire contemporaine. On a aussi essayé de doubler le film, mais on perd beaucoup de la force, de l'émotion. Les voix des personnages sont difficiles à remplacer. Et même si je ne comprenais rien, je dois dire que le wolof est une langue vraiment musicale. Donc, je dirigeais à l'oreille.
Comme d'autres de vos films, "Moi Capitaine" prend la forme d'une fable, dont la morale est que seul l'esprit d'humanité peut sauver le monde. Mais c'est aussi un film très réaliste qui ne cache rien de l'horreur de ces périples. Comment avez-vous fait pour faire cohabiter ces deux dimensions opposées ?
Oui, c'est vrai. Parfois, pendant le tournage, j'ai eu la sensation d'être dans un équilibre acrobatique entre Gomorra et Pinocchio ! Avec le temps, on a la sensation de revivre des choses qu'on a déjà racontées. Pour ce film, certains moments m'ont ainsi renvoyé à Gomorra (2008), avec cette crudité de l'image et une approche presque documentaire. D'autres m'ont reporté à Pinocchio, que j'ai tourné en 2019 : la découverte de la violence du monde à travers un roman de formation d'un garçon qui part poursuivre son rêve et qui peu à peu est embarqué dans un voyage aux enfers. C'est un roman de formation.
Le film a d'ailleurs une dimension de rite d'initiation…
Absolument. C'est ce que m'a dit un ami sénégalais : autrefois, il y avait les rites de passage. Dans un sens, celui de mon personnage est un rite de passage.
Ce film parle aussi d'amitié, de fraternité…
C'est un film dans lequel ressort une grande solidarité humaine dans la souffrance. Et ce personnage parvient à rester humain jusqu'au bout, c'est un aspect important du récit. Au fond, c'est le voyage du héros. D'ailleurs la structure est celle d'une fable homérique, ce qui rend le film accessible à un public vaste. Y compris auprès des jeunes.
C'est ce que vous avez constaté ?
Oui, en Italie, le film est projeté dans de très nombreuses écoles. Et quand je vais rencontrer les élèves, la majorité d'entre eux n'est pas allée voir le film au cinéma, parce qu'au départ le thème et même le genre de film ne les intéressent pas. Mais ensuite, ces jeunes retrouvent à l'écran des personnages qui ont leur âge et auxquels ils s'identifient. Parce qu'ils se reconnaissent à la fois dans la relation aux parents, dans l'envie de faire des expériences contre l'avis justement des parents qui se préoccupent, dans l'amitié à toute épreuve. Et dans les rêves : qui de devenir chanteur, qui de devenir footballeur… En tous les cas dans le rêve de voir le monde et l'envie de tout risquer pour cela…
Une question sur votre engagement social qui est indissociable du cinéma. C'est vrai pour ce film – vous relayez d'ailleurs nombre d'associations de soutien aux migrants –, mais également pour les précédents – vous avez notamment choisi certains de vos acteurs dans le milieu carcéral… L'engagement est-il inhérent à votre cinéma ?
C'est une chose qui vient malgré moi. Je ne pars pas de là, mais finalement, comme vous me le faites constater, il y a quelque chose qui revient… Je m'en suis un peu défendu jusqu'ici, parce que j'associe toujours un peu cette dimension aux films à thèse, que j'évite. Mais effectivement ça existe à l'intérieur de mon cinéma.
Revenons à la dimension cinématographique de "Moi Capitaine" : la photo y est très belle, avec des couleurs très picturales. Comment s'est déroulé le filmage, avez-vous eu des difficultés ?
Non, ce n'est pas ça. Disons que ce n'est pas facile de faire un film "beau", c'est-à-dire avec un travail de recherche expressive, et faire en sorte, en même temps, que ce travail soit "invisible". Le spectateur doit oublier l'artifice en quelque sorte, il doit vivre ce voyage sans jamais sentir notre présence et une forme de satisfaction stylistique de notre part : c'est fastidieux en général, mais sur un film comme le nôtre, ça peut vraiment devenir intolérable. Donc à chaque fois, il a fallu trouver des idées, figuratives, expressives, visuelles, qui soient belles, mais tout en restant invisibles.
Il y a par exemple ce très beau plan du film, où l'on voit des silhouettes d'hommes et de femmes dans le désert en ombre chinoise…
Le paysage a souvent une valeur dramaturgique : c'est un personnage du film parce que ce sont des récits épiques, et le côté épique est lié à la solitude de l'homme au milieu de paysages infinis. Donc, on a fréquemment ces plans de grands espaces, mais ils servent à raconter le voyage. À chaque fois, nous nous sommes demandés si les plans choisis étaient effectivement au service de l'histoire. De même que c'était important, à travers la photographie du chef opérateur Paolo Carnera, d'être simples. Donc la lumière devait être soignée, mais naturelle. Et la même chose pour les costumes. On a utilisé ces maillots de foot parce que c'est ce qu'on voyait dans la plupart des photos recueillies. Avec des couleurs de plus en plus délavées à mesure que se déroulait le voyage. Une fois en Libye, ces maillots, on les a complètement décolorés. Ce sont des choses qu'on ne note pas, mais qui existent, elles sont juste invisibles.
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