Cet article date de plus de huit ans.

Entrez dans la caravane de Raymond Depardon pour écouter "Les habitants"

Avec "Les habitants", son nouveau film, Raymond Depardon est reparti sur les routes de France. Cette fois avec une caravane transformée en "studio ambulant" dans laquelle il a invité les gens à venir finir leur conversation. Il a ainsi filmé 90 "couples", dans une quinzaine de régions. Résultat : un film qui envoie au spectateur une photographie saisissante de la France, et de ses habitants.
Article rédigé par Laurence Houot
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié
Temps de lecture : 8min
La caravane de Raymond Depardon sur les routes de France
 (Raymond Depardon / Wildbunch Distribution)

On entre dans le film derrière une caravane vintage qui serpente joyeusement sur les petites routes de France. Avec elle, en musique, on entre dans une ville. La caravane s'arrête. Plan fixe. On entre à l'intérieur de la caravane. Deux personnes l'une en face de l'autre, se parlent. Les binômes se succèdent, sans transition. Des couples, des copines, des vieux amis, des jeunes, des retraités, des hommes, des femmes… On parle de tout et de rien, de l'amour, de la famille, d'un enfant à venir, de la religion, d'un ex indélicat, du boulot, des petits enfants, de la solitude : "C'est quand, après le dîner le soir, à vingt-deux heures, t'es tout seul dans le fauteuil, tu regardes la télé, ou tu zappes, ou oui… … tu t'embêtes, et là, c'est là que la solitude t'atteint", dit un homme.

"Je sais que t'étais pas soumise. Mais t'étais battue. Vrai ou faux?", demande une autre à son amie qu'elle appelle "Bébé", et à qui elle dispense sans compter ses conseils. Elles ont vécu la même chose. Elle sait de quoi elle parle.

Deux jeunes filles : "Quand le pape il a envie de changer quelque chose, parce que ça va plus avec le temps d'aujourd'hui, il le change, tu vois. Alors que le Coran, ça fait 1435 ans qu'il est arrivé sur terre, il a jamais, jamais été changé, c'est pour ça qu'on voit des trucs un peu… un peu bizarres…"

Deux hommes, l'un, dont la compagne est enceinte : "Je lui dirai, pour moi c'est pas possible, je lui dirai tu t'en vas quoi (…) Elle a même pas son permis de conduire". L'autre avance d'autres arguments, en douceur.

"C'est compliqué de dormir avec quelqu'un"

Les binômes et les conversations se succèdent. Puis la caravane repart, et pendant qu'on roule les paysages défilent, les lumières changent, les ciels se chargent, ou s'éclaircissent, le vent agite les feuillages, et les voix de ceux que l'on vient d'entendre résonnent. On digère. Avant la nouvelle halte.

"Je suis presque amoureux mais bon… Je te jure, c'est une jolie femme, elle a trente trois ans, voilà, mais bon…. Après le problème, c'est que voilà, j'y arrive pas, tous les jours je lui explique : arrête l'alcool, arrête l'alcool, tu vas te tuer avec et tout…"

Une autre : "C'est compliqué de dormir avec quelqu'un. Ça fait du bruit, ça bouge, et moi ça me met les nerfs". Perplexe, le compagnon, un robuste barbu qui pratique la voyance, "Il va falloir revoir ça sérieusement (…) Un couple normal… on dort ensemble", affirme-t-il.

  (Raymond Depardon / Wildblunch Distribution)

Ailleurs deux lycéens, qui attendent fébrilement le bac, envisagent l'avenir : "Mais toi je te vois pas psy mon pauvre. Toi, toi t'aime bien qu'on t'aide mais aider les autres, ça pff."

On voyage, du nord au sud, d'est en ouest, on reconnaît les accents, les couleurs, les architectures. On se surprend à essayer de deviner où l'on est. Dans la caravane les visages en face à face filmés de profil se succèdent. Il y a les bavards, il y a les taiseux. Il y a les mots prononcés, et les intonations, les timbres des voix, les silences, les rires (tantôt francs, tantôt crispés, forcés ou jaunes), les postures, les mains qui se tordent, les petits mouvements circulaires des corps sur les chaises…  La gêne, la joie, la peur, la colère, l'amour, la haine, le désarroi et le courage. Ils oublient la caméra, et quand le regard s'enfuit, c'est pour s'échapper côté fenêtre, derrière eux, dos à la caméra.

La méthode Depardon : un cadre strict pour faire jaillir la vie

La méthode Depardon : un dispositif carré, tenu, pour laisser la vie jaillir du cadre. Raymond Depardon avait parcouru les routes entre 2004 et 2010 pour photographier la France avec sa chambre. Cette expédition avait donné 300 images format carré, qui rassemblées dans grande exposition et dans un livre ("La France de Depardon", Seuil BnF 2010), offraient une photographie des paysages urbains et ruraux du pays, le cadre de vie des Français.
 
Au cours de ce périple,  Raymond Depardon dit avoir pris beaucoup de plaisir à écouter les conversations dans la rue. Dix ans plus tard, il a repris la route, cette fois avec une caravane qu'il a plantée dans les villes de France pour accueillir la parole des Français. "Je m'étais dit qu'il fallait absolument filmer ces échanges, mais pas n'importe comment", raconte le photographe pour présenter son film.

  (Raymond Depardon / Wildbunch Distribution)

C'est comme ça qu'est née l'idée d'une caravane comme un "studio ambulant", Raymond Depardon à l'image (en argentique avec sa "caméra 35mm Aaton Penelope, équipée d'un objectif Schneider 25mm") et sa femme Claudine Nougaret au son ("Claudine a installé plusieurs micros à l'intérieur et à l'extérieur de la caravane pour restituer les infimes différences des voix et les ambiances des différents décors"). La caravane installée, ils entrent en contact avec les passants. "Nous accostions des gens déjà en train de discuter et leur demandions s'ils étaient disponibles une demi-heure, pour parler devant la caméra des sujets qui les motivaient, les préoccupaient ou les enthousiasmaient".

"Ne surtout pas leur poser de questions"

Dans la caravane devant la fenêtre, une table, deux tabourets (pivotants), les gens en vis-à-vis, filmés de profil. "Le principe était de ne surtout pas leur poser de questions, de les mettre à l'aise, et de disparaître de leur vue derrière une cloison afin de les laisser parler tranquillement". Voilà pour le dispositif, répété des centaines de fois, dans une quinzaine de villes réparties sur tout le territoire. 90 "couples" sont entrés dans la caravane, "isolés des bruits et des regards extérieurs avec beaucoup de naturel et de douceur, ils m'ont raconté des bouts de leur vie, des histoires d'amours".

  (Raymond Depardon / Wildbunch Distribution)

La caravane, une chambre d'écho de la parole des Français

Une somme de paroles, qui fait un portrait saisissant de la France et des Français, de leurs préoccupations. Des préoccupations très orientées sur les questions de la famille, mais aussi du travail, de l'amour, du sexe, de la religion, des galères. Un film politique, même si personne, dans la caravane ne parle de politique. Ce qui frappe : le courage des femmes, ancrées dans la vie, et leur capacité à formuler ce qui compose leur vie, des bonheurs aux frustrations. Ce qui frappe aussi : la dernière halte, en banlieue parisienne, qui referme le film, et qui nous plombe. Des habitants sans territoire, paumés.

La caméra de Raymond Depardon officie comme un "media", littéralement. Médiation entre les personnes qui se parlent dans ce huis clos, et médiation avec le spectateur. La vie circule. Le cinéaste respecte à la lettre le dispositif qu'il s'est imposé, "qui donne une unité de regard sur tout le territoire". Ce dispositif donne toute sa force à son film, une chambre d'écho laissant toute la place à la parole de ceux qu'il a invités dans sa caravane. Une claque.

Reportage : H. Gutmann, P.Conte, D.Arzur, A.Bortot

FICHE

Documentaire français de Raymond Depardon – Durée : 1h24 – Sortie : 27 avril 2016
Synopsis : Raymond Depardon part à la rencontre des Français pour les écouter parler. De Charleville-Mézières à Nice, de Sète à Cherbourg, il invite des gens rencontrés dans la rue à poursuivre leur conversation devant nous, sans contraintes en toute liberté.

Pour poursuivre et aprofondir le voyage, un livre qui propose une transcription fidèle des dialogues, illustrés non pas par des photos des protagonistes, mais par des images du contexte : les paysages, les routes, les plages, les rues, des scènes de vie ("Les habitants", Raymond Depardon, Seuil - 160 pages - 25 euros).

 

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