"Ce qui m'intéresse, c'est le rapport entre l'intime et le collectif" : Robin Campillo réalisateur de "120 battements par minute", de retour avec un film sur la fin de l'illusion coloniale
Après avoir raconté dans 120 battements par minute le combat des militants d'Act Up-Paris pendant les années noires du SIDA, Robin Campillo est de retour avec L'île rouge, un film impressionniste sur les derniers mois de la présence militaire française à Madagascar, sorti dans les salles le 31 mai.
Le réalisateur revient pour franceinfo Culture sur les effets du succès de 120 battements par minute et sur les coulisses de ce nouveau film, inspiré par son enfance, qui met en lumière un épisode mal connu de l'histoire coloniale française.
Franceinfo Culture : comment se remet-on d'un énorme succès public et critique comme ça a été le cas pour 120 battements par minute ?
Robin Campillo : après 120 battements par minute, je me suis dit que de toute façon je n'aurais plus jamais une presse pareille, un accueil pareil. Donc très vite, j'ai fait le deuil de cette chose que l'on considère comme un succès incontestable. Finalement, cela m'a décomplexé plus qu'autre chose. Et puis je ne fais pas beaucoup de films, et quand j'en fais un, c'est parce que je suis sûr de vouloir le faire. Je ne me pose pas tant de questions en fait. Et surtout je n'essaie jamais de refaire le même film. À chaque film, il y a un nouvel univers, un univers à part, avec ses propres règles, ses propres lois de la gravitation, sa propre émotion, son propre rapport à l'émotion. Sur 120 battements par minute, il y avait un rapport émotionnel très fort, qui ne convient pas à tous les sujets. Tous les films ne produisent pas cette émotion.
Comment est née l'idée de ce film ? Qu'est-ce que vous aviez envie de dire avec ce film, qui est en partie autobiographique, comme 120 battements par minute ?
Je dénie un peu le fait que ce soit des films parfaitement autobiographiques. Mais c'est comme une maturation, c'est comme si les souvenirs s'ordonnaient et formaient au bout d'un moment une chose minérale, comme une petite architecture naturelle, qui se met lentement en place. Et c'est cette maturation qui permet de comprendre quel est le sujet du film.
Et le sujet de L'île rouge, pour vous c'est quoi ?
Le sujet de L'île rouge, c'est cette rêverie coloniale hantée par sa propre fin et par son illégitimité, et la manière dont cette fébrilité apparaît aux yeux d'un enfant. Dans le regard de l'enfant se mélangent tous les imaginaires, l'imaginaire colonial, l'imaginaire de la France, ajouté à cela les paroles des adultes que l'enfant entend, et qui produisent elles-mêmes des images, comme si ce que disaient les adultes plantait des graines qui faisaient grandir des plantes, comme des sortes de tropismes. Donc, le sujet de ce film, pour moi, c'est ce laboratoire de l'imaginaire qui joue avec le réel.
"Le sujet du film, c'est aussi l'éducation du regard d'un enfant qui déplie la réalité, sans avoir une conscience politique pour autant. C'est avant la conscience politique."
Robin CampilloÀ franceinfo Culture
L'enfant démasque, déjoue peu à peu féerie qu'on lui propose et que les adultes se proposent à eux-mêmes, cette illusion du colonialisme.
C'est aussi cette histoire d'enfermement, y compris dans la famille, que vous racontez dans le film ?
Sur la base militaire, les soldats étaient très jeunes, leurs épouses aussi. C'était un système qui jouait sur l'insouciance de la jeunesse. C'était une époque où tout arrivait très jeune, même faire des enfants. Et c'est comme ça aussi que les femmes étaient enfermées très vite dans les contraintes de la famille, du couple. Donc le film raconte cette cellule familiale, et le mot dit bien l'ambiguïté, le paradoxe de la famille : un mélange de protection d'enfermement. À l’époque, le mari et la femme se choisissaient, mais ils se choisissaient à 17-18 ans. Et ils avaient très vite des enfants, et les enfants, évidemment, ne choisissent pas leur famille. La structure familiale est l'une des structures sociales parmi les plus aléatoires. Et c'est vrai que je voulais décrire cette proximité qu'on peut avoir dans la famille, cette promiscuité même, et en même temps le fait d'être étrangers, comme une somme de solitudes en fait.
Mais les rapports entre Colette et Thomas, entre la mère et le fils sont quand même assez proches non ?
Oui mais curieusement, c'est un lien d'absence. Elle a à peine la trentaine, elle est déjà mariée, mère de famille, elle a des aspirations qui sont plus grandes que sa vie, mais elle ne les a jamais réalisées. Elle n'a même sans doute jamais pensé les réaliser. Donc elle transmet à Thomas ses rêveries, mais aussi la mélancolie de sa frustration. Je pense que Thomas se sent à la fois aimé par cette femme, il sent aussi qu'il est un rouage de l'enfermement. Et c'est quand même quelque chose de très fort quand on est enfant de sentir plus ou moins précisément que l'on fait partie d'un système. Il se sent un peu responsable de ça.
C'est aussi un film sur le souvenir, sur la mémoire non ?
Oui cette idée était dans la note d'intention du film : les brumes, pour l'enfant se dissipent, et pour moi adulte, les brumes se sont accumulées avec le temps, et j'ai une vision parcellaire de la réalité, comme lorsque j'étais enfant. C’est-à-dire que lui, il découvre, et moi j'oublie. Et ces deux choses se répondent. Quand je pense à cette époque, c'est comme un rêve. Je ne suis pas sûr que toutes ces choses aient vraiment existé. J'ai un rapport très bizarre avec le passé. C'est pour ça que j'aime le présent. Je n'ai pas de nostalgie, je n'ai pas du tout envie de revenir en arrière, ça ne m'intéresse pas du tout. Et même sur un film comme ça, qui parle de ce moment-là pour moi, c'est plus important de le faire vivre avec des acteurs aujourd'hui de lui donner un présent, que de pleurnicher sur les années passées. J'étais très content de vivre ce moment-là, et je n'ai pas non plus de culpabilité. Mais je n'ai pas de nostalgie.
Comment avez-vous pensé la réalisation pour traduire ce regard, ces perceptions d'un enfant ?
Je navigue aux instruments. Ça passe par des matières, la terre rouge, poudreuse, de Madagascar, une table en aragonite, froide mais composite, comme un paysage vu du ciel dans lequel l'enfant peut voyager, ou dans les graviers, qu'il touche comme s'il y avait des choses souterraines, tactiles, qui se répandaient au fur et à mesure du film. J'aborde ça comme un peintre. Par exemple je voulais que les couleurs soient très fortes, qu'on ait l'impression qu'on avait repeint les décors, comme si par les yeux de l'enfant, on avait recolorisé l'image. Le surjeu des acteurs participe également de cela. Il y a aussi les changements de focale, ou plus précisément de focalisation, comme si l'enfant d'un seul coup percevait de plus près, ou au ralenti certains moments, ou en plus en gros plans certains détails qui échappent aux adultes. J'ai aussi travaillé sur les sons, comme le craquement des bambous, Pour moi c'est un son de pendu, un son sinistre qui revient plusieurs fois, qui traverse le film.
"J'ai essayé de travailler tous les sons, toutes les couleurs, toutes les matières dans cette idée des rapprochements, des associations d'idées que peut faire un enfant."
Robin CampilloÀ franceinfo Culture
Cette logique de rêve, j'ai essayé de la retrouver au montage. Je suis aussi très inspiré par la littérature, et notamment par les livres de Claude Simon, et sa manière de déplier la phrase pour faire apparaître peu à peu les choses. D'ailleurs c'est marrant, parce qu'il se trouve que Claude Simon est né à Madagascar !
Et quel est le rôle de Fantômette dans la narration ?
Pour Thomas, Fantômette représente la France, comme si la France était au fond pour lui l'ultime exotisme. La France, c'est son identité, parce que l'attachement à la France, on le sait, est toujours très forte, plus forte pour les expatriés. J'ai d'ailleurs toujours trouvé hallucinant que l'on s'inquiète pour l'identité française. Pour moi, l'identité française n'est absolument pas en danger. Il y a plutôt un surmoi identitaire français assez pesant, et je pense que tous les étrangers savent très bien que nous n'avons aucun problème d'identité.
"Fantômette, c'est aussi une manière pour l'enfant de se projeter dans un personnage fort, un personnage qui nargue presque le monde des adultes."
Robin CampilloÀ franceinfo Culture
C'était important aussi que ça passe par un personnage féminin, parce que cela a été comme ça pour moi aussi. Ce personnage contrebalance l'ambiance militaire, un peu virile, de l'enceinte de la base aérienne.
Vous jouez aussi un peu sur les stéréotypes non ?
Oui c'est une idée importante du film : les personnages surjouent non seulement le bonheur de ce paradis terrestre, mais ils surjouent un peu aussi ce qu'ils sont. Robert, le père, joué par Quim Gutierrez, est un type enfermé dans sa masculinité. Colette la jeune femme qui a l'air moderne mais qui en fait est enfermée. Et même Bernard, ce personnage qui a une petite amie malagasy et qui a l'air d'échapper au système, on se rend compte à la fin que la domination reste forte et que son attachement à l'île, ou à cette jeune femme, a des allures de possession. Et c'est ce qui m'intéresse, c'est l'ambiguïté des personnages et l'impossibilité de se sortir d'un système.
"À partir du moment où l'on arrive dans une île comme ça, en prenant possession, on déséquilibre les rapports, et ensuite, c'est quasi-impossible de les rééquilibrer, il me semble."
Robin CampilloÀ franceinfo Culture
Au départ dans le film, les Malagasy sont quasi invisibles pourquoi ?
Oui, au départ dans le film, les Malagasy sont comme des figurants. Le film rejoue la cruauté de l'invisibilité, mais peu à peu ils deviennent des protagonistes à part entière, qui congédient le roman colonial français. Et tout cela de manière sensorielle. On sent cette présence en arrière-plan, et d'un seul coup elle arrive sur le devant de la scène.
J'aime bien m'interroger sur qui sont les protagonistes d'un film, qui fait avancer l'histoire, qui va faire fiction, qui va produire la fiction et qui va reprendre la main de la fiction, et du coup du politique. J'ai beaucoup appris en échangeant avec Jean-Luc Raharimanana, auteur de Nour, 1947 (Le Serpent à plumes, 2001), qui a travaillé sur le scénario. Il m'a raconté que dans son enfance, il pensait qu'un Français, c'était un militaire, et il n'imaginait pas une seconde que ces militaires pouvaient avoir une famille, des enfants. Ça montre à quel point nous aussi étions invisibles aux yeux des Malagasy. Le dialogue avec lui a été très important. Il m'a dévoilé le contrechamp de mon histoire.
Comme 120 battements par minute, L'île rouge est aussi un film politique ?
Pour faire de la politique, pour penser la politique, il faut sortir du statut d'enfant, il faut sortir de l'enfance. La révolution malagasy, c'est aussi ça. J'ai découvert par exemple cette chanson de Mahaleo, que j'ai mise dans le film, qui s'appelle Veloma, qui dit au revoir à l'enfance. Le statut d'enfant peut être rassurant mais il est aussi un enfermement. Et le système de la colonisation était aussi un système d'infantilisation.
Pourquoi l'intime et la politique sont-ils aussi imbriqués dans vos films ?
Ce qui m'intéresse, c'est le rapport entre l'intime et le collectif, et comment, en tant qu'individu, à un moment, on incarne le collectif, et à quel moment on s'en retranche. Pour moi, le politique passe par les personnages, qui sont des relais. Dans L'île rouge, ça passe par le personnage de Miangaly, une jeune femme, malagasy. Elle apparaît d'abord comme un personnage naïf. C'est presque un fantasme de colons, cette jeune malagasy qui sort avec un jeune militaire français. Ils ont une idylle qui ne plaît pas forcément sur la base militaire et le film fait croire un instant à ce fantasme. Puis peu à peu on s'aperçoit qu'au fond la bienveillance du jeune Bernard est quand même paternaliste, et pourrait même aller jusqu'à l'abus physique. Et on découvre surtout la lucidité de Miangaly sur la présence française dans ce pays. Et c'est elle qui nous mène finalement à la révolution.
Elle n'est pourtant pas militante ?
C'est quelque chose qui m'importait, de montrer que sans être une militante, mais juste avec sa lucidité, elle prend le train de la révolution. Pour que ça fonctionne, pour que ça prenne, pour qu'une révolution s'incarne, il faut que des personnes comme elle prennent le train justement, qu'un collectif assez puissant en tout cas s'en empare. Et cette révolution malagasy de 1972, ça a été un mouvement puissant, vraiment de jeunesse, avec des étudiants, des lycéens très courageux, parce que la révolution de 1947 avait été réprimée très violemment par les militaires français, et qu'elle avait laissé des séquelles très fortes, des deux côtés.
C'est important de faire connaître cette histoire ?
En 1972, Madagascar était indépendante depuis 1960, mais les militaires français étaient toujours là, parce que France voulait garder sa place géostratégique dans l'océan Indien. Donc on est dans une sorte de postcolonialisme, c'est vraiment le chaînon manquant entre le colonialisme et la "Françafrique". C'est un moment charnière. Peut-être le dernier moment colonial de la France… Et pour moi c'est important de faire connaître cette histoire, parce que même en ayant vécu là-bas enfant, je la connais mal. C'est la seule raison pour laquelle je regrette que le film n'ait pas été invité à Cannes, cela aurait donné un coup de projecteur sur cette histoire mal connue, sur ce colonialisme oublié. C'est même assez fou cette incapacité à revenir sur cette histoire...
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