Raymond Depardon à Cannes : "Pourquoi je filme la folie"
Une loi de 2013 impose désormais qu’un juge des libertés doive statuer avant douze jours sur le maintien (ou pas) d’une hospitalisation sans consentement. C’est en quelque sorte la fin de la mainmise des seuls psychiatres, même si en réalité leur avis reste essentiel dans les prises de décision.
Reportage : Rhône-Alpes - J. Sauvadon / L. Crozat / S. Pichavent / F. Gramond
Reste qu’une véritable rencontre a lieu entre les patients, accompagnés de leur avocat, et un juge, dans une salle d’audience située à l’intérieur de l’hôpital. Une parole, même réduite dans le temps, émerge de ces hommes et ces femmes hospitalisés contre leur gré, qui raconte une réalité, une blessure, un état d’esprit, un désir… Raymond Depardon a été autorisé à filmer ces moments de dialogue et en a tiré un film fort, respectueux, éminemment humain, "12 jours". Il nous reçoit à Cannes, dans une jolie cour arborée située en plein centre de la ville, à quelques pas de l’agitation du Festival et quelques heures à peine avant la présentation officielle du film.
Pourquoi, depuis l’un de vos premiers films "San Clemente", en 1980, le sujet de la folie vous tient tellement à cœur ?
C’est vrai, je m’en aperçois, je m’y intéresse beaucoup. Il y a d’abord l’enfermement, presque physique, primaire. La peur de l’enfermement, la peur de perdre la liberté. Les patients du film disent qu’ils acceptent de se soigner pour pouvoir sortir. En fait, ils veulent avant tout sortir, tous. Pourquoi la folie ? Parce qu’elle est incernable. Les fous m’intéressent plus que les criminels parce qu’il y a quelque chose d’irrationnel, d’illuminé, comme chez certains chamanes.
C’est quoi la folie ?
C’est une toute petite dérive de la conscience qui est très légère. Ça peut être un petit détail qui se répète, c’est imperceptible, ce qui fait que la personne est d’un aspect semblable à tout le monde. Ça ne sert à rien par exemple de protéger le Palais des festivals par des hommes armés. Parce que si un malade mental voulait faire un attentat (je ne parle pas d’un attentat terroriste), il déjouerait tous les dispositifs de sécurité. Il ne repose sur rien de rationnel. On le voit, on y est confronté tous les jours : dans le métro, dans la rue, sur un trottoir, on en voit plein ! Et moi qui suis un peu attiré par eux, je les perçois et je sais qu’il faut avoir une certaine attitude vis-à-vis d’eux.
Vous parlez en tant que cinéaste ?
Oui. Une petite anecdote : je me suis aperçu dans ce film que les gros plans étaient impressionnants à faire. Parce que certains patients ne clignaient presque pas des yeux. On m’a expliqué que c’est l’un des effets secondaires des médicaments. Je me suis dit : leur regard est incroyable, il est d’une puissance qu’aucun acteur de fiction, aucun comédien ne pourrait apprendre. De la même manière il y a une attitude dans les gestes. Il y a enfin un côté presque primaire que j’aime beaucoup. Comme quand l’un d’eux dit : pourquoi vous me parlez de collège, je ne suis pas à l’école (alors que la juge évoque un collège de médecins, ndlr), pourquoi vous me parlez de procédure, je ne suis pas au tribunal ! Ce sont comme des mots d’enfants, que j’aime. Je comprends pourquoi on les considère comme des personnages un peu sacrés, auxquels on fait attention dans certaines sociétés.
Que racontent leurs propos de nous, de notre société ?
Ils racontent d’abord que ça touche toutes les couches de la société, tous les quartiers de Lyon, car c’est là qu’est l’hôpital. Ça montre qu’il y a beaucoup plus de gens qu’on ne le pense qui sont concernés : on arrive à presque 100.000 personnes hospitalisées sans consentement. Et ce "sans consentement" est sujet à abus. On le savait en partie, comme ça… C’est presque une caricature de dire : on met sa belle-mère en hôpital psychiatrique. En réalité, il y a eu vraiment des gens qui ont disparu ! Donc là, la loi de 2013 donne des obligations. Les psychiatres ont eu du mal à accepter les juges et les juges n’ont sans doute pas bien compris comment fonctionnaient les psychiatres. Au début, ils ont relâché beaucoup de gens et maintenant de moins en moins de monde.
Votre film est présenté à Cannes en sélection officielle hors compétition. Quel est votre regard sur le festival ?
J’aime beaucoup Cannes parce que c’est la fête du cinéma et pour moi il y a un seul cinéma, je ne fais de différence entre la fiction et le documentaire. Or ici à Cannes nous les documentaristes sommes mal traités. On me demandait justement pourquoi les documentaires ne seraient pas en sélection officielle comme ils le sont à Toronto, à Berlin et à Venise. Bien sûr ! Voyez dans ma modeste filmographie personnelle : "La captive du désert" (qui est une fiction, ndlr) a monté les marches alors qu’il aurait mieux valu que ce soit « La vie moderne » (un documentaire). Cette séparation est un peu abrupte. Pour le reste, la montée des marches ne me gêne pas, je joue le jeu moi aussi. Cannes donne également des ouvertures à des films étrangers qui viennent de loin. On une chance de les voir sinon on ne les verrait pas. Et ça nous oblige aussi à nous remettre en question.
Vous êtes un habitué de Cannes…
C’est ma huitième fois. Je suis toujours venu avec de petits films mais ainsi ils ont été plus vus à l’étranger ! Le denier, "Les habitants", on n’a pas voulu l’emporter à Cannes et il en a souffert ! Il n’y a eu aucune vente à l’étranger et les gens ne comprenaient pas pourquoi il n’était pas au Festival. Cannes, c’est un peu comme une foire de bestiaux dans le Massif central, où tout le monde vient pour pouvoir tâter les orientations du cours de la viande… Il y a quelque chose d’économique et quelque chose d’artistique, c’est un mélange. C’est le miracle de Cannes !
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