"Perpendiculaire au soleil" : "Je veux digérer ma rage", premier roman graphique de Valentine Cuny-Le Callet sur les couloirs de la mort
“Perpendiculaire au soleil”, premier roman graphique de Valentine Cuny-Le Callet et Renaldo McGirth, raconte en bande dessinée l’histoire d’une correspondance, puis d'une amitié entre une jeune étudiante française et un condamné à mort américain, par eux-mêmes.
En 2016, Valentine Cuny-Le Callet avait 19 ans quand elle a entamé une correspondance avec Renaldo McGirth, le plus jeune condamné à mort des États-Unis, incarcéré dans une prison de Floride. Perpendiculaire au soleil est le fruit de cette rencontre humaine et artistique. Implacable témoignage sur les couloirs de la mort américains, ce roman graphique d’une puissance rare est paru aux éditions Delcourt le 31 août.
Composé à quatre mains, le récit se déploie presqu'entièrement en noir et blanc, avec les dessins au crayon hyper maîtrisés et les gravures contrastées de Valentine Cuny-Le Callet, tandis qu'au fil du récit sont glissées les peintures, seules touches de couleurs, de Renaldo McGirth.
Ce roman graphique nous plonge dans la réalité carcérale américaine, nous invitant à réfléchir sur la peine de mort, et, à travers l’histoire de Renaldo McGirth sur la condition des plus de 2500 condamnés qui attendent leur ordre d’exécution dans les couloirs de la mort américains.
La jeune autrice, qui prépare actuellement une thèse à la Sorbonne sur les conditions de création dans le milieu carcéral et les couloirs de la mort aux États-Unis, a confié à franceinfo Culture les dessous de ce projet fou, mené à terme pour “digérer sa rage” inspirée par la peine de mort et le fonctionnement du système carcéral américain.
Franceinfo Culture : comment est née l’idée de ce roman graphique ?
Valentine Cuny-Le Callet : depuis l'enfance, j'ai une sensibilité aux questions de l'incarcération et de la peine de mort. Mais le véritable déclic, ça a été les attentats en 2015, les attentats de janvier et de novembre, qui ont remis la question de la peine de mort et de la punition au cœur du débat public. Les réactions de certains politiques ont été, je trouve, extrêmement choquantes, et c'est ce qui m'a poussée à m'engager, 'à ma petite échelle' sur cette question-là. C'est pour ça que je me suis inscrite à l'ACAT (Action des Chrétiens pour l'Abolition de la Torture et de la peine de mort) et que j'ai commencé à militer.
Mais ce n’est pas courant d’avoir un intérêt pour cette question-là, surtout aussi jeune ? Qu’est-ce qui a porté votre attention sur l’univers carcéral ?
Il y a trois choses. D’une part une rencontre quasiment “artistique” avec cette question via des photographies de photo journalisme. J'en parle au début de la bande dessinée. C'est notamment la fameuse photo de l'exécution de Ruth Snyder, qui est la première photo d'une exécution par chaise électrique jamais prise, et que j'ai découverte dans un livre quand j'étais très jeune. Il y a eu aussi un ami de ma famille, un ami de ma mère, l'écrivain Nan Arrousseau qui a été incarcéré et qui n'hésitait pas à nous parler de la prison, à mon frère et à moi, en s’adaptant à notre âge. Et puis enfin il y a eu mon professeur de philosophie en terminale, monsieur Christian Budex, un homme de grande qualité, qui a fait découvrir à cette classe de terminale le travail du Contrôleur général des lieux de privation de liberté.
Pourquoi avoir voulu faire de vos échanges avec Renaldo McGirth un roman graphique ?
Au tout début, la correspondance avec Renaldo McGirth était déjà un projet en soi, avec plein d'inconnues. L'idée d’en faire un projet littéraire et graphique est venue d’une part du fait que Renaldo écrit et dessine aussi, tout comme moi, et d’autre part, du choc de ma première visite à Renaldo, en novembre 2017. Après être sortie de cette première journée en salle de visite en prison, j’ai ressenti un besoin assez compulsif d'écrire, et c'est à partir de ces notes que l'idée est venue. J'ai partagé cette idée avec Renaldo, qui était plus que partant. Ça a donné lieu d'abord au livre publié chez Stock en 2020, Le monde dans 5 m². Mais après la parution de ce livre, je me suis dit qu’il était temps qu'on s'attaque à un autre grand pan de notre relation, à savoir la question des images.
"C’était d'autant plus important de faire un récit graphique que la prison est un univers qui contrôle de manière très serrée les images. L'idée de faire ce livre ensemble, c’était une manière de reprendre le contrôle."
Valentine Cuny-Le Calletà franceinfo Culture
Je tiens à préciser d'ailleurs qu'il n’y a que mon nom sur la couverture de Perpendiculaire au soleil, pour des raisons légales, mais c'est bien un travail commun qui a été fait. Le livre contient des textes et une trentaine de dessins de Renaldo.
Est-ce que cela été compliqué de travailler sur le projet, par rapport à l’institution carcérale justement ?
J’en parle au fil de la bande dessinée puisque ce livre est à la fois le récit de notre correspondance, de notre amitié, des visites en prison, mais c'est aussi l'histoire de la bande dessinée elle-même en train de se faire. Dès le début du projet, on s'est rendu compte qu’on allait être confrontés à de nombreuses difficultés. Donc oui, l'administration pénitentiaire nous a mis des bâtons dans les roues, en censurant les correspondances, en limitant le matériel artistique mis à disposition de Renaldo, très réduit évidemment dans le couloir de la mort, et aussi en entravant la possibilité de nous tenir mutuellement au courant de l'avancée du travail de l'un et de l'autre...
Est-ce que Renaldo a pu voir le livre terminé ?
Non, il n’a pas encore eu accès au livre, pour plusieurs raisons. D'une part parce que c'est une couverture rigide, d'autre part parce que c'est en français. Et puis surtout, au fur et à mesure que je dessinais, j'envoyais des photocopies des planches à Renaldo et nombre d’entre elles ont été refusées et m’ont été renvoyées. J'ai dû, pour les lui faire parvenir, en faire des descriptions écrites. Mais je travaille quand même à ce qu’il puisse avoir accès au livre. Je suis en contact avec son avocate. J'ai fait parvenir un exemplaire à sa maman. C'est un début.
Comment a réagi sa maman ?
Elle ne peut pas lire le français, mais elle voit les images et elle est hyper touchée de voir non seulement son fils, mais le travail de son fils. C'est quelque chose qui l’a beaucoup touchée.
Pourquoi avoir voulu faire un récit dessiné en plus du texte littéraire déjà publié ?
La prison contrôle non seulement l'image des lieux, mais l'image des gens. Des images du couloir de la mort finalement, on en a assez peu. Il y a certains films, comme La ligne verte, mais c'est déjà ancien. Et dans des films plus récents, ce n’est pas forcément tourné dans les véritables conditions du couloir de la mort. Quant aux personnes qui s'y trouvent, et bien par exemple Renaldo ne possède aucune photo de lui enfant, ou avant son incarcération. Je crois qu'il y a une seule photo, mais le reste a brûlé dans un incendie. Toutes les photos qu'il a de lui-même, ce sont des photos prises dans le contexte carcéral : les photos anthropométriques, les photos d'identité judiciaire ou des photos prises en salle de visite. Donc soudainement pouvoir dessiner, pouvoir penser sa propre image autrement, c'est une manière de reprendre le pouvoir.
Ça raconte quelque chose sur le pouvoir des images ?
Comme je vous le disais, les planches, les photocopies de planches que j’envoyais au fur et à mesure étaient refusées, alors que les descriptions de ces mêmes planches étaient acceptées. Cela montre le rapport très étrange que la prison entretient avec les images et l'espèce de peur peut-être qu’elles inspirent. Une description très précise passe les contrôles, mais pas l'image elle-même. Je trouve ça assez incroyable et je pense que c'était important pour traiter de ces questions de l'incarcération et de la peine de mort, de mêler ces deux langues, la langue des images et la langue des mots.
Comment avez-vous construit ce récit ? Aviez-vous un plan ou bien l’avez-vous vous construit au fur et à mesure de vos échanges et rencontres avec Renaldo McGirth ?
Déjà, il y avait la base, solide, si je puis dire, du texte Le monde dans 5 m². Sauf que, Perpendiculaire au soleil, c'est plus que l'adaptation du Monde dans 5m². C'est son prolongement à la fois chronologique et artistique. On n'a pas fait de story-board, aucun. Je n'avais absolument aucune idée que ce livre allait faire plus de 400 planches. Si je l'avais su, je ne sais pas si j’aurais eu le courage de le faire. Il y avait tellement d'inconnues dans ce qui allait arriver, dans la manière dont notre collaboration allait se mettre en place aussi, qu’on ne pouvait pas faire de plan.
"Le récit s'est construit au fur et à mesure, scène après scène, un peu comme on fait un puzzle. On crée des îlots, et puis au bout d'un moment, les îlots finissent par se rattacher ensemble pour former un énorme continent."
Valentine Cuny-Le Calletà franceinfo Culture
Je n'ai pas du tout dessiné dans l'ordre chronologique, et ce n’est pas plus mal parce qu'en deux ans et demi -le temps de création de cet album- je crois que j'ai progressé en dessin, donc ce n'est pas plus mal que les dessins soient disséminés.
La quasi-totalité des images sont en en noir et blanc, sauf les peintures de Renaldo, c’est un choix ?
L'intérêt, c'était justement de mettre en valeur ces touches de couleurs, qui viennent exploser en quelque sorte la tête du lecteur, un peu comme les pages de garde au rouge intense, qui sont un zoom à l'intérieur d'une peinture de Renaldo. Le noir et blanc permettait d’exprimer de manière très simple et très intense l'ombre et la lumière. La Floride est un endroit incroyable, tropical, très lumineux, et dans la prison, il y a ces cours en plein air très lumineuses et à l’intérieur, des séries de portes qui projettent des ombres très intenses, un endroit fractionné, “froid”, où les cellules sont dépourvues de fenêtres.
Et symboliquement aussi, non ?
Je ne dirais pas que j'ai fait ça consciemment. Mais oui, il y a des symboliques, il y a la question des oppositions raciales, la question du manichéisme en général. Il y a de quoi extrapoler... mais pour moi, d'avoir ces estampes au noir et blanc intense, c’était avant tout un choix graphique.
Il y a beaucoup de gros plans, de détails, sur les objets, sur les mains, c’est un choix ?
Dans le travail écrit comme dans l'image, ce qui m'intéresse, ce sont les petits détails qui ont l'air insignifiants, mais qui, en fait veulent dire beaucoup. C'est ce que je préfère, en fait. C'est peut-être comme ça que je regarde le monde.
Et l’omniprésence des mains ?
C'est en effet un symbole qui revient partout, tout au long de la bande dessinée. Ça a commencé parce que dans ma toute première lettre à Renaldo, j'avais joint un dessin d'un projet que j'avais en cours, qui incluait des mains qui sortaient de l'ombre, qui se croisaient, se touchaient, se mélangeaient. Ces mains, c'est le contact, c'est les mains qui se touchent, c'est les mains qui travaillent, les mains qui dessinent, les mains qui gravent, les mains qui manipulent des objets précieux, pas précieux du point de vue pécuniaire, mais précieux émotionnellement et intellectuellement.
Il y a aussi beaucoup de petites choses oniriques, quel rôle jouent-elles ?
J'ai tendance à penser que le véritable lieu de vie des détenus, c'est leur correspondance et leur imaginaire, c'est leur monde intérieur, la “forteresse intérieure” comme diraient les stoïciens, qu'ils réussissent à se créer. Et donc il fallait le retranscrire dans la bande dessinée. : il y a beaucoup de scènes d'imaginaires, de rêves qui viennent s'intégrer au récit, parce que c’est autant le lieu de vie de Renaldo que cette cellule de 5 m2. Ça faisait partie de ce qu’il fallait représenter et donner à voir.
Est-ce que c’est l’engagement qui vous a amenée à faire un projet artistique, ou bien c’est le désir artistique qui a motivé votre engagement ?
Au tout début, cela a plutôt été un geste presque "anti-artistique". J'étais étudiante aux Arts décoratifs, et j'avais un sentiment d'impuissance face à des projets artistiques qui se disaient ”engagés” mais n'avaient aucun impact concret. Quand je me suis engagée à L'ACAT, j'avais envie d'être dans l'action. J'étais loin de toute idée de dessin, d'art, au contraire. C'est seulement ensuite, avec l'amitié qu'on a développée avec Renaldo et ce lien commun du dessin et de l'écrit, que je suis revenue à ma nature (rires). Ce n’était pas prévu à l'avance et je n’aurais jamais imaginé que ça m'emmène là, surtout que depuis toujours, ce que je veux faire, ce sont des livres pour les enfants !
Qu’est-ce que cette rencontre a changé pour vous ?
D'abord, les connaissances théoriques que j'avais sur la prison, sur la justice, ont été considérablement enrichies parce que j'ai pu parler avec plein de personnes concernées. Je n’ai jamais été incarcérée, mais j’ai pu échanger avec des personnes qui sont en lien avec le système carcéral à plein de niveaux différents.
"Je crois que j'ai une rage énorme sur ce sujet et sur pas mal d'autres sujets, et ce que je veux faire en dessinant et en écrivant, c'est digérer ma rage pour en faire quelque chose d’utile."
Valentine Cuny-Le Calletà franceinfo Culture
Je voulais quelque chose justement de pas polémique, qui ne soit pas un truc "rageux", ou “coup de pied dans la fourmilière" ou que sais-je encore. J'avais envie de digérer ma rage dans quelque chose d’analytique, sans perdre l'aspect humain, amical et la tendresse.
Qu’est-ce que vous aimeriez que ce livre ait comme effet, qu’il puisse changer quoi ?
L’objectif intime, c'est que j'avais “besoin” de sortir cette bande dessinée, sortir cette histoire et toutes ces réflexions. Je ne pouvais pas abandonner ce projet. Deuxième chose, sur le plan amical, je suis si heureuse qu’on ait pu faire ça main dans la main avec Renaldo. Il m'a écrit il n’y a pas très longtemps que ce livre lui permettait de 'faire partie du monde'. Une fois que quelqu'un vous a dit ça, tous les efforts, tout le temps passé, ça vaut le coup, quoi qu’il arrive. Et la troisième partie, c’est un objectif d’éducation. Sur un sujet aussi sensible, les gens ont des avis tellement à l'emporte-pièce que je ne pourrai pas forcément les changer.
"Je n'ai pas la prétention de changer l’opinion des gens en un claquement de doigt, ou avec un livre, mais j'aimerais juste réussir à créer un petit moment d'arrêt, un petit moment de questionnement."
Valentine Cuny-Le Calletà franceinfo Culture
Je sais bien que les gens favorables à la peine de mort ne vont pas lire mon livre. En revanche, je pense qu’il est accessible à des jeunes, à des ados, à des lycéens ou des grands collégiens, qui ont cette curiosité. Et eux, peut-être que ça leur donnera des nouvelles perspectives sur ces questions.
Vous continuez vos échanges épistolaires et vos visites à Renaldo ?
Oui, je l’ai vu en juin dernier, mais je n’ai pas pu lui montrer le livre. A la prison, on a le droit de rentrer avec un sac transparent contenant au maximum 50$, les clés de sa voiture, et des médicaments avec une ordonnance, si jamais on a besoin de médicaments.
Donc quand vous êtes avec lui, il n’y a que la parole, ça doit être un peu vertigineux non ?
Au début, j'avais un peu peur mais ça s'est passé tellement naturellement, c'était incroyable. Pour les détenus, les visites sont une fête. Et ils font tout pour que ça se passe bien. Nous les rencontrons dans une salle qui ressemble à un réfectoire. C’est comme ça que j’ai pu rencontrer d’autres détenus, et des femmes et des proches de détenus. On a aussi des jeux. On joue aux cartes. Mais oui c’est avant tout la parole qui compte et c'est ça qui est merveilleux.
Aujourd’hui quelle est la situation de Renaldo ?
En 2016, la sentence de Renaldo a été déclarée inconstitutionnelle parce qu'elle avait été promulguée par un jury non unanime, alors que depuis 2002, la loi stipule que seul un jury unanime peut promulguer une sentence de mort. Il n'est pas le seul dans ce cas, à avoir vu sa sentence déclarée inconstitutionnelle. Il s'agit de centaines de condamnés à mort qui ont eu le même traitement illégal aux États-Unis. Cela ne remet pas en cause sa culpabilité, c'est la sentence qui est remise en cause. Donc il y a deux possibilités : soit une nouvelle condamnation à mort sera prononcée, soit une condamnation à la prison à vie, sans possibilité de sortie. Dans ce cas, il quittera le couloir de la mort, et ira dans une prison où les conditions de vie sont meilleures... Cette “resentence”, il l’attend depuis six ans maintenant. Tant que la procédure est en cours, il ne peut pas recevoir de date d’exécution…
Perpendiculaire au soleil, de Valentine Cuny-Le Callet (Delcourt-Encrages, 436 p., 34,95€)
Le monde dans 5m², de Valentine Cuny-Le-Callet (Stock, 180p., 19€)
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