Roman graphique : "La Fissure", l'inquiétant portrait d'une Europe lézardée
On retrouve Carlos Spottorno à Paris dans un café près de Pigalle. Il est en France pour parler de son roman graphique "La Fissure". Il revient tout juste d'une rencontre avec des collégiens à Garges-lès-Gonesse, en banlieue parisienne. "C'était vraiment intéressant. Je sais que le livre plaît aux adultes mais cela m'intrigue de voir un peu ce qu'en pensent les plus jeunes. On était dans une classe avec des adolescents de 14 ans, d'origines très diverses. Ils avaient préparé cette séance avec leur professeur mais ils ont aussi posé spontanément des questions vraiment intéressantes" se félicite cet infatigable défenseur de l'Europe, qui parle un français parfait.
Pendant trois ans, Carlos Spottorno a arpenté avec le journaliste Guillermo Abril les frontières de l'Europe. Ils sont rentrés de ce voyage avec près de 25.000 photos et 15 carnets de notes. Ils en ont fait un livre qui est difficile à classer, disons un "documentaire graphique".
Toujours plus de migrants, partout plus de frontières
En octobre 2013, un naufrage fait 366 noyés près des côtes de Lampedusa. C'est à la suite de cet évènement tragique que la rédactrice en chef du supplément du dimanche El Pais Semanal commande ce reportage au journaliste Guillermo Abril. "Je veux que tu voyages aux frontières de l'Europe. Un reportage ambitieux", dit-elle. "Choisissez trois ou quatre destinations. Les endroits les plus chauds. Allez là où il y a des barrières et des policiers. Sur la ligne de démarcation."Ils commencent par Melilla, enclave espagnole au Nord du Maroc. "En janvier 2014, nous atterrissons dans une ville fortifiée", lit-on page 17 sur une image verticale, une photographie de barrière, dressée entre les maisons et les palmiers, découpant un paysage méditerranéen. "On a été là où nous conduisait l'actualité", explique le photographe.
"À ce moment-là, les réfugiés de l'Afrique subsaharienne passent la frontière en sautant par-dessus les grillages", explique le photographe. Ici autrefois il n'y avait aucune clôture, elles sont apparues dans les années 90 avec l'entrée de l'Espagne dans l'Union Européenne. Melilla devient alors une "frontière extérieure".
"La Fissure", page 19
"Au début une petite clôture de barbelés suffisait. Mais elle a poussé, jusqu'à devenir une triple clôture de six, plus trois, plus six mètres de hauteur, avec des trames tridimensionnelles, faites de fil de fer au milieu, et recouvertes de barbelés à lames : les concertinas. Tout Mellila a été clôturée. Un mur sauvage qui sépare l'Afrique de l'Europe. Considéré comme la frontière la plus inégalitaire de la planète.
"Le début d'un exode sans précédent"
Quand les deux journalistes arrivent à Melilla, des Syriens, qui fuient la guerre, se sont mêlés aux migrants traditionnels des pays subsahariens."C'est le début d'un exode sans précédent". Ils réussissent à déjouer la surveillance de la police, peu encline à laisser les journalistes faire des photos ou filmer les clandestins qui tentent de sauter par dessus les barrières. Ils les rencontrent un peu plus tard : des centaines d'hommes vivant sans aucun confort dans les bois, et qui, "les yeux fixés sur la Méditerranée, jurent que jamais rien ne les arrêtera".
Les deux journalistes regagnent sans encombre leur hôtel de l'autre côté de la frontière, et s'interrogent. "En Allemagne, les gens sont-ils conscients de ce qui se passe ici ? Nous commençons à entrevoir les failles de l'Europe", se disent-ils ils avant de commencer leur deuxième voyage, qui les emmène en Grèce, puis Lampedusa…
D'abord un reportage pour El Pais Semanal
Ce premier reportage aux frontières du Sud de l'Europe a été publié dans El Pais Semanal. Avec "At the gate of Europe", un film sur le sauvetage d'une embarcation pleine de clandestins en Méditerranée en mars 2014, Carlos Spottorino reçoit le World Press Photo Award 2015.Forts de cette première expérience, le photographe et le journaliste décident de compléter leur récit en allant observer cette fois les frontières de l'Est (Pologne, Ukraine, et jusqu'à Kaliningrad) et du Nord (pays baltes, au-delà du cercle polaire). "On n'était plus dans du "hot news", donc il fallait convaincre El Pais Semanal. Ce sont des reportages qui coûtent cher. On a décroché une bourse et c'est comme cela que l'on a réussi à repartir", se souvient Carlos Spottorno. El Pais Semanal publie ce deuxième reportage, en couleurs cette fois. C'est à ce moment-là aussi qu'ils commencent à penser à un livre.
Au fil de leurs reportages et pendant trois ans, Carlos Spottorno et Guillermo Abril ont accompagné les exodes, ont été témoins des exils. Ils ont assisté aux opérations de sauvetage en pleine mer. Ils sont entrés dans les camps. Ils ont parlé avec des hommes et des femmes venus du monde entier frapper aux portes de l'Europe. Avec "La Fissure", ils proposent un regard qui embrasse l'Europe dans son entier. Ils donnent à voir une réalité qui se déroule à nos portes, d'une manière bien différente de celle reçue quotidiennement par bribes, livrée dans un flux d'informations qui inonde en permanence nos écrans. On ressort de cette lecture informé, et ébranlé.
Les migrants, sans pathos
"La Fissure" est un album formellement très réussi, qui reprend les codes de la bande dessinée tout en s'en affranchissant. Un livre qui dessine sans pathos le portrait édifiant d'une Europe fragilisée par l'afflux des réfugiés, par la montée des nationalismes, par l'Euroscepticisme, où se dressent chaque jour de nouvelles frontières. Le portrait d'une Europe qui se fissure.Le livre s'achève sur la photographie d'un groupe de réfugiés à Salla, à la frontière russo-finlandaise. Une famille afghane et deux camerounais regardent l'objectif.
"Ils posent devant la frontière. Et leurs visages, leurs vêtements, leurs valises, la neige autour d'eux parlent d'eux-mêmes. C'est comme se regarder dans un miroir. Quand on les observe, on voit notre monde. On voit l'Orient et ses guerres. La misère en Afrique. On voit la Russie dans le fond. On voit aussi l'Europe, ce havre de paix. L'Union, ce havre de paix. L'union, le rêve de liberté, les richesses. Et toutes les fissures. On voit le Royaume-Uni avec un pied dehors, et les Etats-Unis avec un président aux intentions obscures. Les murs qui se dressent entre les pays. L'essor des nationalismes. Et un langage militarisé. Belliqueux. Exalté. Des voix qui parlent d'une troisième Guerre mondiale. Certaines affirment même qu'elle a déjà commencé."
"La Fissure", page 166
INTERVIEW - CARLOS SPOTTORNO
"La Fissure", pourquoi ce titre ?
Carlos Spottorino : Le 13 novembre 2015, j'étais à Paris, en train de dîner dans un restaurant, à quelques centaines de mètres du Bataclan. Le serveur est venu nous avertir qu'il y avait des attentats et qu'il fallait rentrer chez nous. J'ai pris le chemin de mon hôtel. Je n'étais pas rassuré. On ne savait pas si on n'allait pas croiser les terroristes. Quand j'ai enfin rejoint ma chambre d'hôtel, j'ai appelé Guillermo et je lui ai raconté ce qui se passait. Il m'a dit 'C'est la fissure'. Nous avions déjà évoqué ensemble cette idée de titre, "La fissure" quelques jours plus tôt.
Nous avions cette impression qu'il y avait des fissures aux portes de l'Union européenne. Une fissure Nord Sud, d'abord, qui s'est ouverte au moment de la crise en 2012. Il y a eu une panique dans les pays en crise comme la Grèce ou l'Espagne et cela a créé la première fissure. Ensuite, toujours entre le Nord et le Sud, il y a eu le printemps arabe et les premières vagues de réfugiés. En France et en Allemagne, à ce moment-là, on ne se sent pas concerné par le problème. Seuls les pays qui ont une frontière extérieure sont confrontés à la pression migratoire. En 2015 quand les Grecs ouvrent les frontières (un moyen de pression pour Tsipras afin de négocier la dette avec l'UE), cela change la donne. Les pays comme la France et l'Allemagne sont confrontés désormais directement à l'afflux de réfugiés. Quand les pays agissent les uns contre les autres, c'est encore une fissure dans l'Union.
Ensuite on a vu la fissure Est/Ouest, avec les pays de l'Est qui ont une réponse différente des pays de l'ouest face à la question des migrants. Les pays de l'ancien bloc soviétique ferment les frontières. Et puis avec le Brexit c'est une énorme fissure à l'intérieur de l'Union.
Pourquoi un roman graphique ?
Les gens reçoivent sur une information fragmentée, on leur sert des scoops, un jour c'est un événement qui se déroule en Méditerranée, un autre jour, dans les Balkans, le lendemain en Finlande, mais on n'a jamais une vision d'ensemble de ce qui se passe en Europe. Avec ce reportage, on avait une chance d'exposer la situation de l'Europe et de ses frontières de manière globale. C'est comme ça qu'est née l'idée de faire un livre. Mais je me suis dit, je vais faire un livre et ça ne mènera nulle part. Les livres de photos, ça ne se vend pas tellement, c'est comme ça. On s'est donc interrogé sur ce qui, dans l'univers audiovisuel, pouvait toucher un large public, et on a pensé au roman graphique. J'avais en tête des albums comme "Persépolis" de Marjane Satrapi, les romans graphiques de Guy Delisle ou "Le photographe" de Didier Lefèvre et Emmanuel Guibert.
Comment avez-vous travaillé sur la forme de cette bande dessinée ?
Nous voulions le faire de manière compréhensible. C'est pourquoi nous avons tout de suite pensé aux cartes, que nous avons volontairement voulues très simples, presque comme des cartes pour les enfants, avec trois couleurs, bleu rouge, beige, pour qu'il n'y ait pas d'ambiguïtés. Ainsi personne ne pouvait se tromper. Ensuite, le problème est que je ne suis pas dessinateur. Je ne voulais pas faire un roman-photo, qui est un genre trop marqué. Donc il fallait chercher un moyen de traiter les photos pour qu'elles ne ressemblent plus à des photos. Et en même temps, je voulais qu'elles conservent leur nature photographique. J'ai travaillé plusieurs semaines avec des logiciels avant de trouver une image qui me convienne. Et quand j'ai trouvé j'étais vraiment content. Mais c'était beaucoup de travail pour donner une unité à l'ensemble. Quand j'ai réussi à faire le pont entre les images du sud et celles prises au-delà du cercle polaire, de faire en sorte que ces images soient 'raccord', alors j'étais satisfait.
Ce choix vous a obligé à traiter, à recadrer les photos. Les photographes n'aiment pas tellement cela si ?
Oui c'est vrai que les photographes détestent les coupes ou les retouches. Mais j'ai déjà publié des livres de photos, et donc la vanité des livres photos pour moi c'est bon, c'était fait. Je me suis senti libre et ce qui m'intéressait c'était le résultat. Pour moi dans ce projet les photos sont comme des briques pour construire une maison. Je ne me suis donc pas intéressé à construire des belles briques, mais une belle maison ! Et c'était un défi parce que autant dans un roman graphique on dessine toutes les briques dont on a besoin, autant avec la photo c'est plus compliqué ! On a montré quelques pages à un éditeur qui a dit ok graphiquement ça marche, mais maintenant il faut voir si vous êtes capables de tenir une tension narrative sur la longueur.
Comment avez-vous travaillé sur la narration ?
D'abord on a voulu conserver la trame chronologique, raconter les événements dans l'ordre dans lequel ils s'étaient déroulés. Ensuite, on a choisi de faire le récit à la première personne du pluriel. Il fallait donc trouver une narration visuelle qui rassemble notre mémoire commune des événements. Au cours des différentes étapes des reportages, il y a des sujets dont nous avons parlé avec Guillermo pendant des heures. Je me suis donc appuyé sur cette mémoire commune, et j'ai commencé à construire un récit en images, en disposant dans les pages des cases vides. J'ai fait quatre pages comme ça et j'ai demandé à Guillermo est-ce que tu te sens capable d'écrire l'histoire à partir de ça. Il a dit oui. On a travaillé ensemble sur une dizaine de pages, et cela nous a permis de mettre au point une méthode, où l'on pouvait ensuite travailler chacun de son côté, avec des allers retours entre nous (Il montre sur son ordinateur des photos de travail, des planches anotées de post-it).
Dans "La fissure", il n'y a pas de bulles, pourquoi ?
Nous nous sommes posé la question des bulles, et nous avons décidé de ne pas en mettre. C'est Guillermo qui a fait le choix des citations, une manière plus conforme à la réalité. Si nous avions mis des bulles, nous aurions fabriqué quelque chose de faux. En effet, les paroles n'ont pas été prononcées au moment exact où les photos ont été prises. Nous voulions vraiment rester le plus près possible de la réalité, et faire un récit journalistique très strict. Donc pas de bulles, mais des citations dans des cases. L'autre problème des bulles, c'est le respect de toutes ces personnes dont nous montrons le visage, et qui ne le savent pas. L'objectif était vraiment de faire du journalisme, sans inventer, sans mettre en scène, mais en touchant le public le plus large possible.
Est-ce que vous vous considérez comme un militant ?
C'est peut-être un peu fort de le dire comme cela, mais oui, je suis un militant européen. Je ressens que certaines personnes de ma génération sont prêts à laisser l'Union européenne se détruire. S'il y a trop de fissures, au bout d'un moment, le risque c'est que ça casse. J'ai 46 ans et j'ai fait Erasmus en 1993, c'est à cette occasion que j'ai rencontré ma femme à Londres. Je travaille tous les jours à l'intérieur des frontières européennes comme si c'était un seul pays. À l'intérieur de l'union, on vit comme si tout cela était l'ordre naturel des choses, et on a tendance à oublier que cet espace de paix européen est le résultat d'une volonté politique, et que si cette politique change, alors la vie change. Pour moi, imaginer un futur dans une Europe fracturée, c'est un cauchemar. En 1936, Picasso a peint Guernica. Je pense que les artistes, les auteurs, ont un rôle à jouer dans l'histoire. Ce livre, c'est ma contribution.
"La Fissure", de Carlos Spottorno et Guillermo Abril, traduit de l'espagnol par Faustina Fiore (Gallimard BD - 128 pages couleurs - 22 €)
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