Pourquoi la BD cartonne t-elle dans les ventes aux enchères ? Réponse avec Eric Leroy, expert chez Artcurial
La maison Artcurial organise le 19 novembre une vente Hergé dans laquelle une planche de l'album "On a marché sur la lune" est estimée entre 700.000 et 900.000 euros. Cette planche est la page 26 de l'album publié en 1954. Elle montre le moment fatidique où les héros marchent pour la première fois sur la lune. On peut les voir découvrir les joies de l'apesanteur.
Le même jour, la maison Christie's propose une planche du même album, la page 59 cette fois, qui montre la fusée à son retour sur terre. Moins exceptionnelle (les héros n'y figurent pas), elle est néanmoins estimée entre 350.000 et 400.000 euros.
Parmi les autres pièces exceptionnelles en vente le 19, il faut également noter la collection de Carte-neiges mises en vente par Artcurial, et une planche crayonnée d'un album d'Hergé inachevé et mythique ""Tintin et le thermos zéro". Hergé n'avait dessiné que les huit premières planches, au crayon. La planche en vente est l'esquisse de ce qui aurait dû être la 4e page de l'album. Elle est estimée entre 200.000 et 250.000 euros.
Pourquoi les planches d'Hergé atteignent-elles de tels prix ? Depuis quand la BD est-elle reconnue sur le marché de l'art ? Qui sont les collectionneurs ? Qui ont les artistes les plus cotés ? Réponses avec Eric Leroy, passionné et expert BD chez Artcurial depuis 25 ans.
INTERVIEW : Eric Leroy, expert Bande dessinée, Artcurial
Qu'est-ce qui donne sa valeur à la planche d'"On a marché sur la lune" mise en vente entre 700.000 et 900.000 euros le 19 novembre prochain ?D'abord c'est une planche d'après-guerre. 99 % des planches de cette période sont au musée en Belgique. Ensuite elle est issue d'un album mythique, qui a marqué les esprits et l'enfance de chacun. C'est la planche qui suit la planche 25, actuellement exposée par la fondation Hergé au Grand Palais. Elle est très belle. On y voit les héros en scaphandre marcher pour la première fois sur la lune, découvrir l'apesanteur. Et puis c'est une planche très rare. C'est la première fois qu'on la voit. Elle aurait été vendue du vivant d'Hergé. Ce n'est pas certain mais c'est ce que dit le vendeur. En tous cas, c'est une planche qui n'avait jamais circulé, inconnue sur le marché. Donc c'est une très belle découverte. Savoir combien ça vaut, personne ne peut le dire mais c'est une planche rarissime, une pièce historique, une pièce de musée et donc je n'ai pas de soucis sur mon estimation basse (700.000 euros). Nous avons vendu en 2014 la page de garde 2.6 millions d'euros. C'est le record. Mais c'était une planche extraordinaire.
Que ressentez-vous quand vous découvrez une planche comme celle d'"On a marché sur la lune"?
De l'émotion. Cette planche je la cherchais depuis longtemps. Je savais qu'elle manquait au musée Hergé, mais personne ne savait où elle était. Donc c'est aussi 25 ans de travail qui paient, une forme de reconnaissance des collectionneurs, qui vous font confiance. De l'émotion et aussi beaucoup de plaisir, de vivre pendant quelques mois avec ce trésor dans nos bureaux (bien sécurisés bien sûr !). C'est le plaisir de la BD, qui est un art à part entière aujourd'hui, mais qui est aussi lié à des souvenirs d'enfance. On est nés avec Tintin et on mourra avec Tintin. Et on connait tous même si l'on n'a pas lu l'album, cette image de Tintin qui pose le pied sur la lune !
Il y a un autre trésor dans la vente du 19 novembre : une collection de "cartes neiges" datant de 1942. C'est rarissime et c'est sans doute la dernière fois qu'on les voit ensemble. C'était la première fois qu'Hergé acceptait une commande marchande. On considère que c'est la meilleure période d'Hergé, une période virevoltante, où il passait son temps à travailler. Ca bouge, c'est magnifique...
Qu'est-ce qui fait la valeur d'une planche, en général ?
La beauté de la planche, d'abord, si y figure une case de grande taille, décorative. Ensuite la présence des héros, et le moment aussi dans le déroulement de l'album. Si c'est un moment clé, cela ajoute de la valeur. Il y a aussi le texte. Certains collectionneurs achètent pour le texte, d'autres pour l'image, la beauté ou l'aspect décoratif de la planche. Et il faut vraiment que les héros y figurent. Une planche de Tintin sans Tintin n'a pas grand intérêt.
Quels sont les auteurs de BD qui se vendent bien aujourd'hui ?
Il y a Enki Bilal, qui est l'auteur vivant qui se vend le plus cher, sinon on peut citer Uderzo, avec Astérix, Franquin, avec Lagaffe, Tardi, Black et Mortimer, Moebius, Valérian, Hugo Pratt, M. Vaillant. Mais on peut quand même dire qu'il y a Tintin et les autres. Hergé est déjà muséal. Il est encore un peu tôt pour dire si l'exposition au Grand Palais aura des répercussions sur le marché mais en tous cas elle contribuera sans aucun doute à reconnaître encore plus la BD comme un art. Un art à part, parce qu'il incite les enfants à lire, et les adultes aussi. Et que cet art est lié à un phénomène éditorial il n'y a qu'à voir le succès du dernier Lucky Luke publié récemment. On le voit partout !
Depuis quand la BD s'est-elle fait une place sur le marché de l'art ?
On a vu les premières ventes aux enchères BD il y a 25 ans. Au départ cela concernait essentiellement des éditions originales d'albums. Et les planches originales ont pris le pas sur les albums dans les années 2000. Et puis il y a eu la vente Bilal en 2007, qui a tout fait exploser et qui a tiré vers le haut tout le reste. Ensuite les prix ont commencé à vraiment évoluer. La BD est reconnue comme un art à part entière depuis une dizaine d'années. Aujourd'hui c'est un art comme un autre. La seule différence avec l'art contemporain, c'est que quand on vend un Basquiat, un Cy Tombly, le marché est mondial. Pour la BD cela reste très européen. Et aux Etats-Unis, on trouve des collectionneurs de Comics, même si on a aussi des collectionneurs français qui aiment les comics américains. Les collectionneurs de BD achètent de l'art contemporain, de la photo, de la peinture, des voitures anciennes. Si vous connaissiez les noms des acheteurs vous seriez étonnée. Il y a 25 ans jamais je n'aurais imaginé que les ventes atteindraient ces prix. Même si ces prix sont tout à fait justifiés par la qualité des pièces vendues, des œuvres d'art à part entière qui méritent ces prix. A l'époque on pensait à la reconnaissance artistique et on se battait pour ça, mais jamais je n'aurais imaginé que les ventes atteignent de telles sommes. Quand j'ai commencé, dans les ventes aux enchères, on nous riait au nez. La BD était considérée comme un domaine réservé aux enfants, ou aux adultes qui ne savaient pas lire…
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