"Pablo", la dernière aventure : Picasso est né
"C'est une bombe, un concentré de tout ce qui n'a pas encore été peint : la peinture de l'avenir". Propos du collectionneur et marchand d'art Daniel-Henry Kahnweiler, complètement bouleversé par ce qu'il vient de voir dans l'atelier de Pablo Picasso au Bateau Lavoir : "Le Bordel", l'œuvre qui sera un jour l'une des plus célèbres au monde sous le nom des "Demoiselles d'Avignon". L'homme s'en remet à peine, les yeux encore exorbités, l'air égaré. Il se dit que sa vie "a désormais un sens".
La scène, très vraisemblable historiquement, est tirée de l'excellente bande dessinée de Julie Birmant et Clément Oubrerie, "Pablo", son tome 4 qui vient de sortir chez Dargaud. Dernier volet d'une série drôle et instructive sur un moment précis de l'histoire de l'art : celui, entre 1900 et 1908, de l'éclosion du génie de Picasso. Depuis son arrivée à Paris, en pleine Exposition universelle, jusqu'à l'apparition du cubisme : Pablo à 20 ans donc, avant qu'il ne devienne l'icône que l'on sait. Jeune artiste catalan, de petite taille, pouilleux, parlant maladroitement le français. Dans un Paris d'un autre siècle, où Montmartre est encore entre campagne et bidonville.
Superbe galerie de personnages
Toute la saveur de la série réside notamment dans ces détails de cette existence bohème, brillamment brossés par Clément Oubrerie. Et aussi dans l'extraordinaire galerie des personnages rencontrés (qui, eux, ne sont pas un détail) : les poètes Max Jacob (ami de toujours, amoureux transi du maître) et Guillaume Apollinaire (l'autre fidèle, fils d'une extravagante aristocrate et compagnon de Marie Laurencin), l'écrivaine et collectionneuse Gertrude Stein (la première qui croit à Picasso), les peintres Derain, Matisse, Braque, Vlaminck, le Douanier Rousseau, pour ne citer qu'eux. Et enfin dans la narration du livre, confiée à celle qui fut pendant toute cette période la muse de Picasso et son grand amour : Fernande Olivier.
"Cela m'a amusée de lui faire prendre sa revanche, en lui attribuant ce rôle", explique Julie Birmant, la scénariste de la BD. "Il y a un petit côté Hamlet, car Fernande devient le fantôme de Montmartre". Elle, l'oubliée, ne figurant dans aucun des manuels d'histoire, alors qu'elle a inspiré plus d'une centaine d'œuvres de Picasso. Du coup, sa place est centrale dans la série. Ses grands yeux et son chignon bombé 1900 habitent pleinement les cases. Les auteurs ont su créer un équilibre entre la vie minuscule du modèle et celle exubérante du maître. "Fernande a un charme fou, suscite un grand désir auprès des peintres, elle est originale, indolente, passe ses journées à lire… Mais elle n'a pas réussi à gagner son indépendance". Malgré quelques velléités artistiques, elle ne devient ni peintre ("La peinture, c'est pas un truc de filles, non ?" lance-t-elle à l'artiste Marie Laurencin, outrée), ni écrivain.
Picassso contre Matisse
La série Pablo s'achève sur ce tome 4 avec les deux faits marquants que sont la rupture du couple et la découverte du cubisme. Et les deux vont forcément un peu de pair. Car Fernande ne comprend pas l'évolution picturale de Picasso. D'abord inquiète de ce qu'elle croit être de la folie, elle interroge Derain qui, loin de la rassurer lui assène : "Pire que ça, il a raison ! (…) Puisqu'il cherche la vérité".
Elle comprend que son éloignement d'elle fait partie de la nouvelle affirmation artistique de Picasso. Des signes ne trompent pas : n'était-elle pas au centre des "Demoiselles d'Avignon", une parmi ces cinq prostituées ? Le rythme de l'écriture de "Pablo" est enlevé et tient beaucoup à l'apparition des personnages, puis à leur effacement. Ainsi d'autres figures interviennent pour témoigner de la nouvelle orientation de Picasso : Georges Braque, fondamental complice cubiste, nouvel "alter ego" de l'artiste espagnol ; Alice Toklas, secrétaire de Gertrude Stein et son grand amour qui, la première, observe déboussolée ce qui s'appelle encore "Le Bordel" et affirme naïvement aimer Matisse ; et enfin Matisse lui-même, seul vrai rival de Picasso, leur vision de l'art est à l'opposé : quand "Le bonheur de vivre" du premier veut délasser, les toiles du second sont une tension, violentes, terrifiantes. Et Matisse d'en conclure "Je ne me laisserai pas faire. Ce fauteur de croûtes, cet imposteur, votre Picasso, je le coulerai!"
Voir aussi : "Exposition Pablo"
Jusqu'au 31 août 2014
Musée de Montmartre
12 rue Cortot - 75018 Paris
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