: Interview Joann Sfar : mon nouveau "Chat du Rabbin" est nostalgique !
Dès la rencontre avec Joann Sfar, il y a deux jours, dans un café parisien, la conversation s'engage… sur le temps. Pour évoquer d'abord ce temps si précieux pour le dessinateur-scénariste-réalisateur-écrivain-éditeur… qui jongle avec ses innombrables projets. "En réalité, c'est paradoxal : je peux passer des semaines entières à des choses très peu productives et tout d'un coup me mettre au boulot", dit-il. L'homme se prête comme toujours avec plaisir au jeu de l'interview. Cette fois, pour parler de "Tu n'auras pas d'autre dieu que moi", sixième tome du "Chat du Rabbin" (Dargaud), arrivé enfin, neuf ans après le précédent : le temps file ! Le félin philosophe y apprend une nouvelle atroce : sa maîtresse dont il est amoureux transi, Zlabya, la fille du rabbin, est enceinte ! Jalousie intenable, remise en cause existentielle, le chat voudrait tant, pour ne pas voir naître le rejeton, arrêter le temps… Ah, encore le temps, celui qui s'écoule et nous vieillit… Il est partout dans ce dernier opus du "Chat", pour peu que l'on s'y arrête…
On a l'impression d'ailleurs que ce temps ne passe pas à la même allure pour tout le monde...
Oui, mais c'est aussi parce qu'il s'agit du temps de la relation amoureuse : si vous écrivez un "sms" à minuit et qu'on ne vous a pas répondu à minuit cinq, vous avez l'impression qu'une vie s'est écoulée ! Et quand on dit à un animal comme le chat "attends moi", il ne sait pas s'il attend deux heures ou deux ans. Et donc quand il décide de quitter Zlabya, qu'il aime, son Odyssée d'Ulysse va durer… trois heures. C'est un premier aspect concernant le temps. Ensuite, dans ce tome du "Chat du Rabbin", c'est la première fois peut-être de mon existence que je verse aussi franchement dans la nostalgie. "Le Chat" n'a jamais été une série nostalgique même si officiellement elle parlait du passé, ça a toujours été quelque chose de très gourmand, de très joyeux. Mais le chat était le symbole de la vie familiale que j'ai perdu en me séparant, donc j'ai très sciemment fait renaître des figures qui me manquent, que j'avais élaborées pendant la petite enfance de mes gamins, et évidemment tout parle de ça. Enfin, c'est un rapport "qualitatif" au temps dans l'album, c'est-à-dire que le chat est un animal avide de permanence et il ne la trouve pas. Les lois temporelles qu'on lui impose ne lui conviennent pas et le centre du livre est peut-être là, dans l'opposition entre la révolte du chat et l'acceptation par le rabbin, qui sont les deux attitudes possibles.
L'annonce faite au chat
Le grand déchirement que connaît le chat dans cet album fait-il référence à votre déchirement, enfant, face à la disparition de votre mère ?Non, pas là ! Pour une fois, je ne parle de la mort de ma mère. Je parle en revanche d'un thème religieux très répandu, celui de l'Annonciation. Car le sujet n'est pas la naissance, c'est l'annonce de la naissance, faite ici non pas à Marie mais au chat ! Et ce qui est sacrilège, c'est que non seulement le chat est au courant avant le mari, mais de plus le chat prend cette annonce pour une mauvaise nouvelle ! Pour le reste, le thème que je traite est limpide, il n'y a pas de sous-texte. C'est l'arrivée d'un enfant dans une famille avec l'effet que cela peut avoir sur l'homme, entendu au sens large : le mari, l'amant ou le frère.
En disant l'homme, on parle toujours du chat…
En tout cas l'univers familial du chat va être bouleversé par l'arrivée de cet enfant parce que soudain l'affection totale de Zlabya, maternelle, ou de l'amante, va être perdue. Le thème de l'égoïsme n'est jamais très loin.
Vous parlez d'égoïsme, venons-en donc à la dimension égocentrée du questionnement du chat qui est posée ainsi : "Et si c'était pas moi, le centre du monde ?", dans le texte, page 19. C'est très drôle, mais c'est une vraie question, posée sérieusement.
Oui, parce que c'est une question grave. "Est-ce que je suis au centre du monde ?", dans la relation amoureuse, signifie : qu'ai-je le droit de faire aux autres ? Quand le chat à la fin du récit, est dépositaire d'un secret amoureux qui n'est pas le sien et qu'il décide de le divulguer, ce chat qui a toujours menti et ça n'a pas porté à conséquence, cette fois il dit la vérité, et c'est vraiment très grave. Voilà ce qu'il fait aux autres. Le lecteur découvrira l'histoire. Dans ce livre j'ai voulu traiter du mode de vie occidental et de l'amour qu'il propose. Un mode de vie (qui existait chez les Grecs) où l'extra-conjugalité est érigée en système - mais les Grecs le disaient de manière limpide : on a une épouse à la maison qui veille à l'équilibre et d'autres amours à l'extérieur - des hommes ou des femmes - qui nous attirent vers la cité. Je fais le procès non du mensonge, non du secret, mais d'un mode de vie devenu pratiquement institutionnel et sur lequel on ne réfléchit plus. Je ne m'en prends pas non plus aux amants ni aux hôtels où les gens se retrouvent, mais je constate que jusqu'aux années 1970 et 1980 le cinéma français par exemple interrogeait ce mode de vie. Dans les films de Truffaut, peut-être même de Sautet il y avait une mise en question des relations amoureuses hétérosexuelles. Aujourd'hui ce n'est plus le cas : quand un film traite d'homosexualité, il va être profond, intelligent et juste, alors que quand un film traite d'hétérosexualité, il va être une comédie familiale très légère. Revenons au chat : l'animal de maison qui ne veut pas de ce système occidental va faire la rencontre du rat de la rue qui dit, lui : "mais enfin, c'est comme ça que ça fonctionne !"
Il y a aussi une lecture moins "amoureuse" du récit, dans lequel on parle plus simplement de vérité et de mensonge…
Il y a une chose que j'ai découverte sans doute comme beaucoup avec Pagnol quand j'étais écolier : c'est le mensonge des adultes. C'est l'un des paradoxes du chat, qui le dit : "mes mensonges à moi c'est pas grave, mais si les humains s'y mettent, où va-t-on ?". Donc quand il découvre que tout le monde ment, il panique complètement.
Y a-t-il du pessimisme de votre part ?
Non, mais il y a un chagrin. J'ai été marqué lors d'un séjour en Thaïlande il y a une vingtaine d'années, par l'acceptation de ce qui peut arriver dans la vie : un décès, une séparation… Ils ont raison, c'est apaisant et c'est à peu près ce que fait le rabbin du "Chat". Le chat, lui, comme il est du côté de la littérature, se révolte, refuse. Je crois que le judaïsme est la seule religion où cette révolte est autorisée. On peut ainsi dire que la mort est un scandale : tous les juifs ne partagent pas l'idée, mais ce dialogue-là est accepté.
Le chat serait donc un faux révolté ?
Son rôle est prévu dans ce débat, le rabbin n'est pas surpris d'avoir un élève qui se révolte, c'est la marque de la jeunesse.
Le livre questionne aussi la religion : pourquoi, à quoi ça sert ? Y a-t-il chez vous une forme de rejet des religions (parce qu'elles contiennent les possibilités de glissement...) en leur opposant une parole révoltée, comme celle du chat ?
Les autres albums du "Chat" parlaient de ça, pas celui-ci. La question y est plus intime et oppose une parole utile à une parole inutile. La parole de la révolte est une parole qui se veut utile, alors que la parole de la prière est une parole qui berce. Mais face à certains drames, elle peut être bénéfique. Si on veut lire en filigrane de ça une apologie de la religion de l'intime, ça oui. Parce que la religion du rabbin n'est ni communautaire (il prie tout seul), ni prosélyte (il n'essaie de convertir personne), ni même tournée vers Dieu (il n'attend pas que Dieu l'exauce !) C'est le simple fait de psalmodier qui lui procure un bien-être immédiat. C'est comme la pratique du dessin et de la musique. C'est un lieu où la religion me paraît bénéfique, mais malheureusement, elle est beaucoup utilisée à autre chose !
"Le Chat du Rabbin" et les tueries de janvier dernier
Concernant maintenant l'histoire de cet album par rapport à Charlie Hebdo et ce qui a suivi, j'avais écrit l'album avant : j'en avais dessiné 4 ou 5 pages, et puis il y a eu les tueries, et je me suis dit : ce que je fais ne rime à rien. J'ai tout arrêté et j'ai fait l'album "Si Dieu existe". Seulement après, j'ai repris mon "Chat" et le précédent album m'a aidé à ça. C'était, au contraire, une manière de m'évader de cette actualité où la religion est brûlante et provocante... A la différence d'un carnet où on raconte l'événement, quand écrit une fable, ça met parfois un an, deux ans à infuser. Donc si les tueries de Charlie Hebdo ont une influence sur "Le Chat du Rabbin", ce sera sur l'album d'après : j'ai commencé à l'écrire et je crois qu'il va être assez provocant. Mais c'est délicat parce que tout le jeu du "Chat" est que c'est aujourd'hui sans l'être vraiment. Il y a dans Alger des années 30 les mêmes populations qu'aujourd'hui à Paris : il y a des juifs, des musulmans, des chrétiens, des athées. Mais le rapport de force n'est pas le même : la puissance coloniale écrasait toute velléité de révolte donc l'humilité des musulmans et des juifs de cette époque-là est assez artificielle.Il y a néanmoins dans "Le Chat du Rabbin" un sentiment de nonchalance, de joie de vivre malgré la violence de racisme ordinaire montrée ici ou là mais sans jamais dominer le récit…
Absolument. Et d'ailleurs, il n'y a pas de grand message politique dans le "Chat du Rabbin" sauf à montrer des juifs qui ont l'air arabes et rien que cela, ce n'est pas mal. Et à rappeler aussi que l'épicentre de nos souvenirs, comme juifs et comme arabes, est dans le Maghreb et pas en Palestine, et ça me paraît vraiment important. Ça ne dit rien sur ma position sur le Proche-Orient, mai je refuse de voir ces histoires là comme des matches de foot.
Un mot sur le thème des migrants, que vous avez évoqué dans de précédents livres (comme "Kletzmer"). Comment l'auteur est-il interpellé par cette cruelle actualité ?
On est tous sonnés : le réel va tellement vite et tellement loin dans la monstruosité qu'il y a une absence totale de pensée de ce qui se produit. Toutes les attitudes sont très nobles : dire qu'il faut accueillir tous les migrants, comme dire qu'on a besoin d'une frontière. Mais dans les deux cas il faut se demander : à quoi sert une frontière ? La frange catastrophiste fait son boulot : l'école de Houellebecq, qui explique qu'on va à l'apocalypse. La frange utopiste de nos auteurs, elle, ne fait pas son travail, or c'est dans les moments les plus tragiques qu'il faut oser l'utopie. Je me fais aussi le reproche. Il y a le temps de la maturation ou de la réflexion…
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