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Interview : Jacques Ferrandez adapte en BD "Le premier homme" de Camus

Jacques Ferrandez avait déjà adapté "L'étranger" et "L'hôte", il publie cette fois "Le Premier homme", ce roman inachevé d'Albert Camus qui raconte l'enfance de Jacques Cormery (Camus lui-même) en Algérie, un projet qui lui tenait particulièrement à cœur pour des raisons personnelles. Interview.
Article rédigé par Laurence Houot
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié
Temps de lecture : 11 min
Jacques Ferrandez, adapte "Le premier homme", d'après Albert Camus (Gallimard)
 (Laurence Houot / Culturebox)

Le manuscrit du "Premier homme", a été retrouvé dans la voiture qui le 4 janvier 1960 percuta un platane, tuant Albert Camus sur le coup. 140 pages rangées dans une sacoche en cuir. Intacte. Jacques Ferrandez a découvert ce texte plus de 30 ans après, en 1994, lors de sa publication aux éditions Gallimard. Un choc, dit-il, tant ce récit rejoint son histoire personnelle et l'histoire de sa famille. Une proximité qui lui donne envie, très vite, d'adapter ce texte en bande dessinée. Il a fallu du temps pour que le projet aboutisse. L'album sort aujourd'hui, en même temps que son livre "Entre mes deux rives" (Mercure de France, à paraître début octobre), un autoportrait où il revient sur cette histoire qui le lie à l'Algérie, nourri de dessins, d'illustrations, de photographies et des dessins préparatoires pour "Le premier homme".

"Le premier homme", page 30
 (Jacques Ferrandez / Gallimard Bande Dessinée)
Jacques Ferrandez réussit ce défi d'adapter en bande dessinée l'ultime chef-d'oeuvre inachevé d'Albert Camus. On y retrouve la lumière de la méditerranéenne qu'il sait si bien peindre. Le dessinateur nous plonge dans l'enfance de l'écrivain, sa relation si particulière avec son instituteur qui lui offrit la possibilité d'étudier, mais aussi, à travers l'histoire familiale du personnage (qui rejoint celle de Camus), de ces Européens venus construire une nouvelle vie en Algérie, restituant la dureté de leurs vies, leur quotidien, puis les tensions les années 50 liées à la décolonisation. Avec ce nouvel album, Jacques Ferrandez ajoute une pierre à son oeuvre, commencée avec ses "Cahiers d'Orient", poursuivie avec l'adaptation de "L'hôte", puis de "L'étranger" d'Albert Camus, contribuant ainsi à éclairer l'histoire qui lie la France à l'Algérie, et aussi l'oeuvre d'Albert Camus.

Pourquoi avez-vous eu envie d'adapter "Le premier homme"?

Jacques Ferrandez : ma famille a vécu dans la rue où a grandi Jacques Cormery / Albert Camus. Le magasin de chaussures de mes grands-parents était situé dans le quartier de Belcourt, en face de l'immeuble où habitait la mère de Camus, dans une rue qui s'appelait la rue de Lyon. Ma grand-mère connaissait la mère d'Albert Camus. Le magasin de mes grands-parents est même évoqué d'une phrase dans le roman ! La mère voit le magasin par la fenêtre. Dans l'album, j'ai dessiné mes grands-parents qui vendent une bonne paire de souliers solides à Jacques, c'était leur réputation. C'était connu dans tout Alger : les chaussures Roig, c'était du solide !
"Le premier homme", page 125
 (Jacques Ferrandez)
Avec Albert Camus, on est du même quartier si je puis dire. Nos familles sont proches aussi par leurs origines. La famille de Camus est originaire de Mahon sur l’île de Minorque. La mienne venait d'en face, de la région de Valencia, d'Alicante. Il est probable que ces immigrés parlaient entre eux dans ce dialecte catalan. L'histoire de mon père est proche de celle de Camus. Il est le premier de sa famille à avoir fait des études. Mon père est décédé en 1993 et je suis revenu en Algérie pour la première fois cette année-là. La première chose que j'ai faite, c'est un pèlerinage dans le quartier de Belcourt. L'année suivante, en 1994, "Le premier homme" a été publié pour la première fois, et j'ai pris ça en pleine tête. Ce que ce livre racontait retraçait ce que mon père m'avait raconté de son enfance. Une telle proximité explique pourquoi j'avais envie de me pencher sur cette œuvre…

Est-ce que ce n'est pas trop compliqué de s'attaquer à une œuvre littéraire comme celle-là ?

Ce n'est pas mon premier Camus ! Je faisais le siège des éditions Gallimard depuis 20 ans pour négocier les droits, mais c'était très compliqué avec les ayant-droits. En 2008, j'ai rencontré Catherine Camus, la fille du romancier. C'est quelqu'un qui connait bien la bande dessinée. Quand je lui ai demandé si c'était possible d'adapter "L'Hôte", (une des nouvelles du recueil "L'exil et le royaume", Gallimard, 1957) elle a été très enthousiaste. C'est l'une des œuvres de son père qu'elle préfère. Puis j'ai fait "L'Etranger", qui a été très bien reçu, y compris par les "gardiens du temple", par les "camusiens". J'ai tissé avec Catherine Camus une relation de confiance en l'associant à mon travail, en lui montrant les planches etc. Elle tient beaucoup à ce rapport de loyauté. Quand je lui ai parlé du "Premier homme", elle était un peu réticente, parce que c'est un livre qui parle de sa famille, de son père de sa grand-mère, de son grand-père. Mais j'ai insisté en lui disant que je tirerais l'histoire du côté de la fiction, et du personnage de Jacques Cormery.
"Le premier homme", page 31
 (Jacques Ferrandez / Gallimard Bande Dessinée)

Comment s'attaquer à un tel texte ?

J'ai utilisé le texte du roman, et j'ai aussi puisé dans les notes d'Albert Camus, que Catherine Camus a mises à disposition pour l'édition dans la Pléiade du "Premier homme". Des brouillons, des petites notes qu'il écrivait sur des enveloppes, des tickets de métro… Toute cettte matière m'a été très utile pour nourrir le scénario. C'était tout un exercice de reconstitution non pas pour remplir des blancs, mais pour adapter cette œuvre inachevée, pour laquelle Albert Camus avait de grandes ambitions. Il envisageait cette œuvre comme son "Guerre et paix", il voulait en faire une trilogie sur l'amour et la fraternité. Il était à cette époque-là en plein déchirement avec les milieux intellectuels parisiens, à cause de sa position dans "L'homme révolté", considérée comme sacrilège, comme une offense au communisme par la gauche parisienne, par Sartre et les sartriens. Il vivait donc une rupture avec ses compagnons de route, même s'il n'a jamais été encarté. C'est à ce moment-là qu'il a acheté sa maison de Lourmarin pour écrire son "oeuvre". Il n'avait que 47 ans et toute la vie devant lui, toute une œuvre encore à construire…

Comment avez-vous procédé pour adapter ce roman inachevé ?

J'ai décidé de rester du côté de la fiction, de m'attacher au personnage de Jacques Cormery. Cela me permettait de prendre des libertés. J'ai par exemple créé le personnage de Jessica. Dans ce roman inachevé, l'histoire s'arrête à l'adolescence, avant la période de la jeunesse, de l'éveil à la sexualité, et aussi avant les engagements politiques. J'ai donc introduit ce personnage féminin, qui apparait dans une scène inventée, qui se déroule dans les locaux de Gallimard. On y découvre le roman de Jacques Cormery "Les Nomades", qui d'ailleurs était un titre possible pour "Le premier homme", comme il l'indiquait dans ses notes.

Dans le roman de Camus, il y a des phrases torrentielles, sans ponctuation. C'est une matière que je ne pouvais pas utiliser telle quelle dans le scénario. Le personnage de Jessica offre un interlocuteur au personnage de Jacques Cormery. Et cela me permet d'intégrer dans des dialogues ces éléments du roman et aussi des choses trouvées dans les notes. Cela me permet aussi de glisser des informations importantes sur l'histoire, sur le fait que Cormery est écrivain, et un journaliste engagé. Tout cela se retrouve dans la relation de Jacques Cormery avec ce personnage féminin. Jessica d'ailleurs finit par croire qu'elle sera au centre du roman, avant de comprendre que son rôle se limite à faire accoucher Jacques Cormery de son roman, dont le vrai sujet est la relation d'un fils avec sa mère. Camus avait dédié ce livre à sa mère avec cette phrase : "A toi qui ne pourra jamais lire ce livre".
"Le premier homme" page 120
 (Jacques Ferrandez)
J'ai été obligé de couper dans le texte. Il a fallu que je resserre. Et pourtant cet album est encore le plus long que j'ai jamais fait. 150 planches. Il a fallu couper. J'ai par exemple fait disparaître le frère aîné. C'est un personnage qui est quasi absent dans le récit de Camus. Il y a juste une scène ou deux qui ne sont pas tellement à sa gloire... Donc si j'avais voulu garder ces scènes, il aurait fallu que le personnage du frère soit présent tout le long, dessiné à chaque repas de famille. On se serait demandé ce qu'il faisait là, alors qu'il ne dit jamais rien. J'en ai parlé à Catherine Camus, qui m'a donné son accord, même si ça l'ennuyait un peu pour ses cousines (il sourit). Je trouvais aussi que le personnage de Jacques Cormery avait un profil de fils aîné. Cela m'arrangeait d'autant plus de carrément gommer le frère. J'ai aussi pris des libertés par exemple avec la scène de l'attentat, en y intégrant le personnage de Saddok, l'ami d'enfance de Jacques Cormery, qui a vraiment existé. Il était l'ami d'enfance de Camus, et il est très présent dans les notes de Camus.
'Le premier homme", page 94
 (Jacques Ferrandez / Gallimard Bande Dessinée)
Par contre j'ai gardé toute la partie sur l'instituteur, et une autre avec l'oncle Ernest. Ce sont les deux figures qui construisent Jacques Cormery (Camus). L'un pour la tête, l'autre pour le corps. L'oncle Ernest est celui qui accompagne le développement du corps du garçon. Dans sa manière de s'exprimer aussi, on voit bien le milieu très simple, frustre dans lequel Camus a grandi. La scène de la chasse aussi était très importante pour montrer que la ville d'Alger est adossée à l'Afrique, et montrer la puissance des éléments. L'Algérie en tant que paysage, est une dimension très importante pour Camus.

Mais restons modestes. Je suis resté très fidèle au texte de Camus, et j'ai introduit très peu de choses dans les dialogues, et ajouté quelques scènes inventées. Sinon tout vient du texte lui-même, ou des notes d'Albert Camus.
"Le premier homme", page 71
 (Jacques Ferrandez)

Et la mise en images ?

Tous les lieux décrits par Camus sont des lieux que je connais. Cela n'était pas un problème pour moi. J'avais en tête la géographie des lieux. J'ai arpenté la ville, j'ai emprunté les itinéraires. Je visualisais très bien le trajet du tramway, que prend Jacques pour aller au lycée. Mon père faisait le même chemin. Et pour les endroits qui ont disparu ou changé, cela m'a demandé un petit travail de reconstitution mais les documents ne manquent pas, photos, cartes postales …
"Le premier homme", page 37
 (Jacques Ferrandez / Gallimard Bande Dessinée)

Pourquoi teniez-vous à adapter ce roman en particulier ?

Ce que fait Camus dans cette œuvre, c'est rendre justice à cette population de Pieds Noirs. En reconnaissant ses propres origines. Grâce à Camus je peux aussi remettre en lumière cette histoire, le parcours de ces Européens pauvres qui ont quitté leur pays pour construire une vie meilleure dans un nouveau monde. Ils venaient de France, d'Italie, d'Espagne, de Malte, d'Allemagne, et sont arrivés dans un pays dangereux, qui n'était pas pacifié, où ils ont dû faire face aux soulèvements perpétuels, aux razzias, à la misère, aux maladies. Peu ont survécu. Ensuite il y a eu les soulèvements du 8 mai 1945, écrasés par les autorités françaises, qui ont fait germer la révolution. Finalement ce sont des populations qui arrivaient d'ailleurs, et qui se sont retrouvées piégées par l'histoire de la décolonisation française.

Ce que j'aimerais aussi, c'est que la bande dessinée incite évidemment les gens à lire le roman de Camus. Tout le monde a lu "L'étranger", alors que "Le premier homme" est un livre dont on a beaucoup parlé à sa sortie, mais que peu de gens ont lu. C'est pourtant un livre très singulier dans l'œuvre de Camus. On parle toujours de cette écriture "blanche" de Camus, une cette écriture sèche, sans affect. "Le premier homme", au contraire, regorge d'affects dans l'écriture. Dans ce sens on peut dire que "Le premier homme" est un "anti-L'Etranger". Le contraire d'un "cœur indifférent". Avec Jacques Cormery, on est dans l'authenticité, la sincérité, on sent le besoin de faire part de ses relations d'amour avec la mère, avec les siens, avec l'ensemble des gens qui l'ont accompagnés toute sa vie. Il y a de l'amour, de la reconnaissance et énormément d'affects, alors que tous ces aspects sont absents dans 'L'Etranger".

PLANCHE COMMENTÉE

L'histoire imbriquée entre l'âge adulte et l'enfance"


  (Jacques Ferrandez / Gallimard Bande Dessinée)

"Le premier homme", Jacques Ferrandez, adpaté du roman d'Albert Camus 
(Gallimard Bande dessinée, Collection "Fétiche" - 184 pages - 24,50 €)
 
"Entre mes deux rives", Jacques Ferrandez
(Mercure de France - Collection "traits et portraits" - 215 pages - 24,50 €)

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