: Interview Brigitte Findakly et Lewis Trondheim racontent les dessous de "Coquelicots d'Irak"
Rendez-vous a été pris dans les locaux de leur maison d'édition, L'Association. Ils sont déjà là, l'ambiance est familiale, ils sont ici chez eux. Elle, cheveux courts encadrant un visage aux traits fins, pull coloré, lui en tee-shirt noir. Ils sont assortis à leurs rôles : il est dessinateur et scénariste, elle est coloriste. Ils sont mariés dans la vie et signent "Coquelicots d'Irak" (L'Association), un album fabriqué à quatre mains, ce qui n'est pas une première. Mais cette fois les rôles ont bougé : c'est la coloriste qui a pris la plume pour raconter son enfance en Irak. Lewis Trondheim a scénarisé et dessiné, puis Brigitte Findakly a mis en couleurs.
Résultat, un album tout simple, qui entremêle le récit des souvenirs de Brigitte Findakly et l'histoire de l'Irak depuis les années 60. Un récit décalé par ce double regard, qui pose à distance les faits.
Couleurs tendres
Brigitte est née en Irak au début des années 60. Elle grandit à Mossoul, avec son père, irakien, dentiste dans l'armée, sa mère française, et son frère. On y découvre le quotidien de cette petite fille à Mossoul : l'école, la famille, les écoutes téléphoniques, les commérages familiaux, les coutumes (certaines sont inattendues, comme le fait qu'en Irak, ce sont les hommes qui font les courses) ou les coups d'état qui secouent le pays, et l'exil "…D'abord publiée dans un blog du Monde, "Coquelicots d'Irak" est construit par touches, avec des allers-retours dans le temps, et dans l'espace, retraçant les événements qui ont conduit à l'exil et les sentiments qui l'accompagnent. Avec son graphisme stylisé et cet art si particulier de la narration (comment tenir sur 6 ou 7 cases le lecteur dans l'ignorance même du sujet, et délivrer d'un seul coup l'information clé dans la dernière case, effet de surprise garanti, ou bien cette manière pudique de représenter la maladie du père qui évolue, en dessinant un fauteuil vide, puis le déambulateur, puis la chaise roulante), Lewis Trondheim, pare les souvenirs de Brigitte Findakly d'une couleur tendre, où humour et pudeur se conjuguent. L'une des très bonnes surprises BD de cette rentrée.
"Coquelicots d'Irak" Brigitte Fondakly et Lewis Trondheim (L'Association) 112 pages – 19 €
Comment est née l'idée et l'envie de raconter cette histoire ?INTERVIEW
Lewis Trondheim : en 1991, je partageais un atelier avec Joann Sfar, Emile Bravo, David B., et quand il y a eu les événements en Irak, ils ont tous dit, surtout Emile Bravo, qu'il fallait que Brigitte écrive son histoire. C'était bien avant que Marjane fasse "Persepolis" (L'association- 2000). Et moi aussi je lui disais qu'il fallait qu'elle raconte…
Brigitte Findakly regarde Lewis en souriant et répond d'une voix douce et posée, qui contraste avec la vivacité de ses longues mains qui s'animent quand elle prend la parole.
Brigitte Findakly : Oui mais moi je ne voyais rien de spécial à raconter. A l'époque, je ne savais pas encore que je ne pourrais plus jamais retourner en Irak …
L.T. : Pour toi l'histoire n'était pas encore finie…
B.F. : Oui, et donc je ne voyais pas vraiment de nécessité de l'écrire. L'envie est venue quelques années plus tard, quand j'ai su que je n'y retournerais plus et aussi quand la plupart des membres de ma famille et mes amis ont quitté le pays. Des gens qui avaient attendu le plus longtemps possible, mais qui ont eux aussi fini par quitter le pays. Là je me suis dit il y a peu de chances pour que je retourne là-bas.
L.T. : Et il y a aussi eu la maladie de ton père…
B.F. : Oui, l'état de santé de mon père s'est détérioré, et il s'est mis à perdre la mémoire, et donc c'était une partie de mon histoire qui partait. Étrangement, c'est aussi à ce moment-là que ma mère s'est mise à reparler de l'Irak…
L.T. : Oui de sa jeunesse, alors que jusque -là elle n'en parlait jamais.
B.F. : Elle a commencé à me dire qu'elle voulait se confier. Et du coup quand je lui ai dit que je voulais faire ce livre, elle était très contente. Et ensuite quand elle a lu le livre, elle a été très touchée, très émue, elle m'a dit "oh là là ça me fait revivre des choses".
Alors avez-vous commencé à écrire ?
B.F. : Oui, j'ai essayé. Mais chaque fois j'étais insatisfaite. Je ne savais pas comment raconter tout ça. Ça ne fonctionnait pas. Donc j'ai laissé tomber et à partir de ce moment -là j'ai commencé à prendre des notes, sur toutes ces choses qui étaient importantes pour moi, et que je ne voulais surtout pas oublier.
Et comment est né le livre ?
B.F. : Quand Daech est entré dans Mossoul, là on s'est dit il faut vraiment faire quelque chose. On a ressorti cette photo (celle qui ouvre le livre, où l'on voit Brigitte petite fille, photographiée devant les lions ailés du site archéologique de Nimrod). C'était troublant, on voyait les images sur Internet des destructions, et c'était pris exactement au même endroit que cette photo qu'avait prise mon père.
L.T. : Et c'est à ce moment-là que Frédéric Pottet du Monde m'a demandé si j'étais d'accord pour faire des strips en quelques cases, en rapport avec l'actualité. Et là je me suis dit, ça pourrait coller !
Il se tourne vers Brigitte :
L.T. : Je t'ai dit, "allez, vas-y ! Il y a moyen de faire quelque chose ! On va raconter tes souvenirs".
B.F. : J'ai encore essayé. Je démarrais la première page, et je ne savais jamais comment finir. Je me posais des questions. Comment aborder cette histoire ? Est-ce que je faisais un récit linéaire, qui commençait le jour de ma naissance, ou bien est-ce que je partais du jour où nous avons quitté l'Irak, avec des flash-backs sur l'enfance. Je n'y arrivais pas.
B.F. : Alors je lui ai dit : tu m'en parles, et je dessine.
B.F. : Je n'aurais pas osé lui demander. Je me disais ce n'est pas parce qu'il est là, à côté, et qu'on est mariés depuis 25 ans, que je dois lui demander. Mais comme il a proposé… Je lui ai donné la première page, telle quelle, il a travaillé, et quand j'ai vu le résultat, je me suis dit ben voilà, c'est ça !
L.T. : Je suis scénariste, j'ai l'habitude de la narration…
C'est ce qui donne cette forme qui n'est pas chronologique, mais une succession de scènes, de souvenirs, qui sont entremêlés avec l'histoire du pays ?
B.F. : Oui. Et d'ailleurs au début c'était un peu ma crainte, j'avais un peu peur que les lecteurs soient perdus. Mais Lewis m'a dit "fais confiance aux lecteurs, à l'intelligence du lecteur".
L.T. : Il faut dire aussi qu'on ne voulait pas de romance. On voulait du factuel, garder une pudeur, livrer les sentiments en restant toujours en retrait. L'idée, c'était un peu de faire en sorte que les lecteurs aient l'impression d'avoir quelqu'un à côté d'eux qui leur raconte une histoire.
Il y a aussi de l'humour, même dans ce contexte tragique ?
B.F. : Oui on montre le ridicule, le pouvoir était tellement paranoïaque qu'ils ne se rendaient pas compte du ridicule de certaines choses, de l'absurdité, comme par exemple la page du dictionnaire où était l'article sur Israël était déchirée. C'était aussi celle de l'article sur l'Irak, mais le gouvernement préférait que les gens n'apprennent rien sur l'Irak… C'était le règne de l'espionite aiguë, avec l'interdiction de parler une autre langue que l'arabe. Ils intervenaient dans les conversations au téléphone quand on ne parlait pas arabe. Et c'est ce climat qui faisait que les gens parlaient beaucoup les uns des autres, l'art du commérage, puisqu'ils ne pouvaient pas parler d'autre chose … La parano était partout. Même quand ils venaient nous rendre visite en France, certains membres de ma famille n'osaient pas parler. Je me souviens d'un cousin qui était venu nous rendre visite et lors d'une conversation. On parlait politique et il regardait sans arrêt derrière lui, sur les côtés, alors qu'on était dans notre salon, et au bout d'un moment, il a dit "Est-ce qu'on pourrait parler d'autre chose …
Les gens avaient peur de parler ?
L.T. : Tous les matins à l'école on demandait aux enfants si on avait parlé de Saddam Hussein à la maison, ce qu'avaient dit les parents, etc. Et même parfois Saddam Hussein se déplaçait directement dans les écoles. Une fois comme ça Saddam Hussein a demandé à un enfant : "Tu sais qui je suis", et l'enfant a répondu "oui quand tu es à la télé papa crache sur le poste". Evidemment, son père a disparu et on ne l'a jamais revu. Les gens ne parlaient jamais de politique.
L.T. : Des anecdotes comme ça il y en a des centaines. On aurait pu les raconter dans le livre. Mais on voulait vraiment rester sur l'histoire de Brigitte.
Comment sont revenus les souvenirs ?
B.F. : C'est comme l'arabe. Je n'ai pas vraiment eu l'occasion de parler arabe depuis 27 ans. Quand on est arrivés en France on parlait en français à la maison, comme en Irak d'ailleurs, et les contacts téléphoniques à l'époque avec la famille étaient rares. C'était compliqué. Donc je ne parlais pas du tout arabe, et pourtant je n'ai pas oublié. Je parle toujours très bien arabe, ce que me disent les amis ou la famille. Pour les souvenirs, c'est pareil. Je n'ai pas eu à faire d'efforts pour les faire venir. Et c'est seulement quand il y avait des trous, que j'ai demandé à mon frère, ou à ma mère, pour compléter. Je n'ai rien oublié. Je ne sais pas. Si ce n'est pas de l'attachement, il faudra me dire ce que c'est !
Et le travail s'est fait comment entre vous, vous étiez toujours d'accord ?
L.T. : On est mariés depuis longtemps. On se connait bien. Et on s'écoute. Donc Brigitte me racontait les histoires, et je lui disais si ça tenait la route. Et inversement, quand elle trouvait qu'il y avait quelque chose qui n'allait pas dans les planches, elle me le disait. Et je rectifiais.
B.F. : Il y a quand même l'histoire de la poupée.
L.T. : C'était une histoire qui ne servait à rien !
B.F. : Je ne trouve pas. Bon allez je vous la raconte. En fait c'était quand je rentrais des vacances de France avec des jouets, je sortais jouer dans la rue, en Irak c'était comme ça in allait pas trop les uns chez les autres, n se retrouvaient dans la rue. Et quand je sortais mes jouets, des patins à roulette, une trottinette, ou cette fameuse poupée Caroline qui parlait quand on lui appuyait dans le dos, les autres enfants irakiens me regardaient avec des yeux ronds. Ils étaient fascinés.
L.T. : C'est pas intéressant !
B.F. : Bon, je ferai un livre rien que sur cette poupée ! (ils sourient tous les deux). Non mais c'était intéressant d'avoir le regard de Lewis. Son regard de Français. Parce que pour moi certaines choses me paraissent tout à fait anodines, et c'est lui qui me disait "Tiens ça c'est intéressant".
L.T. : Comme le fait que ce sont les hommes en Irak par exemple, qui font les courses, ou cette histoire de blé enrobé d'insecticide rouge. Les paysans se sont méfiés, ils ont donné ce blé au bétail et les animaux sont morts. Ensuite la viande a été interdite à la consommation pendant deux mois à Mossoul et les gens se sont mis à manger du corned beef. C'est incroyable cette histoire !
Brigitte n'est pas la première, originaire de cette région du monde, à raconter son enfance dans une BD, il y a eu Satrapi, puis Riad Sattouf…
L.T. : Oui ça se trouve comme ça mais ça ne viendrait à l'idée de personne de dire tiens mais pourquoi ce Français raconte-t-il sa vie en BD ? Ça parait logique en même temps : ce sont des gens qui viennent de pays qui n'ont pas du tout la culture de la BD, et quand ils arrivent ici ils s'emparent de ce mode d'expression pour raconter des histoires. Et ce sont des histoires intéressantes.
Est-ce que vous envisagez de retourner en Irak, si la situation évolue ?
B.F. : Je n'aimerais pas retourner en Irak. D'abord parce que tout a été détruit. Et en plus il n'y a plus personne là-bas. Ce serait terrible, je passerais mon temps à pleurer.
Est-ce que vous avez envie d'écrire une suite ? Ou d'autres histoires ?
B.F. : Je ne sais pas. J'aimerais revoir tous les membres de ma famille, et mes amis, qui ont émigré un peu partout dans le monde, et alors on verra…
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