: Grand entretien "Le dessin ? C’est la façon dont on comprend le monde" : rencontre avec l'auteur de BD Joann Sfar qui publie "Les Idolâtres"
Dans la librairie du Musée d'art et d'histoire du judaïsme (mahJ), qui abrite l'exposition Joann Sfar, une vie dessinée, on est d'emblée frappés de voir la place qu'occupent, regroupées pour l'occasion, les centaines d'ouvrages signés par l'auteur : des BD fantastiques (Grand Vampire en tête), des drames (Chagall), des carnets personnels, la série du Chat du Rabbin, les livres consacrés à la musique, ceux destinés à l'enfance, les romans... Une production exceptionnellement dense et riche dont on entrevoit les contours dans cette passionnante première rétrospective à découvrir jusqu'au 12 mai 2024.
C'est au mahJ que nous avons retrouvé Joann Sfar en février pour discuter de sa dernière BD parue, Les Idolâtres (Dargaud), suite de La Synagoque, sorti il y a deux ans : un récit autobiographique qui conjugue réflexion philosophique, poésie et humour, pour questionner la religion, le deuil, le dessin.
Franceinfo Culture : Parlons d'abord de l'autobiographie : si elle existe par essence dans vos "carnets" et en filigrane dans votre œuvre de fiction, elle est totalement assumée dans "La Synagogue" et dans sa suite "Les Idolâtres", sorti il y a peu. Qu'est-ce qui a servi de déclic pour franchir le pas ?
Joann Sfar : Comment on s'utilise dans un récit, la question est assez vaste. Depuis près de 30 ans, je fais des carnets autobiographiques, je rapporte au jour le jour ce qui m'arrive, c'est diariste. Et puis, je crois beaucoup aux genres, j'ai fait des bandes dessinées d'aventure, j'ai fait des bandes dessinées historiques, etc. Ces deux livres que j'ai sortis à deux ans d'intervalle, La Synagogue et maintenant Les Idolâtres, à mes yeux, ce sont des dissertations.
Des dissertations ?
Oui, alors, j'ai peur qu'en disant cela, je n'en vende pas un seul. Moi, je n'ai jamais été passionné par la notion de scénario, qui me paraît trop causale pour moi, trop prévisible. En revanche la dissertation, je sais ce que c'est : à force de dire que j'étais nul en philo, peut-être que je n'étais pas si nul que ça, et je sais ce que c'est de ne pas sortir du sujet. Donc Les Idolâtres, c'est tout simple. Depuis que je suis publié, la plupart des gens qui se croient malins me disent : ah bah oui, tu dessines parce que ta mère est morte. Ils ont peut-être raison, mais au bout d'un moment, je préférerais le dire avec mes propres mots, donc j'ai essayé d'aller sur ce sujet qui est multiple.
Dans quel sens ?
Il est d'abord intime parce qu'il parle de dessin. Nombre de gens me demandent comment on fait pour dessiner, ce qui est la mauvaise question parce que pour dessiner, il faut y passer dix heures par jour. La vraie question est : pourquoi certains sont capables de passer dix heures par jour derrière du papier plutôt que dans la vraie vie ; et là, sont-ils dans la vraie vie ou dans la contemplation d'autre chose ? Ça, c'est la question intime, ça, c'est la méthode de dessin. Ensuite, de manière plus large, ce qui est en danger dans notre société et que j'essaye d'évoquer dans le livre, c'est le monde de la représentation. Qu'est-ce qu'on fait avec les images ? Si l'image, c'est de l'idolâtrie, d'accord, mais si on doit être de manière marxiste uniquement dans le monde, on va être dans du littéralisme, dans ce qu'on appelle le fanatisme, quel que soit le domaine, qu'il soit politique, qu'il soit religieux, qu'il soit sexuel. Donc il me semble que l'image est au cœur de toutes ces interrogations et il est évident, connaissant mon travail, que la réponse ne devra pas être qu'il faut se débarrasser des images.
En revanche : de quel type d'images on parle ? Est-ce qu'une photographie ou un dessin, c'est la même chose ? Est-ce que s'enfermer dans une cave pour dessiner et dessiner les gens qui vivent, c'est la même chose ? Donc, il y a tout le long une volonté de m'extraire de la mort. La fascination des images m'est venue à la mort de ma mère et je ne dessine même pas un manque, je dessine un vide. Et il y a eu l'amour de la vie qui est venu après : j'ai quitté la morbidité de cette idolâtrie pour aller vers un dessin qui est, me semble-t-il, plus joyeux, plus vivant, plus diariste peut-être.
Le fil conducteur du livre est une conversation avec une pédopsychiatre et vous, Joann Sfar, vous vous êtes représenté à trois âges : il y a l'enfant, l'adolescent et l'adulte. Mais c'est le regard de l'enfant qui touche sans doute le plus le lecteur…
Mon entrée chez une pédopsychiatre, c'est tout simplement que j'ai poussé la porte pour mon aîné qui ne voulait pas du tout voir une psy. Et elle m'a dit : mais vous avez besoin d'aide ? J'ai répondu "je ne sais pas", et elle m'a dit : ne refusez pas la main qu'on vous tend. Et je me suis trouvé pendant six mois de ma vie, il y a une dizaine d'années, à parler à une pédopsychiatre qui m'a littéralement sauvé la vie. Et la fiction du livre fait comme si elle était encore là. L'enfant, ce n'est pas nécessairement moi. Le vieillard, ce n'est pas toujours moi non plus, je n'y suis d'ailleurs pas tout à fait… Et ce qui est très amusant dans cette idée de dissertation, c'est qu'on peut avoir trois âges différents dans la même page. Et pour revenir à l'autobiographie, la question n'est pas de savoir si je suis assez vieux pour en faire une, la question est de savoir si j'ai assez de métier pour faire une BD intelligible avec cette rhapsodie.
Intelligible certes, mais complexe, avec une narration éclatée, où l'on passe d'un sujet à l'autre sans transition. Ce qui donne d'ailleurs des moments de grande poésie, comme l'irruption au milieu du livre de l'image de la mère, après des réflexions sur la perspective dans le dessin.
On se connaît depuis assez longtemps avec mes lectrices et mes lecteurs pour que je puisse leur donner les clés du travail. Quand j'ai fait le premier album du Chat du rabbin, j'ai utilisé cette photo de moi nourrisson et ma mère, et j'ai mis un petit chat et une fille du Maghreb – alors que ma mère venait de l'Europe de l'est. Là, ce sont les clés du Chat du rabbin, donc des éléments de la couverture du premier chat, c'est comme si je dépliais un origami.
Et sur la narration ?
Ça la fout mal pour un juif, mais Louis Ferdinand Céline a eu une influence majeure sur moi, entre autres pour sa façon d'écrire avec des pinces à linge. Dans Les Idolâtres, c'est l'inverse de l'écriture de mes carnets et de mes fictions : j'ai beaucoup écrit, beaucoup bougé, j'ai fait le montage avant de faire le dessin. Les seules questions que je me posais étaient : est-ce qu'on passe facilement d'un chapitre à l'autre et est-ce qu'on reste dans le sujet. J'arrive à mon 300e ouvrage et avant d'être auteur, je suis lecteur – je dois lire trois ou quatre bandes dessinées par jour. Comme je deviens un vieux singe, j'essaye de me surprendre. Si c'est pour en faire un que j'ai déjà lu, ça ne m'intéresse pas. Je savais que Les Idolâtres, ce serait des sables mouvants, puisque La Synagogue, ça se tient : j'ai failli mourir, j'étais à l'hôpital, j'ai eu besoin de virilité, peut-être d'une espèce de masculinité toxique, y compris dans la doctrine (qu'elle soit littéraire qu'elle soit religieuse). Donc, c'est l'histoire de : que faire de son obéissance à son père. Et un de vos collègues a eu un mot malheureux mais en fait très juste : La Synagogue, c'était sur ton père, très bien : là, tu annonces un livre sur ta mère, et on ne la voit presque pas. Eh bien, c'est ça le sujet du livre : qu'est-ce qu'on fait d'une mère juive qu'on n'a pas ?
Oui, d'ailleurs qu'elle ne soit pas très présente elle-même dans le livre n'est pas si important…
Non, parce que je n'en ai pas de souvenir. Et je fais dire à la thérapeute (mais elle l'a vraiment dit) : le manque et le vide, ce n'est pas la même chose… Quand tu n'as pas de souvenir de ta mère, elle ne te manque pas. Tu as un vide. Et là, le petit secret du livre qu'on comprend assez bien, c'est que j'ai eu une enfance très heureuse, et sans avoir de mère. C'est comme ça.
Sur une cimaise de l'exposition qui vous est consacrée, le chat du rabbin est représenté disant ceci : "Personnellement, je me bagarre avec le folklore, je ne veux pas être de ces auteurs dont le métier est d'être juif". À quoi sert la judéité dans vos livres ? N'est-ce pas notamment pour cette longue série de questions sur la vie que pose "Le Chat au rabbin" ?
Oui. Si vous me demandiez à quoi sert la philosophie, ce serait le même genre de questions. Moi, j'ai adoré pendant mes études être juif au milieu des philosophes et être philosophe au milieu des juifs. Donc, si le judaïsme est un courant de pensée, une voix ou une culture, ça me passionne. Mais pas seulement : comme le judaïsme de mon père ne me convient pas – ce n'est pas que je le rejette, c'est qu'il ne me convient pas – j'ai besoin d'inventer celui de ma génération. Donc, j'en parle parce que c'est une recherche, parce qu'elle n'est pas aboutie, parce qu'on ne va pas s'en tirer, à propos de la situation juive d'aujourd'hui, en disant juste "l'angoisse juive", comme si on parlait de Philip Roth ou de Woody Allen : les temps ont changé, les locuteurs ne sont pas les mêmes. Il y a des invariants, mais il n'y a pas que ça.
De l'auteur de BD Baudouin au philosophe Clément Rosset, de votre professeur aux Beaux-Arts Jean-François Debord à Sempé, votre livre est également un hommage rendu à vos pères d'art…
Oui. La première fois où je suis allé au festival d'Angoulême, c'était en 1991 ou 1992 : j'ai l'âge des vieux auteurs que j'admirais à époque. Ils n'étaient pas si vieux, ils avaient la cinquantaine, mais à mes yeux, ils étaient vieux. Je me rappelle de toutes ces rencontres : certaines qui ont été absolument déterminantes. Avec Sempé, j'ai eu une relation amoureuse et intime à son travail. Mais quand on le voyait en vrai, la connexion n'était pas possible parce que c'est quelqu'un qui se protégeait énormément. Une de mes explications est que son propre dessin était à ses yeux un mystère. Donc, ce n'est pas qu'il était jaloux ou qu'il ne voulait pas transmettre, c'était quelque chose qui se faisait au-delà de sa lucidité. Ce qui n'est pas le cas d'autres auteurs, par exemple quelqu'un comme Quentin Blake ou Wolinski, des gens qui avaient une explication. Ou Moebius ou encore Cabu : c'est curieux parce qu'on ne le devine pas à son œuvre, mais c'était un maître du dessin à l'ancienne, il avait une habilité à expliquer de manière concrète ce qu'il ne va pas dans un dessin et ce qu'on devait faire.
Parlons de l'importance du dessin : dans le dialogue avec la psy du livre, le personnage de Joann Sfar avoue qu'il est "mieux quand (il) dessine que dans la vraie vie"… C'est vrai ?
Bien sûr, le dessin me rend plus heureux que la vie. Ça, c'est un sacrilège, elle est là l'idolâtrie, c'est quand on lâche la proie pour l'ombre. La réponse à ça, c'est d'abord de faire du dessin d'après nature, donc de dessiner le vrai monde. Et ensuite, c'est de travailler au milieu du vacarme avec ses enfants, avec sa femme, avec ses amis, avec le monde autour. Le dessin, ce n'est pas de l'habilité, le dessin, c'est la façon dont on a compris le monde. Donc, il a besoin du monde. Ce n'est pas tout seul dans sa chambre, en tout cas j'imagine. À partir de ça, on peut en faire de l'art, on peut en faire de la littérature. Mais au moins, si j'ai ça, je suis très heureux parce que mon dessin peut dialoguer avec les journalistes, avec les historiens, avec des chercheurs. La bande dessinée a sa place dans la conversation. Pas pour simplifier ! Nombre de gens disent : le livre est un peu difficile, avec la BD, tu comprendras tout. Pour moi, c'est l'inverse. Il y a dans la BD l'idée d'un langage populaire que tout le monde peut prendre, mais pour le comprendre, c'est complexe : ce sont des jeux d'images, des non-dits, des sous-entendus, c'est du sous-texte, c'est comme le cinéma, c'est insondable. C'est forcément insondable.
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