Denis Robert : "Je crois avoir toujours gardé les pieds sur terre"
Voyage dans une décennie de soubresauts, coups bas et tordus, en compagnie de celui qui dit-il « voulait juste comprendre ». Il est temps d’embarquer, votre roman graphique est avancé.
Coup d’œil circulaire dans la librairie. Un gros volume stoppe le mouvement panoramique. Tiens, une BD de plus de 700 pages ?!?! La couverture affiche un dégradé qui va du noir (en haut) vers le blanc (en bas, forcément). C’est une foule, magistrats, politiques, journalistes avec micros et caméras. Un homme seul avec jeans et baskets s’en extrait. Il descend les marches d’un probable palais de justice. En une image, il y a là dix années de la vie du journaliste, dessinée par Laurent Astier. « Quand on a commencé à penser à ce livre j’étais dans une énergie de combat, souffle Denis Robert. Mis en examen, je n’étais plus du tout audible par les médias… et je me disais, comment pourrait-on reparler de cette affaire ? »
L’affaire, c’est la révélation par Denis Robert d’une chambre de compensation internationale basée au Luxembourg et nommée Clearstream. Aux yeux du journaliste, cette boîte noire est très certainement l’outil qui permet de passer « sous silence » nombre de transactions financières et frauduleuses sur la planète. On imagine la réaction de Clearstream : procès par dizaines, avec - et l’on n’a vu cela que très rarement - un incessant cortège de perquisitions, interrogatoires et autres joyeusetés judiciaires.
Car un Clearstream peut en cacher un autre. Les fichiers, ou listings de titulaires de comptes se sont multipliés. Politiques, chefs d’entreprise, ou artistes, un gotha hétéroclite semble s’être donné rendez vous au Luxembourg. Et voilà qu’on publie la chose. En fait, un faux qui vient opportunément, au beau milieu d’un sac de nœuds intitulés frégates de Taïwan, coupez les ailes de l’oiseau, et autres Corbeau... Une tragicomédie devenue un tragicomix avec sur le ring, les puissants de ce monde et « Le » découvreur de l’affaire des affaires, Denis Robert.
« Oui c’est une sorte de comix à l’américaine avec l’humour et la distance que permet la BD, même si le réalisme n’est jamais très loin. Au début ce devait être un ouvrage façon 'Maus' d’Art Spielgelman, une sorte de bestiaire avec chiens, crocodiles et poulets pour évoquer toute cette histoire, affirme l’auteur. Mais on a vite vu qu’il fallait coller au plus près de la réalité.»
"Bravo pour l'exemple"
Le chapitre 1 s’ouvre sur la représentation d’un croc de boucher, selon l’expression chère à Nicolas Sarkozy qui se jurait de faire payer par pendaison ceux qui l’avaient impliqué dans leur machination. Les deux plans suivants vous amènent à l’intérieur de l’Élysée. D’abord, la bâtisse. Puis cadrage serré sur Villepin et Chirac. Ça démarre et ça ne vous lâche plus. Comme dans les bons feuilletons, une page appelle l’autre, on appelle cela le cliffhanger. Cette BD sait le pratiquer avec jubilation. Exemple : Les sourcils furibards de Sarko, « le dossier est prêt ? » demande-t-il, calé au fond de sa voiture qui remonte les Champs-Élysées.
Séquence suivante : la placidité bâfreuse de Denis Robert en vacances en Grèce, « Bravo pour l’exemple que tu donnes aux enfants », ronchonne sa femme… Là se tient l’astucieux ressort du livre. Si au fil des pages, les affaires deviennent lisibles, si l’on suit, si l’on comprend si bien c’est parce que l’on alterne d’un monde à l’autre. Les allers-retours entre le déroulement détaillé des turpitudes de haut niveau et les aventures de l’enquêteur/homme au foyer, aident à la pédagogie de ces dossiers pourtant complexes.
« L’investigation, c’est d’abord de l’humain, déclare Denis Robert. Avec mes amis, on a passé des heures pour saisir ce qui se cachait derrière des tas de documents. Le journaliste d’investigation n’est pas l’obsédé des affaires, le type qui sait tout par définition, celui qui condescend à offrir au peuple le fruit de ses recherches. Ça, c’est bon pour ceux qui aiment à se faire mousser. » Ne vous y fiez pas. Sous ses airs patelins, Denis Robert sait avoir la parole grinçante.
Il faut dire que les épreuves furent nombreuses au cours de cette décennie, le cancer de sa compagne, la ruine qui guette la famille sous les coups redoublés de la mécanique judiciaire, le bébé dont il faut s’occuper… De quoi devenir fou, non ? « Je crois avoir toujours gardé les pieds sur terre, confie Denis Robert. Déjà avec l’affaire Villemin que j’ai couverte, je ne crois pas avoir sombré dans la folie collective de cette époque. Si j’ai pu résister à Clearstream, c’est que je viens d’une planète qui s’appelle la Moselle, dans la région Lorraine. Ce que je veux dire c’est que je ne suis pas dans les réseaux parisiens qui vous montent la tête. Mes copains bossent à l’usine, ils sont jardinier ou artiste. Et si j’expose des épisodes de ma vie privée ce n’est pas pour le plaisir de les exhiber, c’est simplement parce que c’est intimement lié à l’enchaînement des événements. »
L’enchaînement des événements. Il est vrai que porté à son paroxysme, comme ce fut le cas dans Clearstream, l’événement peut vous enchaîner. En racontant les années de son combat, avec pour finir en page 692 la publication in extenso de l’arrêt libérateur de la cour de cassation, Denis Robert expose le chemin de sa libération. Cette « enquête » l’aura confronté à la terre entière, mais aussi à lui-même. Et cette sincérité là retentit sur tout le livre.
"L'affaire des affaires - Clearstream" de Denis Robert et Laurent Astier (Dargaud)
34,90 euros - 720 pages
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