Dans sa formidable BD "Worm", Edel Rodriguez raconte une enfance sous le régime communiste cubain de Fidel Castro et sonne l'alarme face à Trump
Ses caricatures coup de poing et très graphiques de Donald Trump – peau orange, chevelure jaune et un visage sans yeux où n'apparaît qu'une bouche éructante – ont fait le tour du monde. À la une de magazines comme Time ou Der Spiegel, la figure du milliardaire républicain éruptif est, sous le crayon d'Edel Rodriguez, une flamme, une vague ou une météorite fonçant sur la Terre. Il décapite la statue de la Liberté, porte un costume du Ku Klux Klan ou fait le salut nazi sous un drapeau américain.
Parfois, le caricaturiste américano-cubain s'est demandé s'il allait trop loin. Après l'assaut du Capitole par les partisans de Trump le 6 janvier 2021, à deux doigts d'un coup d'État au lendemain de sa défaite à la présidentielle pour un second mandat, Edel Rodriguez a su qu'il était dans le vrai, qu'il ne forçait pas le trait. Que les signaux menaçants qui l'avaient alarmé étaient bien réels. Car dans les discours populistes et les méthodes autoritaires de Trump, il a retrouvé en partie ceux de Fidel Castro.
C'est ce qui a amené Edel Rodriguez à vouloir raconter dans un roman graphique son enfance cubaine difficile sous le régime communiste de Castro, puis son exil en famille aux États-Unis, survenu en 1980 lorsqu'il avait 9 ans. Avec cet ouvrage aussi épais que palpitant, baptisé Worm, une odyssée américano-cubaine (worm pour "ver" ou "vermine", une insulte de Castro envers les candidats à l'exil, considérés comme des traîtres à la Révolution), il poursuit plusieurs objectifs.
D'abord, montrer la réalité du quotidien des Cubains sous le régime castriste, et par là même dessiller les lecteurs chez qui subsisterait encore l'aura romantique et idéalisée de la Révolution cubaine (dont il omet cependant de recontextualiser l'avènement). Ensuite, faire comprendre combien l'exil est douloureux, "afin de susciter une meilleure compréhension de la situation des réfugiés dans le monde et davantage d'empathie". Enfin, alerter sur les sévères risques pour la démocratie qu'il entrevoit avec le possible retour en novembre à la Maison-Blanche de Donald Trump et ses dérives autocratiques et liberticides.
Un pays d'adoption durement gagné qu'il ne reconnaît plus
Le roman graphique nous plonge d'abord dans le quotidien d'Edel Rodriguez, à hauteur d'enfant, dans la petite ville d'El Gabriel, située à 40 km au sud de La Havane, entourée de champs de canne à sucre et d'une raffinerie crachant ses fumées noires.
Nous sommes dans les années 1970. Il faut alors composer avec le rationnement, les pénuries de tout, de la nourriture au kérosène et même à l'eau, trouver des combines pour survivre, et surtout déjouer la surveillance constante de tous, tout le temps, ne rien faire ou dire de compromettant qui dévie de la ligne du Parti et se méfier des mouchards, l'obsession de sa grand-mère.
Lorsque le régime castriste décide, en pleine guerre froide, d'autoriser les candidats à l'exil aux États-Unis à prendre la mer au port de Mariel (L'exode de Mariel, en 1980), son père saute sur l'occasion d'offrir aux siens un avenir meilleur et fait appel à sa famille établie en Floride. Le chemin sera long et éprouvant, avec un passage terrifiant par un camp, mais la famille finit par rejoindre Miami à bord d'un vieux rafiot délabré.
Edel y découvre l'abondance et les chaînes de télé en couleurs, et passe des portraits de Fidel Castro et Che Guevara à ceux de la pop culture, à commencer par ceux du groupe Kiss. Il y accomplira son rêve de devenir dessinateur avant de s'interroger durant le mandat de Donald Trump sur ce pays d'adoption qu'il ne reconnaît plus et ressemble de plus en plus à celui qu'il a fui, "avec ses rassemblements politiques violents, ses camps de détention, les gens surveillant leurs paroles (...) et un dirigeant qui s'en prend aux plus vulnérables."
Cet ouvrage, qui comprend beaucoup plus de textes que de phylactères, se lit largement autant qu'il se regarde. Au dessin, le style de Rodriguez est moins dépouillé et plus vivant que celui de ses caricatures de Trump. Il use d'un trait noir et gras, avec une palette chromatique limitée au rouge et vert kaki, et fait fi du découpage linéaire des cases, lui préférant une liberté totale, passant de l'horizontal au vertical, divisant la page en deux ou trois cases seulement, voire en une seule.
L'auteur, qui renvoie finalement dos à dos le régime castriste et la gouvernance de Donald Trump, illustre cette convergence dans deux doubles-pages particulièrement marquantes. La toute première montre une armée de rebelles barbus, en treillis, fusils et drapeaux au poing, entrant triomphalement à La Havane, de face, en janvier 1959. L'autre double-page, proche de la fin, montre, de dos cette fois, la foule des partisans de Trump, bâtons en main et casquettes rouges MAGA (Make America Great Again) vissées sur la tête, prenant d'assaut le Capitole à Washington, le 6 janvier 2021, pour empêcher la validation de l'élection présidentielle perdue par le président républicain sortant. Les deux faces d'une même pièce, selon lui.
"Je suis allé aux États-Unis pour parler librement, et c'est devenu mon pays", explique Edel Rodriguez. "J'ai perdu un pays. Je n'en perdrai pas un autre sans me battre."
"Worm, une odyssée américano-cubaine" d'Edel Rodriguez (Bayard Graphic).
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