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Comment René Goscinny a révolutionné la bande dessinée

Article rédigé par Pierre Godon
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 6 min
René Goscinny, grimé en Gaulois, sur le tournage du téléfilm "Deux Romains en Gaule", réalisé par Pierre Tchernia, en 1967. (GEORGES GALMICHE / INA / AFP)

Deux expositions et une flopée de livres anniversaires rendent hommage au créateur d'Astérix et du Petit Nicolas. Pourtant, il serait dommage de réduire son influence à ses seuls chiffres de ventes.

"René Goscinny était à la bande dessinée ce que la tour Eiffel est à Paris, ce que Balzac est au roman français." On a connu épitaphe plus sévère, surtout dans les colonnes du Monde. Un soir de novembre 1977, le scénariste d'Astérix, de la meilleure période de Lucky Luke, d'Iznogoud et du Petit Nicolas passait l'arme à gauche. Quarante ans plus tard, pas moins de deux expositions lui sont consacrées. L'une au musée d'Art et d'Histoire du judaïsme, qui débute mercredi 27 septembre, l'autre à la Cinémathèque française, à partir du 4 octobre, sans oublier une flopée de livres hagiographiques et un documentaire à venir sur Arte. L'occasion d'expliquer comment le "roi René" a donné à la bande dessinée ses lettres de noblesse. 

Il a fait éclater au grand jour le métier de scénariste

Scénariste ? Quasi un gros mot dans le petit monde de la BD franco-belge jusque dans les années 1950. Les dessinateurs sont les seuls crédités en couverture des albums, et s'ils veulent rémunérer ceux qui pallient leur manque d'inspiration, ils puisent sur leur propre salaire. C'est ainsi que le nom de Goscinny n'apparaît pas sur la couverture du neuvième album de Lucky Luke, Des rails sur la prairie, où il donne un tour résolument parodique à une série assez premier degré jusque-là. Le dessinateur Morris fait donc le voyage à Paris pour rémunérer son scénariste. "René me disait souvent que les billets de Morris étaient parfois entachés du beurre des sandwichs que Morris emmenait avec lui dans sa serviette", raconte Albert Uderzo dans son autobiographie

Quand il démarre en Belgique, Goscinny se fait embaucher à la World Press, qui, comme son nom ne l'indique pas, fournit en BD des quotidiens et des magazines belges. Son patron, Georges Troisfontaines, reprend à son compte le principe de la syndication à l'américaine, où des BD sont distribuées à plusieurs titres différents. En outre, ses auteurs perdent tous les droits sur leurs œuvres après la première parution. "Troisfontaines, c'était un négrier, ironise Guillaume Podrovnik, auteur du documentaire René Goscinny, notre oncle d'Armorique, diffusé le 2 octobre sur Arte. Il obligeait les auteurs à venir faire la fête avec lui alors qu'ils sortaient d'une journée de 18 heures de travail, parce qu'il n'aimait pas sortir seul. La journée, lui, il pionçait sur un canapé qu'il s'était installé à l'étage de la World Press."

Quand ses poulains réclament de toucher des droits à la parution de leurs BD en albums, il met à la porte les frondeurs, à commencer par Goscinny et Jean-Michel Charlier (auteur prolifique de Blueberry, Barbe Rouge, Buck Danny...). "Vous ne retrouverez jamais du travail !" tonne-t-il. Grave erreur.

Il a fait éclore une génération d'auteurs

Quand il prend les rênes de l'hebdomadaire Pilote, en 1963, René Goscinny développe une politique ambitieuse d'expérimentation. Toutes les semaines, six pages sont réservées aux jeunes auteurs ou aux séries hors des sentiers battus. Georges Dargaud, l'éditeur du journal, lui laisse une paix royale tant qu'Astérix continue à vendre deux millions d'exemplaires par an. "C'est clairement Astérix qui a financé toute une génération qui n'aurait pas éclos sans cela", estime Guillaume Podrovnik.  

Pierre Christin, scénariste de Valérian, série de science-fiction très politique, insiste sur l'ouverture d'esprit du rédacteur en chef de l'époque : "Goscinny était capable, au nom du journal qu’il défendait, d’accepter des auteurs, des histoires, des styles et des genres qu’il n’appréciait pas particulièrement. La science-fiction et Valérian lui plaisaient peu, mais il en a tout de suite vu les potentialités pour Pilote." 

Le but était de bousculer les lecteurs, non de leur proposer ce qu'ils voulaient (des cow-boys, des aviateurs, une série policière, quelques gags, etc). D'où son horreur des référendums, où les lecteurs classaient leurs séries préférées. Au journal Tintin, la rémunération à la planche était carrément indexée sur ce scrutin. Une des précédentes séries d'Uderzo et Goscinny, Oumpah-Pah, échouera à la dernière place du référendum 1961. Peut-être Goscinny en a-t-il conçu quelque rancœur… D'autant plus quand on découvrira que d'autres dessinateurs bourraient les urnes pour faire remonter leur série.

Rien de tout ça à Pilote. Nikita Mandryka, auteur du Concombre masqué, garde un souvenir ému de la liberté qui régnait à l'époque : "On acceptait tout ce qui était non conforme, raconte-t-il au Télégramme. Le journal réunissait les meilleurs dessinateurs qui faisaient ce qu’ils voulaient." Même quand les débuts de Philippe Druillet, auteur de science-fiction qui ose s'affranchir du traditionnel gaufrier pour une mise en page plus psychédélique, heurtent le lectorat : "Après ma première histoire dans Pilote, il y a eu une avalanche de lettres. J'étais dans la bonne direction."

Il a lancé le premier grand studio d'animation français

"Delirant isti romani." "Ils sont fous ces Romains" : voilà ce qu'on peut lire sur le jingle des studios Idéfix, lancés en grande pompe en 1974. Un faux air du lion de la Metro Goldwyn Mayer pour le plus gros studio d'animation européen de l'époque, qui signera Les Douze Travaux d'Astérix puis La Ballade des Dalton. Une forme de revanche pour Goscinny, qui résumait ses années de vaches maigres passées à New York par une pirouette : "Je suis parti travailler avec Walt Disney aux Etats-Unis, mais Walt Disney n'en savait rien."

La qualité du travail est indéniable, le modèle économique plus hasardeux. "Ce n'est pas un joujou de milliardaire, se défend à l'époque Goscinny. Un joujou de milliardaire, ce serait plutôt un superbe yacht battant pavillon libérien. Nous aurions pu investir notre argent dans l'immobilier. Nous avons préféré l'insécurité : le dessin animé." En matière d'insécurité économique, Goscinny et Uderzo sont servis. Les studios sont surdimensionnés pour ne travailler que sur un film à la fois, raconte Philippe Lombard, auteur du livre Goscinny-scope, qui ausculte les relations entre le scénariste et le neuvième art. Les quelques films publicitaires réalisés entre deux ne suffisent pas. 

Tout le monde était embauché en CDI, et certains étaient parfois payés huit ou dix mois à ne rien faire en attendant le prochain film.

Philippe Lombard

à franceinfo

Après la mort de Goscinny, Uderzo solde vite l'aventure ruineuse des studios Idéfix, enterrant au passage le projet de long métrage sur Oumpah-Pah qui était en chantier. Il faudra attendre vingt ans pour que l'animation française, portée par l'école des Gobelins, accouche des studios Illumination (Moi, moche et méchant) et Mikros (Le Domaine des dieux). 

Si Goscinny a connu plusieurs succès sur grand écran, au premier rang desquels Le Viager, son film le plus alléchant demeure celui qui n'a jamais pu se faire : son Iznogoud co-écrit avec Pierre Tchernia. Celui-ci s'était chargé d'approcher Louis de Funès, qui avait sur le papier tous les attributs pour incarner le personnage. Refus de "Fufu" qui, selon Uderzo, "avait plutôt envie d'incarner Astérix". Le projet avait déjà tourné court, une estimation du coût du tournage ayant refroidi les ardeurs des deux compères. "Forcément, recréer Les Mille et Une Nuits sur un plateau de cinéma, ça ne se fait pas avec trois francs six sous", déplore Philippe Lombard. Là encore, les effets spéciaux numériques arriveront vingt ans trop tard…

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