Quand Pierre Soulages définissait l'"Outrenoir" : "un autre pays que celui, émotionnel, du noir simple"

En mai 2014, Pierre Soulages, alors âgé de 94 ans, avait accordé un long entretien à franceinfo à l'occasion de l'inauguration du musée dédié à son œuvre à Rodez, sa ville natale. Au micro de Bernard Thomasson et Thierry Fiorile, le peintre était revenu sur l'origine des "Outrenoirs", sa célèbre série, initiée dans les années 80, de grands tableaux couverts d’aplats de noirs jouant avec la lumière. Pierre Soulages avait également expliqué ce qui l'avait amené, dès l'enfance, à préféré l'abstrait à la figuration.

Une révélation dans un "marécage noir"

"Le noir, pour moi, a des qualités picturales, c'est une couleur forte, violente. On met un noir sur une couleur sombre brusquement, la couleur sombre s'éclaire", disait l'artiste à franceinfo, vêtu ce jour-là d'un costume ébène et les yeux cachés par des lunettes aux grosses montures tout aussi sombres. Cette puissance lumineuse lui était apparue, racontait-il, alors qu'il était en train de "rater un tableau", pataugeant dans "une espèce de marécage noir". "Je suis allé dormir, se souvient Pierre Soulages, [et] quand je me suis réveillé, je suis allé voir ce que je venais de faire. Je me suis aperçu que je ne travaillais plus avec du noir, que je travaillais avec la lumière réfléchie par des états de surface du noir(...) Ce phénomène allait très loin en moi".

Comment décrire ce phénomène ? "Noir lumière", comme le titre d'une retrospective que le Musée d'art moderne de la ville de Paris a consacré à Pierre Soulages en 1996 ? "Insuffisant, parce que c'était une définition optique", jugeait le peintre abstrait. "Je voulais trouver autre chose, poursuivait-il sur franceinfo. Et j'ai à ce moment-là créé le mot, inventé le mot outrenoir. À l'image d'outre-Rhin, outre-Manche, outre-Atlantique - qui désignent un autre pays - outrenoir désigne un autre pays que celui, émotionnel, du noir simple."

"Outrenoir c'est la définition du champ mental atteint par le phénomène de la lumière réfléchie par la surface de la couleur qui est, par définition, la plus grande absence de lumière, le noir."

Pierre Soulages

à franceinfo

Lors de cette rencontre dans son atelier parisien, Pierre Soulages avait aussi raconté son goût pour l'abstraction, apparu dès l'enfance. "Ce que j'appréciais, ce que j'aimais dessiner, c'était des arbres nus, sans feuilles, l'hiver, décrivait-il. Quand on aime un arbre sans feuilles, c'est pourquoi ? C'est la qualité physiologique des branches qui vous touche"."Juste après la guerre, ajoutait Pierre Soulages, c'est vrai, nous sommes quelques-uns à nous être aperçus du pouvoir que pouvaient avoir les qualités physionomiques des formes sur la sensibilité des gens. Et nous nous sommes contentés de ces pouvoirs-là sans passer par le détour d'une représentation."

L'art figuratif était selon lui ce "qui vous éloigne de ce que vous avez devant les yeux". "Ce qui comptait pour nous, c'était la présence, la présence de la chose que l'on propose, qui est une peinture", insistait-il. Une "opinion", concluait Pierre Soulages, qui ne l'avait, depuis, jamais quitté.