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La propriété d'un Pissarro, spolié sous l'Occupation, fait polémique

La justice française se penche sur l'histoire du tableau "La cueillette des pois" de Camille Pissarro, spolié à Simon Bauer, un Français juif pendant l'Occupation. La gouache appartient aujourd'hui à un couple d'Américains qui dit ignorer le passé de l'oeuvre.
Article rédigé par franceinfo - franceinfo Culture (avec AFP)
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"La cueillette des pois" est une gouache du peintre impressionniste Camille Pissarro réalisée en 1887
 (Wikimedia Commons )
Deux hommes âgés, assis à quelques chaises d'écart devant le tribunal de grande instance de Paris, incarnent ce dossier, "exceptionnel" de l'avis des parties. D'un côté, Jean-Jacques Bauer, lunettes tombant sur le bout du nez. A 87 ans, il est le dernier petit-fils encore en vie de Simon Bauer, un collectionneur qui avait fait fortune dans la chaussure, dépouillé en 1943 de ses 93 tableaux de maîtres par le Commissariat aux questions juives. De l'autre, l'Américain Bruce Toll, 74 ans, grand amateur d'art, se fait traduire le sens des débats par une avocate.

Un tableau dont les Bauer avaient perdu la trace

Un tableau les réunit : "La cueillette des pois", une gouache peinte en 1887 par l'impressionniste Camille Pissarro et l'une des oeuvres arrachées à Simon Bauer. Le collectionneur avait échappé à la déportation grâce à une grève des cheminots. A sa mort, en 1947, il n'avait réussi à récupérer qu'une petite partie de ses oeuvres. Ses descendants avaient repris, sans relâche, le flambeau.
 
En début d'année, la famille Bauer avait appris que "La cueillette" était exposée au musée Marmottan, à Paris, prêtée par M. Toll et son épouse dans le cadre d'une rétrospective consacrée à Pissarro. Les Toll l'avaient acheté en 1995, au cours d'enchères publiques chez Christie's à New York. Les Bauer, qui avaient perdu la trace de "La cueillette" depuis 50 ans, avaient obtenu en justice son placement sous séquestre, le temps d'assigner les époux Toll pour le récupérer. 

Une bataille juridique s'engage

C'est cette restitution qu'ils ont officiellement demandée mardi, sur le fondement d'un "texte d'exception", l'ordonnance d'avril 1945 sur la nullité des actes de spoliation. La famille Bauer soutient que la vente des tableaux consécutive à leur confiscation a été annulée dès novembre 1945, et que cela annule de fait toutes transactions ultérieures. "Est-ce qu'aujourd'hui la France, qui est toujours la France libre, pourrait redonner effet à une confiscation ?" s'interroge l'avocat de la famille Bauer, Me Cédric Fischer. "Ce droit à la restitution est imprescriptible", ajoute-t-il, "parce qu'il découle d'un crime contre l'humanité".
 
Dans cette âpre bataille où chacun s'estime dans son droit, les descendants de Simon Bauer pensent que les époux Toll "savaient" que le tableau était issu d'une spoliation, puisque ce sont des "spécialistes" et que "La cueillette" était inscrite au répertoire des biens spoliés. Ils considèrent aussi que les Toll s'abritent derrière leur religion juive pour se dédouaner, ce qui fait bondir le couple américain. "C'est un dossier chargé d'émotions et de drames, mais M. Toll n'est pas responsable des crimes de Vichy!", s'émeut son avocat, Me Ron Soffer. "Il l'a acheté chez Christie's pour 800.000 dollars", en lisant uniquement "ce qui est écrit dans le catalogue" de la maison de ventes. Les Bauer ont obtenu de l'État français une compensation, ce qui correspond selon lui "à la juste solution".

"Spoliés moralement, physiquement, matériellement" 

Sur la forme, le couple américain estime que l'ordonnance d'avril 1945 n'est pas applicable au cas présent et que le juge des référés du TGI de Paris n'est pas compétent pour juger ce dossier. En toute fin d'audience, Jean-Jacques Bauer invoque la "mémoire" de son père, arrêté par la Gestapo en 1941 et déporté, et de son grand-père Simon, "spoliés moralement, physiquement, matériellement". A la sortie, Bruce Toll déplore pour sa part une procédure "injuste".Chacun demande au tribunal de juger que "La cueillette" est sienne.

Elle est pour l'heure sous séquestre à l'établissement public des musées d'Orsay et de l'Orangerie. Décision le 7 novembre.
 

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