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Le noir, le blanc et la lumière : cinq siècles de chefs-d’œuvre de la gravure, de Dürer à Picasso, au musée Marmottan à Paris

Sa collection d'estampes réunit des pièces magnifiques de Rembrandt, Dürer, Canaletto ou, plus près de nous, Pissarro, Degas, Manet, Redon, Vuillard... La Fondation suisse William Cuendet & Atelier de Saint-Prex en prête une sélection au musée Marmottan qui nous dit tout sur l'art de la gravure.
Article rédigé par Valérie Oddos
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 5 min
Rembrandt Harmensz vant Rijn, dit REMBRANDT, "La Pièce aux cent florins", vers 1649, Eau-forte, pointe sèche et burin sur papier vergé, Vevey, Musée Jenisch Vevey — Cabinet cantonal des estampes, Fondation William Cuendet & Atelier de Saint-Prex, don inaliénable
de la famille Cuendet (© Olivier Christinat, Lausanne)

Alors que la BNF expose les estampes de Degas, le musée Marmottan Monet raconte cinq siècles de gravure en exposant une centaine d'œuvres de la collection de la Fondation William Cuendet & Atelier de Saint-Prex, de Dürer à Picasso, de Rembrandt à Bonnard.

Cette fondation suisse a été créée en 1977 par les artistes qui travaillaient à l'atelier de Saint-Prex dans le canton de Vaud. Elle a constitué "une collection destinée aux artistes et faite par les artistes pour comprendre le mystère et la variété de cet art extraordinaire qui est celui de l'estampe", et aussi pour le faire vivre, explique le conservateur de la fondation et commissaire de l'exposition Florian Rodari.

Albrecht Dürer, "La Mélancolie", ou "Melencolia I", 1514, burin sur papier vergé, Vevey, Musée Jenisch Vevey - Cabinet cantonal des estampes, Fondation William Cuendet & Atelier de Saint-Prex, don inaliénable de la famille Cuendet (© Olivier Christinat, Lausanne)

Toutes les techniques de l'estampe

Cette collection de plus de 10 000 pièces, anciennes et contemporaines, déposée au Musée Jenisch Vevey en Suisse et dont on a la chance de voir une sélection à Paris, permet d'aborder toutes les techniques de l'estampe, de la gravure sur bois à l'héliogravure, et de comprendre à quoi elles ont servi.

Avant de s'enrichir grâce à de nombreux dons, la collection a démarré avec un ensemble extraordinaire d'estampes de Dürer et de Rembrandt légué à la fondation par les héritiers d'un pasteur, William Cuendet. Celui-ci s'en servait pour raconter la vie du Christ. Ces œuvres, les premières de la collection et les plus anciennes, ouvrent l'exposition.

Dürer réalise aux XVe-XVIe siècles des illustrations de l'Apocalypse, de la Passion du Christ, de l'Ancien Testament qui accompagnent des éditions. Un siècle et demi plus tard Rembrandt interprète des scènes du Nouveau Testament. Parmi lesquelles cette scène extraordinairement vivante et lumineuse où le Christ parle à la foule (La Pièce aux cent florins, vers 1649), une des plus belles œuvres de l'exposition.

Giovanni Antonio Canal, dit Canaletto, "Caprice. Portique à la lanterne",1742, planche de "Vedute, altre prese dai luoghi, altre ideate", 1744, eau-forte sur papier vergé, Vevey, Musée Jenisch Vevey — Cabinet cantonal des estampes, Fondation William Cuendet & Atelier de Saint-Prex, Collection P (© Olivier Christinat, Lausanne)

La gravure au service de l'imprimerie et des puissants

L'imprimerie a permis la production beaucoup plus facile du livre, et en même temps qu'elle diffusait le texte, elle a diffusé les images grâce à la gravure, qui a remplacé les enluminures. "La gravure a servi à diffuser tous les savoirs depuis le XVe siècle et l'invention de l'imprimerie. Elle a accompagné les livres religieux, puis les romans populaires. Sa capacité, c'est de multiplier", souligne Florian Rodari.

L'estampe a aussi servi à la propagande du pouvoir, en permettant de diffuser l'image du roi et des grands. La fondation a une belle collection de portraits de cour français de Nanteuil et de Mellan, qui avaient "une technique prodigieuse dans la restitution des tissus, des métaux, des perruques", fait remarquer le commissaire.

Outre la Bible et la fiction, la gravure a aussi servi la géographie. Avant la photographie, elle a permis de diffuser des images de paysages, urbains ou campagnards. Dans ses lumineuses "vedute", Canaletto joue en virtuose avec la profondeur du trait et l'écartement des lignes pour rendre l'intensité du noir et du blanc.

Félix Vallotton, "Les Petites Filles", 1893, gravure sur bois sur papier japon, Vevey, Musée Jenisch Vevey — Cabinet cantonal des estampes, Fondation William Cuendet & Atelier de Saint-Prex, Collection P (© Olivier Christinat, Lausanne)

Portraits et autoportraits

C'est en virtuose aussi que Claude Mellan, en 1649, grave la Sainte Face du Christ. Il faut la regarder de près pour voir que c'est d'un seul trait de burin qu'il espace plus ou moins ou appuie plus ou moins pour créer les blancs et les noirs, les ombres et les lumières.

L'estampe ne sert pas uniquement la diffusion des idées et du savoir. Les artistes du XIXe ont produit des images plus intimes à diffusion plus limitée : parmi des portraits des impressionnistes vient s'immiscer un autoportrait de Rembrandt dessinant ou un fascinant portrait de Vollard par Picasso. C'est le cliché-verre qu'utilise Corot pour se représenter : cette technique, qui utilise une couche de collodion sur lequel l'artiste trace son dessin et un papier photosensible, permet d'aller vite.

"Le dessinateur trace tout de suite, alors que le graveur va lentement, il faut qu'il réfléchisse à ses structures, le sujet sera inversé", remarque Florian Rodari. Le graveur revient aussi sur son œuvre en retravaillant sa plaque si l'impression ne lui convient pas, comme Degas, "bidouilleur de première", qui multipliait les "états". "Les graveurs sont des gens qui fouillent, qui cherchent des solutions, très loin de la spontanéité du dessin", explique le commissaire.

Edward Steichen, "The Flatiron. New York", 1905, planche de "Edward Steichen. The Early Years 1900-1927", héliogravue sur papier vergé BFK Rives
Vevey, Musée Jenisch Vevey - Cabinet cantonal des estampes, Fondation William Cuendet & Atelier de Saint-Prex (© Olivier Christinat, 2016 © The estate of Edward Steichen / Adagp, Paris, 2023)

La photographie et l'héliogravure

Les différentes techniques sont expliquées dans l'exposition : la gravure sur bois, la plus ancienne, utilisée par Dürer mais aussi par Vallotton, qui donne des images simples et contrastées ; l'eau-forte, où le dessin est tracé sur un vernis appliqué sur une plaque métallique plongée ensuite dans une solution acide qui mord les endroits où elle a été dégarnie ; la lithographie, pratiquée par Manet, Redon, Bonnard ou Vuillard, sans creux ni volume, qui joue sur la répulsion de l'eau et du gras. "La lithographie permet de dessiner directement, la relation à la pierre est très différente, c'est une caresse, c'est une technique qui va vers la simplicité", souligne le commissaire.

Et puis ce voyage à travers l'estampe se termine avec l'héliogravure, technique complexe de transfert d'un négatif sur une plaque de cuivre qui utilise des grains d'aquatinte, pratiquée par les premiers photographes et qui donne un relief incroyable à l'image. Avec des vues vaporeuses de New York par Edward Steichen et le jeune Paul Strand, un paysage de Peter Henry Emerson… Pour Florian Rodari, "la photographie est issue de la réflexion du graveur". Ces photographes, il les rapproche de Monet : "Ceux qu'on a appelés pictorialistes, ce n'est pas le détail qui les intéresse, c'est la perte de la perspective, c'est la capacité de se plonger dans le monde de la nature, d'en sentir la vibration, les vents, les lumières qui tombent, l'obscurité."

"Graver la lumière, l'estampe en 100 chefs-d’œuvre, de Dürer à Picasso"
Musée Marmottan Monet,
2 rue Louis-Boilly, 75016 Paris
Du mardi au dimanche 10h-19h, nocturne le jeudi jusqu'à 21h, fermé le lundi, le 25 décembre, le 1er janvier et le 1er mai
Tarifs : 14 € / 9 €
Du 5 juillet au 17 septembre


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