"L'argent dans l'art", une exposition à la Monnaie de Paris interroge sur la valeur de l'art et sur sa marchandisation
Pas un mois sans que ne soit annoncée la pulvérisation d’un nouveau record de vente pour un tableau. Mais parle-t-on alors de la valeur esthétique de l’œuvre en question, du travail de l’artiste ou de sa place dans l’histoire de l’art ? Non. Alors quelle valeur attribuer à une œuvre et selon quels critères ? Ne s’agit-il que de spéculation ?
L'argent dans l'art, une exposition à la Monnaie de Paris, riche de plus de 200 œuvres prêtées par les plus grands musées nationaux et des collections privées, explore jusqu’au 24 septembre les rapports étroits qu’entretiennent l’art et l’argent et leurs mutations continues depuis l'Antiquité. Un parcours chronologique divisé en six parties, allant des mythes antiques et de l’invention de la monnaie aux œuvres dématérialisées d’aujourd’hui.
Interroger la valeur de l'art et de l'argent
L’exposition se propose d’abord de donner à voir la représentation de l’argent dans l’art, avant d’aborder son questionnement par les artistes. C’est lorsqu’elle interroge aussi bien la valeur de l’art que de l’argent et leurs intrications, posant des questions éthiques et philosophiques, que l’exposition est la plus passionnante.
On ne s’étonne donc pas que le parcours débute par un prologue d’œuvres contemporaines très politiques, avant de reprendre son cours normal. Dans cette première salle, on peut notamment voir une œuvre d’Anne et Patrick Poirier baptisée Fragilité, composée d’anciens billets de banque en francs, retirés de la circulation au moment du passage à l’euro et réduits en spaghettis de papier par une machine. Le message est clair. Une autre œuvre signée Hans Haacke conteste les intentions philanthropiques auprès du MOMA de David Koch, un industriel milliardaire, financier des ultra-conservateurs américains. Ce qui n’est pas sans rappeler la controverse autour de la puissante famille Sackler, mécène des plus grands musées de la planète dont le MET et le Louvre, tenue pour responsable de la crise des opioïdes aux Etats-Unis, (400 000 morts en moins de 20 ans aux Etats-Unis), dénoncée encore tout récemment dans le film de Laura Poitras Toute la beauté et le sang versé.
Représentations de l'argent dans l'art
Passée cette introduction de choc, l’exposition s’ouvre sur les mythes et les origines de la monnaie, avec des représentations du mythe de Danae et la pluie d’or de différentes époques, dont l’autoportrait I’ve Got it all (2000) de la Britannique Tracey Emin, qui la montre amassant pièces et billets entre ses jambes écartées.
On voit ensuite comment les thèmes de l’argent, présents dans la Bible (l’adoration des mages, les paraboles de Jesus comme le Denier de César) se retrouvent dans la peinture religieuse à partir du XVIe siècle avant d’être supplantés notamment par la dénonciation de l’avarice ou par la nécessité du rachat de l’âme par la charité. Par ailleurs, dans les tableaux peints aux Pays-Bas durant la Renaissance, sont représentés les métiers de l’argent tels que collecteurs d’impôts, banquiers, peseurs d’or, alors réhabilités, ce qui n’empêche pas un regard critique des artistes sur l’avidité et l’appât du gain.
Bascule au XIXe siècle avec les Impressionnistes
Le XIXe marque un tournant avec l’essor du capitalisme financier. C’est dans ce contexte que naît le mouvement impressionniste, nommé d’après le tableau de Claude Monet Impression, soleil levant, exposé en 1874. Jusqu’alors, la théorie de la valeur est fondée sur le travail. Pour cette raison, les peintres impressionnistes suscitent d’abord l’incompréhension du public qui a le sentiment de toiles bâclées, inachevées, qui ont demandé peu de travail (en apparence). Seul le célèbre marchand d’art Durand-Ruel (dont on voit un portrait de 1910 par Renoir à l’exposition) croira en eux et les soutiendra, empruntant aux banques pour acheter des œuvres aux artistes et s’en assurer l’exclusivité, jusqu’à finir par convaincre les riches amateurs. A partir de ce moment-là, les critères de la peinture académique ayant volé en éclats, il n’y en a plus non plus pour juger le prix d’une toile. Ce qui ouvre la voie à la folie du marché, que critique Zola dans son roman L’Oeuvre (1886), et à une spéculation sans limites, l’art devenant dès lors un placement pour fortunés.
La révolution Duchamp
C’est l’artiste Marcel Duchamp, qui se proclamait "anartiste" et revendiquait son "droit à la paresse", qui engage le premier, au début du XXe siècle, une réflexion sur les mécanismes de l’argent et de la valeur artistique avec ses ready-made (des objets tout faits, manufacturés), dont le premier est Roue de bicyclette (1913). Avec lui, la création ne repose plus sur la préciosité d’une œuvre mais sur le seul geste conceptuel. En 2019, Duchamp emet le Chèque Tzank pour régler son dentiste : il s’agit d’un faux chèque grand format, de 115 dollars, dessiné et signé de sa main, qu’il rachètera 20 ans plus tard pour beaucoup plus cher. Car Duchamp, comme le théoricien du Surréalisme André Breton, qui réprouve le capitalisme et refuse de se soumettre aux puissances de l’argent, vit en partie de la plus-value des objets qu’il collectionne et revend.
Le rapport décomplexé à l'argent de Dalí et Warhol
Salvador Dalí qualifié d’Avida Dollars par André Breton au moment de leur rupture, adopte cet anagramme qui résume bien son avidité revendiquée pour l’argent. Comme on le voit à l’exposition, l’artiste catalan pose fièrement pour Philippe Halsman en Avida Dollars, sa fameuse moustache remplacée par le symbole du dollar et le visage cerné de pièces de monnaie, dans un photomontage intitulée Dalí, Why do you paint ? Because I love art (1954).
De son côté, le pape du pop art Andy Warhol se propose un peu plus tard de devenir un "artiste d’affaires" ("Being good in business is the most fascinating kind of art", proclamait-il). Puis, vingt ans après ses célèbres Dollar Bill Paintings, il abandonne le billet vert pour le signe du dollar, tracé d’un geste vif, presque calligraphié, sur d’imposantes toiles comme on en voit une à l’exposition, Dollar Sign, datée 1981.
Si Dalí et Warhol ont un rapport décomplexé à l’argent, il peut aussi être dénoncé, en parallèle au questionnement de la place du corps de la femme dans les représentations. On remarque ainsi la Venus aux dollars (1970) d’Arman, un corps féminin en résine transparente rempli de billets de banque. Ou encore Le Baiser de l’artiste (1977) signé Orlan, représentant une femme mi-madone mi-prostituée, qui vend un baiser de l’artiste contre une pièce de 5 francs à introduire dans une fente suggestive.
Nouvelle économie de l'art et cryptomonnaies
En parcourant les vastes salles aux plafonds hauts de la Monnaie de Paris, bâtiment érigé en 1770, il faut prendre le temps de regarder les œuvres mais aussi de lire les cartels explicatifs. On comprendra ainsi les intentions des artistes, comme celle de la mise en cage de l’argent par Panamarenko dans Chambres d’amis (1986) vu au seuil de l’expo, mais aussi d’où ils viennent - le passé tragique de la provocatrice Tracey Emin -, et l’on apprendra en chemin de délicieuses histoires comme celle de L’Asperge, ce tableau de petit format peint par Edouard Manet et offert à l’un de ses généreux commanditaires.
Le parcours se termine sur la dématérialisation de l’argent : ce qui était "sonnant et trébuchant" est désormais virtuel, tandis que le marché de l’art est devenu une valeur boursière comme une autre. Alors que la dernière décennie a vu l’avènement des cryptomonnaies et des NFT (Jetons Non Fongibles, code d’authenticité), "cette nouvelle économie de l’art tend à reproduire les processus des marchés financiers comme une spéculation auto-référencielle". En témoigne une vidéo animée poisseuse de Jon Raftman, GOT REKT ! (2022), dans laquelle un homme se débat durant plus de quatre minutes dans le cauchemar des cryptomonnaies.
Exposition "L'argent dans l'art" jusqu'au 24 septembre à La Monnaie de Paris
11, Quai de Conti Paris 6e
Tel: 33 1 40 46 55 00
Tarifs : plein 12 euros, réduit 8 euros
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