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Die Brücke, l'avant-garde qui a mis le feu à la peinture

Au musée de Grenoble, 120 œuvres prêtées par le musée berlinois Die Brücke éclairent jusqu'au 17 juin un des courants de peinture les plus violents du XXe siècle. Un des plus méconnus aussi.

Article rédigé par Pierre Morestin
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 5 min
Max Pechstein. "Le Maillot jaune et noir", 1909. Brücke-Museum, Berlin. (MAX PECHSTEIN URHEBERRECHTSGEMEINSCHAFT,  HAMBURG / TÖKENDORF/ADAGP, PARIS, 2012)

Homme nu, nature vibrante, sentiments passionnés… Au musée de Grenoble, du 30 mars au 17 juin, 120 œuvres prêtées par le musée berlinois Die Brücke éclairent un des courants de peinture les plus violents du XXe siècle. Un des plus méconnus aussi : le dernier passage de ces toiles en France date d'il y a vingt ans.

Le mouvement Die Brücke ("Le Pont" en allemand, allusion à la phrase du philosophe Nietzsche "La grandeur de l'homme, c'est qu'il est un pont et non une fin") ne vous dit peut-être rien. C'est pourtant l'un des groupes de peintres parmi les plus influents du XXe siècle. Leurs toiles colorées et torturées marquent la naissance de l'expressionnisme.

Créé officiellement le 7 juin 1905 à Dresde, le groupe est né de la rencontre d'étudiants en architecture qui veulent en découdre avec l'art de leur temps qu'ils jugent bien trop sage. Ernst Ludwig Kirchner, Erich Heckel, Fritz Bleyl et Karl Schmidt-Rottluff souhaitent reproduire en Allemagne la révolution esthétique qui a déjà eu lieu en France ou en Norvège grâce à quelques agitateurs (Van Gogh, Munch…). Le groupe s'étoffe par la suite en accueillant Emil Nolde et Max Pechstein.

L'émotion en peinture

Leur credo ? Le sujet compte moins que ce que l'artiste ressent. Il s'agit donc pour eux d'exacerber dans leurs toiles la subjectivité, les sensations que leur inspire ce qu'ils voient. Leur arme ? L'outrance. Rejetant l'élégance de l'Art nouveau (le Jugendstil), le style très raffiné qui domine alors, ils se distinguent en utilisant des formes anguleuses et en juxtaposant des couleurs vives et acides. Observez ces paysages par exemple : Nolde fait littéralement flamber des maisons sous des rouges-orangés incandescents…

Emil Nolde. "Maisons frisonnes I", 1910. Brücke-Museum, Berlin. (STIFTUNG SEEBÜLL ADA UND EMIL NOLDE)

… tandis que Karl Schmidt-Rottluff dépeint une Percée dans la digue qui ressemble plus à un foyer de cheminée encore brûlant ! Remarquez comme les lignes vibrantes traduisent l'agitation intérieure des peintres. Au-delà des sentiments violents que leur inspire la nature, ils expriment là l'angoisse et la révolte de tout un peuple à un moment où l'Allemagne est en proie à un malaise économique et social fort.

Karl Schmidt-Rottluff. "La Percée dans la digue", 1910. Brücke-Museum, Berlin. (VG BILD-KUNST, BONN 2011/ADAGP,  PARIS, 2012)

Ils ont parfois recours, pour les mêmes raisons, à des techniques alors très peu usitées, comme la gravure sur bois. Procédé très ancien, la xylographie oblige à aller à l'essentiel des formes, en se débarrassant de détails superflus. Observez comme cette tête de pêcheur est réduite à sa plus simple expression. Les traces laissées dans le bois grossièrement creusé forment des rides et des aspérités qui ajoutent de la vie au personnage.

Max Pechstein. "Tête de pêcheur VII", 1911. Brücke-Museum, Berlin. (MAX PECHSTEIN URHEBERRECHTSGEMEINSCHAFT,  HAMBURG / TÖKENDORF/ADAGP, PARIS, 2012)

La gravure permet aussi des contrastes forts entre le blanc et l'encre noire auxquels on peut ajouter, par exemple, du rouge. Le noir, le blanc et le rouge étant les trois couleurs symboliques de la tragédie.

Erich Heckel. "Fränzi allongée", 1910. Brücke-Museum, Berlin. (NACHLASS ERICH HECKEL,  HEMMENHOFEN/ADAGP, PARIS, 2012.)

Fans de Van Gogh

Méprisants à l'égard de la peinture académique, ces peintres révèrent tout de même quelques grands aînés. Ils sont ainsi fascinés par Van Gogh, dont ils ont pu admirer les œuvres à partir de 1905 lors d'une exposition présentée à Dresde… et qui avait suscité les ricanements de la plus grande partie des visiteurs. Leur engouement est tel qu'en 1906, à la nuit tombée, Max Pechstein et Ernst Ludwig Kirchner soudoient le concierge d'une galerie pour pouvoir admirer à leur aise des tableaux du Néerlandais !

Le plus admiratif est peut-être Kirchner, qui réalise un autoportrait à la main sectionnée (allusion à l'oreille coupée de son maître), alors qu'il n'a jamais été amputé. Ce n'est pas le seul clin d'œil à l'œuvre de Van Gogh. Dans cette toile d'Emil Nolde, par exemple, des arbres fluorescents aux formes sinueuses (comme s'ils étaient traversés par des vibrations) rappellent étrangement une autre toile réalisée dans le sud de la France. Dans les deux tableaux, ce sont quatre troncs qui éclipsent le ciel et déterminent la composition de l'image en structurant la scène en bandes verticales.

Emil Nolde. "Les Troncs blancs", 1908. Brücke-Museum, Berlin. (STIFTUNG SEEBÜLL ADA UND EMIL NOLDE)

Ce sont des coups de pinceau très énergiques, violents, qui ont donné forme à ces arbres. On l'a dit, Die Brücke cherche à rendre visibles les forces cachées de la nature. Leurs touches vigoureuses, ici, révèlent l'élan vital qui se cache dans la végétation, l'eau et l'air.

Erich Heckel. "Arbres dans un pré", 1905. Brücke-Museum, Berlin. (NACHLASS ERICH HECKEL,  HEMMENHOFEN/ADAGP, PARIS, 2012)

Tout nus dans la nature

On peut s'étonner de voir dans l'exposition tant de nus accrochés les uns près des autres. C'est que la nudité, en pleine nature, évoque l'idéal du groupe. Celui d'un monde où l'humain, enfin débarrassé des conventions imposées par la société, peut évoluer librement en communion avec son environnement. Dans cette toile très lumineuse, par exemple, les corps s'intègrent naturellement au paysage. Le tableau est signé Max Pechstein, mais il aurait pu être réalisé par n'importe quel autre membre du groupe. A l'été 1909, les artistes de Die Brücke se sont rendus ensemble au bord des étangs de Moritzburg (au nord de Dresde) pour travailler. Ils entrent en symbiose, à tel point que leurs styles, d'abord facilement identifiables, finissent par se rejoindre. De la même façon que des toiles cubistes de Braque ou Picasso peuvent parfois être confondues.

Max Pechstein. "Le Maillot jaune et noir", 1909. Brücke-Museum, Berlin. (MAX PECHSTEIN URHEBERRECHTSGEMEINSCHAFT,  HAMBURG / TÖKENDORF/ADAGP, PARIS, 2012)

Avant même de réaliser des séances de travail et de détente communes en pleine nature, les peintres avaient déjà mis leur idéal à l'épreuve. Ainsi, avant la création officielle du groupe, ils faisaient poser leurs femmes ensemble dans l'atelier de Kirchner. Ni culpabilité ni désir ne transparaissent dans ces représentations. L'anatomie mise à nu s'impose naturellement au regard. Cette libération du corps en peinture annonce des mouvements plus fédérateurs en Allemagne avec la création, dès 1918, des premières associations naturistes du pays. 

Ernst Ludwig Kirchner. "Couple", 1908. Brücke-Museum, Berlin. (ERNST LUDWIG KIRCHNER)

Erich Heckel. "Jeune homme et jeune fille", 1909. Brücke-Museum, Berlin. (© NACHLASS ERICH HECKEL,  HEMMENHOFEN/ADAGP, PARIS, 2012)

Le groupe se dissout en 1913, après huit années d'existence. Entre temps, un autre groupe expressionniste est né, Der Blaue Reiter ("Le cavalier bleu"), avec Vassily Kandinsky, qui reprendra plusieurs des thèmes de réflexion de Die Brücke. Et plus tard, d'autres artistes, comme Egon Schiele, populariseront ce courant.

Infos pratiques

Die Brücke
Du 30 mars au 17 juin
Musée de Grenoble
5 place de Lavalette, Grenoble

• Ouvert tous les jours de 10 heures à 18h30, sauf le mardi
Tarifs : 5 euros / 3 euros (réduit) / 2 euros (étudiants)
Tél. : 04 76 63 44 44

Note : le musée des Beaux-Arts de Quimper présentera l'exposition du 11 juillet au 8 octobre 2012.

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