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Bonnard, le peintre qui réinventa la couleur

A Bâle, en Suisse, la fondation Beyeler consacre une belle rétrospective à Pierre Bonnard du 29 janvier au 13 mai. En 60 tableaux, l'accrochage résume la création de ce coloriste français très secret. 

Article rédigé par Pierre Morestin
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Publié Mis à jour
Temps de lecture : 7 min
Pierre Bonnard, "Décor à Vernon" ("La Terrasse à Vernon"), vers 1920/1939. Huile sur toile, 148 × 194,9 cm. The Metropolitan Museum of Art, New York, don de Florence J. Gould 1968. (PHOTO: BPK /THE METROPOLITAN MUSEUM OF ART, NEW YORK© 2012, PROLITTERIS, ZURICH)

Des rouges incandescents, des oranges à croquer, des mauves irréels… C'est l'un des virtuoses de la palette que la fondation Beyeler ressuscite à Bâle (Suisse) avec cette belle rétrospective consacrée à Pierre Bonnard du 29 janvier au 13 mai.

En 60 tableaux, l'accrochage résume la création de ce coloriste français très secret, de ses débuts à Paris jusqu'à ses ultimes peintures plus introspectives sur la Côte d'Azur. L'événement vaut le déplacement. D'autant que la fondation Beyeler, située à seulement 30 kilomètres de Mulhouse, est le plus francophile des musées suisses.

Pierre Bonnard dans le jardin. George Besson, 1942. (ARCHIVES BESSON, BESANÇON)

Pendant longtemps, il n'était pas de bon ton d'apprécier les œuvres bariolées de Pierre Bonnard (1867-1947). D'abord parce que le peintre, qui affirmait déjà du haut de ses 24 ans n'être "d'aucune école", s'est construit en-dehors des grands courants. Certes, il s'est rallié un temps aux Nabis ("prophètes" en hébreu), un mouvement qui cherchait à recréer une forme d'art sacré avec des toiles très colorées et presque abstraites. Mais ce fut pour mieux s'isoler par la suite. Géographiquement d'abord : Pierre Bonnard a composé l'essentiel de ses œuvres dans sa maison de Vernonnet, en Normandie, et dans celle du Cannet, sur la Côte d'Azur, loin de l'agitation parisienne. Artistiquement, ensuite : il est passé à côté des grandes révolutions de son temps, le cubisme, le surréalisme… provoquant l'ire de quelques contemporains, comme Picasso qui eut des mots particulièrement durs contre les "sensibleries" de son confrère. 

Mais aujourd'hui, d'exposition en exposition, on n'en finit plus de le redécouvrir. Un musée qui lui est consacré a même été ouvert l'an dernier au Cannet. Pourquoi tant d'honneurs ? Peut-être parce que ce peintre a réussi, grâce à sa palette, à transcender un quotidien bourgeois d'une grande banalité.

Des couleurs qui brûlent la toile

Avec la couleur, Bonnard veut, comme il le note dans ses carnets, "trouver sans cesse de nouvelles combinaisons (...) qui répondent aux exigences de l'émotion". Mais le peintre, malin, ne fait pas que transcrire des sensations. Dans la toile ci-dessous, il a une démarche presque scientifique, jouant sur les complémentaires (une couleur opposée à une autre sur le cercle chromatique) pour obtenir des associations qui offrent le maximum de contraste et surprennent l'œil. Regardez ici comme le bleu n'est jamais loin de l'orangé, ou le violet du jaune. Mieux, ces expérimentations colorées sont faites sans souci apparent de réalisme. La perspective qu'il rend dans ce tableau est impossible, complètement écrasée. Les carreaux du sol semblent très naturellement prolonger le mur, sur un même plan !

Pierre Bonnard, "Le Cabinet de toilette", 1932. Huile sur toile, 121 × 118,2 cm. The Museum of Modern Art, New York, succession de Florence May Schoenborn 1996. (© 2012, THE MUSEUM OF MODERN ART, NEW YORK /SCALA FLORENCE© 2012, PROLITTERIS, ZURICH)

Pour découvrir un autre trait caractéristique de l'artiste, il faut se pencher sur l'œuvre ci-dessous. Ce qui semble l'intéresser, ce n'est pas le moment très anecdotique du repas. Mais alors quoi ? Le peintre laisse un indice : il l'a intitulé La Nappe blanche. La toile montre en fait une autre toile, tendue comme celle d'un cinéma, et qui se prête à une drôle de projection privée. Des assiettes, une corbeille, une carafe... une petite foule de bibelots circule devant "l'objectif" de Bonnard. Il les isole, fait de véritables portraits d'objets. Ce qui semble le passionner, c'est bien de saisir pour chacun, et suivant les matériaux qui le composent, les effets de la réflection lumineuse. D'ailleurs, remarquez que cette scène nocturne, réalisée dans des tons majoritairement clairs, paraît avoir été peinte en pleine journée. 

Pierre Bonnard, "La Nappe blanche", 1925. Huile sur toile, 100 × 109 cm. Von der Heydt-Museum Wuppertal (Allemagne). (VON DER HEYDT-MUSEUM WUPPERTAL© 2012, PROLITTERIS, ZURICH)

Des paradis artificiels

Le quotidien du peintre n'était pas, lui, très haut en couleur. Son ami critique d'art George Besson disait que sa vie était "dépourvue de pittoresque". Ses agendas de poche révèlent un quotidien monotone et bien réglé, pour ne pas dire soporifique. L'artiste se bornait à y noter consciencieusement, à côté de quelques croquis, le temps du jour : "beau", "beau vent froid", "pluvieux". On a connu plus amusant. Mais dans sa peinture, Pierre Bonnard réenchante constamment cet emploi du temps sans grandeur. Et le moindre rendez-vous quotidien, comme le petit café du matin, devient prétexte à une orgie de couleurs.

Pierre Bonnard, "Le Café", 1915. Huile sur toile, 73 × 106,4 cm.Tate, Don de Sir Michael Sadler par l’entremise d’Art Fund 1941. (PHOTO: © 2012, TATE, LONDON© 2012, PROLITTERIS, ZURICH)

Dans ce monde réinventé, l'homme fait corps avec la nature. Regardez le tableau ci-dessous, et essayez de dénombrer rapidement le nombre de personnages. Compliqué ! Outre le modèle, au centre, une jeune fille, à ses côtés, est comme "avalée" par le buisson bleu derrière elle. Une autre, à droite, semble une statue incrustée dans le mur. Sans compter les trois personnages de gauche qui disparaissent tout bonnement à mesure qu'ils s'éloignent du spectateur. Les toiles de Bonnard sont celles d'une harmonie retrouvée entre l'homme et son environnement. Harmonie heureuse ? Peut-être, mais chaque personnage est indifférent aux autres, plongé dans la solitude.

Pierre Bonnard, "Décor à Vernon" ("La Terrasse à Vernon"), vers 1920/1939. Huile sur toile, 148 × 194,9 cm. The Metropolitan Museum of Art, New York, don de Florence J. Gould 1968. (PHOTO: BPK /THE METROPOLITAN MUSEUM OF ART, NEW YORK© 2012, PROLITTERIS, ZURICH)

Le temps suspendu

Dans l'univers enchanté du peintre, le temps et l'espace constituent des données très relatives. Regardez ces deux scènes de bain : plus de douze ans les séparent, et pourtant le modèle, toujours le même, n'a pas pris une ride ! Marthe ou Marthe de Méligny, comme se faisait surnommer l'épouse du peintre (ce qui ne fut pas sans poser quelques problèmes de succession...) posa dès 1893 pour Bonnard avant de devenir officiellement sa femme en 1925. L'artiste la peint sous toutes les coutures et de préfèrence lorsqu'elle se lave. Surtout, même dans les toiles réalisées peu de temps avant la mort de Marthe, il abolit les effets du temps sur elle. La peinture lui permet de conserver une épouse éternellement jeune, belle et gracile.

Pierre Bonnard, "Baignoire" ("Le Bain"), 1925. Huile sur toile, 86 × 120,6 cm. Tate, don de Lord Ivor Spencer-Churchill par l’entremise de la Contemporary Art Society 1930. (PHOTO: © 2012, TATE, LONDON© 2012, PROLITTERIS, ZURICH)

Pierre Bonnard, "La Grande Baignoire" (Nu), 1937–1939. Huile sur toile, 94 × 144 cm. Collection privée. (PHOTO: © VOLKER NAUMANN© 2012, PROLITTERIS, ZURICH)

L'espace réinventé

Même les données spatiales deviennent floues. Bonnard, comme Matisse et beaucoup d'autres avant eux, joue par exemple avec des miroirs. Ils lui permettent parfois d'ajouter à la perspective du tableau celle qui est reflétée, désorientant ainsi le spectateur. Le miroir est aussi prétexte à une introspection pas forcément flatteuse. Bonnard, lorsqu'il se représente, le fait sans aucune complaisance. Son Boxeur au regard mort et aux bras chétifs, en position de garde, ne semble pas près de remporter son combat. 

Pierre Bonnard, "Autoportrait" ("Le Boxeur"), 1931. Huile sur toile, 53 × 74,3 cm. Musée d’Orsay, Paris, don de Philippe Meyer 2000. (PHOTO: © RMN, MUSÉE D‘ORSAY / MICHELE BELLOT© 2012, PROLITTERIS, ZURICH)

Outre les miroirs, les toiles de Bonnard contiennent d'innombrables fenêtres et portes-fenêtres ouvertes. Leurs lignes droites, comme ici, organisent la composition, créant des espaces rectangulaires dans un autre rectangle, celui du tableau (une mise en abîme qui rappelle celle de La Nappe blanche, plus haut). Mais ces drôles d'ouverture sur la nature permettent surtout d'abolir la distance entre l'intérieur et l'extérieur. Remarquez comme les branchages, pourtant au second plan, semblent ici pénétrer dans la pièce. Une manière d'entremêler et d'unifier le confort douillet d'un intérieur bourgeois avec le désordre végétal du jardin.

Pierre Bonnard, "Fenêtre ouverte sur la Seine" (Vernon), 1911/12. Huile sur toile, 78 × 105,5 cm. Musée des Beaux-Arts de Nice. (PHOTO: MURIEL ANSSENS © VILLE DE NICE© 2012, PROLITTERIS, ZURICH)

Comme toujours, c'est la virtuosité du peintre à manier les teintes qui lui permet d'accomplir des miracles. Pierre Bonnard aura été obsédé par la couleur jusqu'à la fin de sa vie. Quelques jours avant sa mort, il demandait encore à un ami d'ajouter quelques touches de jaune sur un Amandier en fleur.

 

• Exposition "Pierre Bonnard"

Du 29 janvier au 13 mai 2012
Fondation Beyeler
Baselstrasse 77,
CH-4125 Riehen/Basel
Suisse 
Tél. : 00 41 61 645 97 00  

Tous les jours de 10 heures à 18 heures, le mercredi jusqu’à 20 heures
Tarifs : 6 - 25 francs suisses (5 - 21 euros)

Le moyen le plus simple pour rejoindre la fondation Beyeler est de prendre le tram numéro 2 à la gare centrale de Bâle SBB (direction "Badischer Bahnhof") jusqu’à l’arrêt "Badischer Bahnhof", puis le tram n°6 (direction "Riehen Grenze") jusqu’à l’arrêt "Fondation Beyeler". Durée : 25 minutes environ.

• A lire

Bonnard, la couleur agit, d'Antoine Terrasse, Découvertes Gallimard, 14,30 euros. Pour retrouver tout l'itinéraire coloré du peintre né à Fontenay-aux-Roses qui, jeune étudiant en droit, ne rêvait déjà que d'une chose : "Barbouiller du matin jusqu'au soir." De nombreuses œuvres, mais également des photos (la magnifique Marthe en tenue d'Eve) et des documents (sa correspondance avec un autre grand coloriste, Vuillard) ponctuent l'ouvrage.

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