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Miss France : il admirait Mussolini et combattait la "dégénération citadine", Maurice de Waleffe, le créateur controversé du concours

L'inventeur du célèbre concours de beauté lancé en 1920 est un Belge qui ne portait pas l'émancipation féminine dans son cœur.

Article rédigé par Pierre Godon
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 7 min
Caricature de Maurice de Waleffe en couverture du n°629 de la revue belge "Pourquoi pas ?" d'août 1926, illustrée par Jacques Ochs. (JACQUES OCHS / POURQUOI PAS)

Quand on évoque Miss France, une foule de noms viennent à l'esprit. Jean-Pierre Foucault, inamovible Monsieur Loyal du concours de beauté depuis plus de vingt ans ; Geneviève de Fontenay, qui a régenté la compétition pendant un demi-siècle. En revanche, celui de Maurice de Waleffe ne vous dit probablement rien.

Et pourtant, c'est lui qui, en 1920, a inventé le concours qui rassemble désormais 8 millions de téléspectateurs devant leur écran. Profitons du centenaire de l'évènement et la tenue du concours au Dôme de Marseille, samedi 14 décembre, pour lui tirer le portrait.

A droite de la droite

Un drôle de bonhomme, ce Maurice de Waleffe. Court sur pattes, sapé comme Tintin avec le physique d'Achille Talon et une moustache à la Dupont, il quitte sa Belgique natale et sa famille de la haute bourgeoisie en 1894, à l'âge de 20 ans, pour faire carrière à Paris. Les mauvaises langues diront qu'il utilise sa particule pour s'intégrer dans la bonne société. Les très mauvaises langues que son ascension sociale est surtout due au portefeuille maternel. Il est tour à tour grand reporter (il ira jusqu'à se déguiser en enfant de chœur pour assister à une messe privée célébrée par le pape Pie IX), patron de quotidien, éditorialiste, écrivain (qui proposa d'interdire aux moins de 30 ans d'écrire des livres pour désengorger les librairies) ou encore chroniqueur mondain. 

Il a un avis sur tout, ou presque, et ne manque pas de le faire savoir. "Le journalisme est un métier où, par définition, on doit avoir une idée par jour. En quarante ans de journalisme, il m’a bien fallu en avoir quelques-unes", se gargarise-t-il dans La Revue des deux mondes. Quitte à aller trop loin.

Très hostile à l'Allemagne, il désapprouve le pacifisme jusqu'au-boutiste d'un Jean Jaurès, qu'il appelle carrément à fusiller peu avant le début de la Première Guerre mondiale : "Le général qui commanderait à quatre hommes et à un caporal de coller au mur le citoyen Jaurès et de lui mettre à bout portant le plomb qui lui manque dans la cervelle, pensez-vous que ce général n'aurait pas fait son plus élémentaire devoir ? Si, et je l'y aiderais", tonne-t-il dans L'Echo de Paris à l'été 1914.

Quelques jours après cet article, le leader socialiste tombe sous les balles de Raoul Villain, un étudiant nationaliste déséquilibré, au Café du croissant, à Paris. Ce qui vaudra à Maurice de Waleffe une réputation (méritée) d'homme de droite, voire de droite bien tassée. Un exemple ? Au début des années 1930, il érige Benito Mussolini comme "l'homme politique d'Europe qu'il admire le plus" dans L'Européen. Deux aspects de son CV qui lui vaudront de solides inimitiés à gauche, et le surnom de "Patate" ou sa traduction allemande, "Kartoffel", dans le tout jeune Canard enchaîné

Caricature de Maurice de Waleffe dans "L'Ere Nouvelle", le 5 avril 1927. (L'ERE NOUVELLE)

La politique n'est pourtant pas son cœur de métier. Une certaine idée de la grandeur de la France, oui. Pour lui, cela passe en 1917 par une incitation aux veuves de guerre à adopter des orphelins. Et par le retour de la culotte (et du bas de soie qui va avec) pour les hommes, durant les années 1920, car il estime que leurs muscles saillants sont gâchés par des pantalons informes. Il a d'ailleurs une idée pour redonner de la vigueur à ces messieurs revenus traumatisés du front et relancer la natalité nationale : créer un concours exaltant la beauté féminine à la française...

Maurice de Waleffe, plutôt partisan des régimes autoritaires, choisit dans ce cas précis la démocratie, avec un vote organisé dans les cinémas parisiens en 1920. On y diffuse ainsi les photos de jeunes femmes présélectionnées par un jury à 95% masculin conçu pour retoquer les beautés glacées, souligne Aro Velmet dans son article (en anglais) Beauty and big business, gender, race and civilizational decline in French beauty pageants, 1920–37"Le choix de la majorité indiquera le type instinctif d’une nation", résume notre Monsieur Loyal. Une jeune femme d'Espelette (Pyrénées-Atlantique), Agnès Souret, écrase le concours, et devient instantanément une vedette de cinéma et de cabaret. Les Folies Bergère lui font un pont d'or pour en faire la vedette d'un numéro où elle est trimballée dans un panier en lançant des fleurs aux spectateurs. Sa chaperonne de mère la couve en tricotant depuis la coulisse. On lui propose d'être exhibée de la sorte outre-Atlantique. Elle refuse une offre à sept chiffres de P.T. Barnum, le magnat américain du spectacle qui a lancé simultanément Miss América.

"Comme une génisse à la foire"

N'empêche. Maurice de Waleffe n'est pas content du résultat. Lui rêvait d'une provinciale à la santé robuste comme antidote à ce qu'il estime être "la dégénération citadine". Il hérite d'une jeune femme évanescente, issue d'une famille bourgeoise, et qui faisait très parisienne sur la photo présentée aux votants.

Le deuxième concours de Miss France n'aura lieu que cinq ans plus tard, avec un mode de scrutin radicalement différent. Fini les projections au cinéma, place à un jury d'esthètes triés sur le volet, "comme aux Jeux olympiques." Dans les faits, cela rappelle plutôt la foire aux bestiaux, comme l'écrit Raymonde Allain, Miss France 1928, dans Marianne : "Mme de Waleffe m'entraîne par la main et me présente à chaque membre du jury, comme une génisse à la foire. 'Regardez le cou, regardez ces attaches, regardez ce profil'. Et elle me lève la tête. Et elle me la tourne. A droite. A gauche." Un membre du jury trouve sa coiffure "bizarre". Mme de Waleffe défait les nattes séance tenante. Un autre ne voit plus le cou. La même attache grossièrement les cheveux de Raymonde Allain avec un mouchoir. "C'est comme ça qu'on devient reine de beauté", conclut, fataliste, la future lauréate.

Monsieur de Waleffe, c'est Janus, poursuit la lauréate. D'un côté, il représente les plus vieilles traditions de la chevalerie ; de l'autre, les méthodes les plus américaines du commerce contemporain.

Raymonde Allain, Miss France 1928

à "Marianne"

On n'aurait su mieux décrire la schizophrénie qui émane du grand œuvre du Belge, souligne pour franceinfo l'universitaire américaine Holly Grout, spécialiste des concours de beauté. "Chargée de la lourde tâche de régénérer la race française, la reine de beauté témoigne d'un dessein patriarcal, paroissial même. Mais en tant que produit d'appel d'une nouvelle société de consommation – dès l'origine, de nombreuses sociétés offrent des prix à Miss France – elle ne peut pas s'extraire du monde moderne qui, au fond, l'a créé."

La même dualité règne quant au rôle du concours pour le statut de la femme. "D'un côté, ces concours ont renforcé le statut de la femme comme objet décoratif, en réaction à leur émancipation obtenue pendant la guerre, poursuit Holly Grout. Mais de l'autre, ces concours bien dotés ont souvent offert aux femmes une indépendance inédite sur le plan financier."

En témoigne le destin de Roberte Cusey, qui n'a rien eu de plus pressé que d'ouvrir un institut de beauté après sa victoire en 1927, déclinant son nom comme une marque de vêtements ayant pignon sur rue sur le Champs-Elysées en 1934. Pas exactement le chemin balisé par le journaliste belge pour relancer la natalité et la "race française".

"L'homme est une force en mouvement"

Maurice de Waleffe a beau désapprouver les choix de carrière de ses lauréates – qu'il ne couve pas lors de leurs apparitions publiques, contrairement à Geneviève de Fontenay plusieurs décennies plus tard – il a conscience d'avoir trouvé une formule qui marche. Il la décline avec frénésie dès la fin des années 1920. Miss Liban, Miss Algérie, Miss Russie (enfin, Miss émigrée russe non-bolchévique, un concours qui aura du plomb dans l'aile dès la première édition car la vainqueure n'était pas russe). Son plus beau succès ? Obtenir des subventions publiques pour la création de Miss Outre-Mer, élection parrainée par le président Albert Lebrun en personne, pour relancer la natalité (encore) dans ce qu'on n'appelait pas encore les Dom-Tom.

Les affaires de Waleffe tournent tellement bien que la presse finit par dénoncer la façon dont il gagne sa vie sur le dos des jeunes femmes.

Monsieur de Waleffe vit de la beauté comme d’autres de l’épicerie ou de la prostitution.

Le journal "Le Populaire"

Le journal cite l'exemple des dîners organisés par Maurice de Waleffe avec son cheptel de jeunes femmes, où il facture à des hommes le fait de guetter les candidates à l'entrée du restaurant (20 francs) et à d'autres hommes le fait de dîner en leur compagnie (150 francs). Mais il faudra l'arrivée de la Seconde Guerre mondiale pour qu'il stoppe le concours, qu'il ne verra jamais reprendre avant sa mort, le 3 mars 1946.

En guise d'épitaphe, cette phrase prononcée au début des années 1930 sur la possibilité d'élire un Mister France : "Jamais ! a répondu Maurice de Waleffe à un journaliste de La Petite Gironde. L'homme est une force en mouvement, tandis que la femme est une harmonie au repos. Et puis, quels hommes s'offriraient ainsi à nos suffrages ? Ce serait lamentable !" Le concours Monsieur France, l'ancêtre de Mister France, a pourtant vu le jour au début des années 1960. Mais il n'a jamais eu le succès de sa version féminine.

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