"Les Vibrants" au Studio des Champs-Elysées : "Cyrano" chez les "Gueules cassées" de la Grande guerre
Quatorze
1914 : Eugène, beau, fringuant, amoureux, s’engage la fleur au fusil. 1916 : il est grièvement blessé au visage à Verdun et envoyé au Val de Grâce. Avec d’autres, il subit des opérations plastiques expérimentales. Remarqué par Sarah Bernhardt qui veut monter un "Cyrano" avec une de ces "gueules cassées", comme on appelait les défigurés de la Grande guerre, l'immense comédienne l’engage dans le rôle-titre. Dans ce simple exposé réside toute la puissance d’un sujet où s’entremêlent la destinée d’un homme avec son temps, la fiction avec le réel, la vie avec l’art, et son pouvoir de résilience.L’identification du drame d’Eugène à celui de Cyrano crève les yeux. Le contextualiser en 14, c’est l’ancrer dans l’Histoire. Celle du XXe siècle dont le basculement s’opère dans la Grande guerre. Avant elle : la Belle époque ; après elle : le chaos. Son traumatisme aura des conséquences pérennes… jusqu’à aujourd’hui. Nous sommes tous des petits-fils et petites filles de 14. Instillant le théâtre dans le processus dramatique de la pièce, "Les Vibrants" soutient que l’Art est le seul échappatoire possible. Ayant perdu son visage, Eugène a perdu son identité, comme la civilisation a perdu la sienne dans le conflit. Tel l’ange du bizarre, Sarah Bernhardt va lui permettre de la recouvrer à travers la pièce de Rostand. Son message : l’acceptation de soi, pour accueillir l’autre, avec comme dénominateur commun, l’amour.
Cinémascope
Quand Eugène demande à La Bernhardt pourquoi il enflamme le public dans son interprétation de Cyrano, elle lui répond "Nous sommes des vibrants". Les vibrants ? Ceux qui captent l’immatériel, la musique des sphères, l’essence des choses, pour les faire vibrer en eux et faire vibrer les autres à l’unisson. Le comédien, le théâtre, l’art condensent cette vibration, cet accord. Tout comme la pièce d’Aïda Asgharzadeh qui capte et distribue cette substantifique moelle de la quintessence artistique, dans un texte merveilleux de maturité tout en restant simple, humble, au verbe transparent. Tout comme la dramaturgie qui joue du mélodrame pour signifier l’indicible. Heureux paradoxe.
Extravagance que l’on retrouve dans la belle mise en scène, très visuelle, cinématographique de Quentin Defalt . Des retours en arrière donnent lieu à des fondus enchaînés où des lumières changeantes distribuent l’espace et le temps. Quentin Defalt la segmente avec un subtil jeu de tulles amovibles, allant jusqu’à évoquer le "split screen", artifice qui sépare l’écran en autant d’espaces où se déroulent des actions simultanées. Quatre comédiens et comédiennes au diapason interprètent quatorze rôles, alors qu’on les croirait vingt sur scène. Jouant enfin d’effets sonores sensibles et d’une musique mélancolique, "Les Vibrants" distille un accord parfait qui transperce l’âme. Bouleversant.
Les Vibrants
D'Aïda Asgharzadeh
Mise en scène : Quentin Defalt
Avec : Aïda Asgharzadeh, Benjamin Breniere, Matthieu Hornuss, Amélie Manet
Production : CompagnieTeknaï
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