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Quand la Comédie-Française réhabilite l’autre "Phèdre", celle de Sénèque

On connait mal le théâtre latin. L’occasion nous est donnée de le découvrir au Studio-Théâtre de la Comédie-Française avec la "Phèdre" de Sénèque. L’histoire de Phèdre… avec quelques petites variations par rapport à l’œuvre de Racine !
Article rédigé par franceinfo - Bertrand Renard
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Publié Mis à jour
Temps de lecture : 5 min
Nâzim Boudjenah (Hippolyte) et Jennifer Decker (Phèdre) dans "Phèdre" de Sénèque, mise en scène par Louise Vignaud, au Studio-Théâtre de la Comédie-Française.
 (Christophe Raynaud de Lage / Coll. Comédie-Française)

Autant le théâtre grec est régulièrement donné sur nos scènes, autant le théâtre latin y demeure discret. On ne joue jamais les comédies de Plaute, dont Molière s’est pourtant inspiré (pour "Amphitryon" ou "L’avare") Et Sénèque ne demeure pour nous que le conseiller et précepteur de Néron, qui le poussa au suicide, ou le philosophe stoïcien. Or Sénèque fut aussi un grand auteur de tragédies, dont il nous reste neuf pièces.

Nâzim Boudjenah en Hippolyte, un petit taureau furieux

On comprend d’emblée pourquoi Racine, pour sa propre "Phèdre", dit s’être inspiré d’Euripide et ne cite qu’à peine Sénèque. L’entrée en matière est brutale. Dans la pénombre, Nâzim Boudjenah (Hippolyte) torse nu, muscles exhibés, maniant l’épée avec furie, n’est plus un jeune homme amoureux d’Aricie, pâle et élégant, comme l’était l'actuel "patron" de la Comédie-Française, Eric Ruf, qui jouait le rôle dans la mise en scène de Patrice Chéreau. Boudjenah est un petit taureau furieux, un guerrier, un chasseur, "tout couvert de gloire et de cicatrices" et qui se félicite de ce que "les tigres présentent à tes flèches leurs poitrines rayées". Lui-même, dira la nourrice de Phèdre (superbe Claude Mathieu) à cette dernière, est "un jeune fauve insensible aux paroles, dont il est vain de domestiquer la virilité brutale".
Thierry Hancisse dans "Phèdre" de Sénèque, mise en scène par Louise Vignaud.
 (Christophe Raynaud de Lage / Coll. Comédie-Française)
Ainsi, dans cet univers solitaire où Hippolyte s’épuise, Phèdre intervient dès la scène suivante. Jennifer Decker, magnifique, dans sa robe dorée, se confie à sa nourrice, tout de gris vêtue. La différence d’âge ne joue pas, Phèdre a celui d’Hippolyte. Phèdre est une reine frustrée dont le mari, Thésée, a accompagné son propre amant, Pirithoüs, "dans le monde des ténèbres (pour accomplir) son projet dément, enlever la femme du roi des Enfers. Thésée l’a suivi sans crainte et sans respect. Sodomie et adultère, c’est tout ce que le père d’Hippolyte cherche au fond des Enfers".

Inceste

On est à un quart d’heure du début et les choses sont dites, éclairantes et scandaleuses, nous faisant comprendre pourquoi Racine, à la cour de Louis XIV et de la Maintenon, a soigneusement adouci la situation amoureuse des personnages. Phèdre reporte ses désirs sexuels sur un garçon farouche et sans doute désirable, malgré les mises en garde lucides de la nourrice : "Tu vas dans ton lit confondre le père et le fils", car dans le monde latin déjà l’inceste est un crime. Et "s’il y a des criminels impunis, il n’y a pas de criminels paisibles". Mais Phèdre, tout à son désir et à sa fureur, se jette à la tête d’un Hippolyte… épouvanté.

La traductrice, Florence Dupont, grande connaisseuse de la littérature latine, nous éclaire sur la particularité de ce théâtre dans le petit programme qu’il faut lire : chez les Latins il ne faut chercher ni vraisemblance ni psychologie. Les personnages sont vecteurs de situations et des "sentiments surdimensionnés qui leur correspondent". C’est la voix des acteurs qui fait passer lesdits sentiments et ces voix étaient immédiatement reconnaissables par les spectateurs de l’époque d’autant que les acteurs jouaient masqués, encapuchonnés, méconnaissables. "Phèdre est ainsi au cours de la pièce, douleur, désir, incertitude, mensonge, colère et deuil".

Tout le monde joue sur le même registre

On ne peut pas dire que la jeune Louise Vignaud applique ces beaux principes : dans un décor très laid et d’ailleurs insignifiant, tout son petit monde joue un peu sur le même registre, dans la violence et l’imprécation. De même qu’il faut être assez spécialiste pour se dire : "C’est un auteur latin" car on entend beaucoup de grandes tirades, d’une écriture souvent imagée, qui rappellent tout de même assez furieusement le théâtre grec, sinon que Sénèque, en fonction des caractères, va souvent droit au but, comme le fait le personnage de la nourrice.
Pierre Louis-Calixte (le chœur) dans "Phèdre" de Sénèque, mise en scène par Louise Vignaud, au Studio de la Comédie-Française.
 (Christophe Raynaud de Lage/ Coll. Comédie-Française)
A ce jeu qui demande une savante maîtrise de la scansion classique et de la transcription visuelle des mots, Claude Mathieu et Thierry Hancisse s’en sortent admirablement. L’entrée d’Hancisse en Thésée est superbe de puissance, de clarté, d’autorité royale cachant de secrètes blessures. Boudjenah peine un peu plus et doit soigner sa diction dans sa tirade initiale. Il est mieux en chasseur affolé se transformant en proie sexuelle devant une Jennifer Decker qui, construisant sa Phèdre selon une magnifique progression, se confirme comme une des plus talentueuses jeunes recrues de la grande Maison. Pierre Louis-Calixte (le chœur) essaie par trop d’être sur le même registre qu’Hancisse (sans y réussir) au lieu d’adopter un ton plus froid, de témoin qui raconte la triste légende. Et il est dommage que la jolie idée de l’avoir affublé d’un masque à la corne de cerf n’ait pas été étendue aux autres acteurs, à moins qu’il y ait là une symbolique que nous n’avons pas comprise.

Récit final d’une puissance et d’une beauté barbares

Mais la fin est admirable. Le récit, dans le noir, par la nourrice, de la mort d’Hippolyte face au monstre, "une crinière sauvage, une tête verte, des oreilles velues de cheval, droites, des yeux de taureau ou de quelque bête marine", puis du terrible et sanglant parcours de son cadavre, est d’une puissance et d’une beauté barbares qui valent, chez Racine, le récit de Théramène. Les réflexions de Thésée sur la mise à mort de son fils – "J’ai voulu l’exécution d’un coupable et je déplore sa perte. Je pleure de l’avoir perdu, je ne pleure pas de l’avoir tué" - sont d’un très grand auteur et supérieurement traduites.

La narration, à mi-voix, de son crime, par Phèdre-Jennifer Decker pétrissant le visage malléable de Thésée, puis la digne et sanglotante déploration du même Thésée devant le cadavre de Phèdre dont il caresse les cheveux d’un geste machinal, sont bouleversantes. Comme l’est plus encore la sortie de Thésée, appuyé sur le Chœur tel Œdipe aveugle ou tel le roi Lear se reposant sur le Fou : ce sont des images de mise en scène, où d’immenses acteurs rencontrent des intentions justes. Et qui suffisent à nous convaincre, malgré nos quelques réticences, que cette Phèdre-là, dans sa fureur prédatrice, vaut bien d’être découverte.

"Phèdre" de Sénèque par les Comédiens-Français, mise en scène de Louise Vignaud. Studio-Théâtre de la Comédie-Française (durée 1 heure 20).

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