Cet article date de plus d'un an.

"Le Suicidé" : une pièce sur le sens de la vie aux allures de théâtre politique à la MC93 de Bobigny

Le désespoir gagne Sémione, "Le Suicidé" de la pièce de Jean Bellorini, écrite en 1928 par Nicolaï Erdman. Mais le suicidaire commence à retrouver le goût de vivre dans la triste Russie soviétique. A découvrir à la MC93 et en tournée dans plusieurs villes de France.
Article rédigé par Yemcel Sadou
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié
Temps de lecture : 7min
LE SUICIDÉ, VAUDEVILLE SAUVIÉTIQUE de Nicolaï Erdman, mise en scène par Jean Bellorini, au Theatre National Populaire, decembre 2022. (JULIETTE PARISOT / HANS LUCAS)

Sur la scène allumée, les visages en noir et blanc de Sémione Sémionovitch et sa femme Macha sont projetés sur un tulle en grand écran. Ils sont filmés en direct depuis le lit conjugal. "Il reste du saucisson de foie ?", demande Sémione à Macha. Les ressources sont rares dans le foyer depuis que Sémione est au chômage. La vie est rude et l'avenir ne promet rien qui vaille. A quoi bon vivre ?  

La pièce Le Suicidé se déroule dans une Russie stalinienne à la fin des années 20. Ecrite par Nicolaï Erdman en 1928, elle est interdite avant même d’être jouée. Elle renvoie à ce qui peut pousser un individu au suicide dans une société : la pauvreté, le chômage, l’absence de qualification, l’abandon de l’Etat. Jean Bellorini la reprend à la MC93 de Bobigny en partenariat avec le Théâtre des Amandiers de Nanterre.

LE SUICIDÉ, VAUDEVILLE SAUVIÉTIQUE de Nicolaï Erdman, mise en scène par Jean Bellorini, au Theatre National Populaire, decembre 2022. (JULIETTE PARISOT / HANS LUCAS)

Sémione Sémionovitch ne sait plus quoi faire de sa vie. Résigné, il veut se suicider. Le foyer subsiste grâce au salaire de sa femme Macha et Sémione ne peut le supporter. Il finit par attraper un révolver et commence à écrire une lettre de suicide. "Si je meurs, n’accusez personne", écrit-il en signant par son nom. 

La vie est belle ?

Paniquée, Macha essaye par tous les moyens de convaincre son mari de continuer à vivre. Elle court voir son voisin, Alexandre Pétrovitch, pour qu’il tente de l’arrêter. Puis décide de l’accompagner dans sa nouvelle passion, jouer de l’hélicon. Sémione, persuadé d’être un virtuose, se voit déjà enchaîner les concerts. Il sort de son bureau un papier griffonné des calculs de rentabilité de sa nouvelle carrière, ou plutôt se trompe et sort à la place sa lettre de suicide qu’il commence à lire.

Jean Bellorini reprend cette pièce qui aborde le désespoir et l’adversité du quotidien avec humour. On peut lui reprocher des longueurs avec des blagues trop lentes, et des interactions entre comédiens qui mériteraient d’être plus directes et dynamiques. Pas de quoi donc être au bord de l’hilarité, comme le dit Jean Bellorini lui-même dans sa note d’intention.  

LE SUICIDÉ, VAUDEVILLE SAUVIÉTIQUE de Nicolaï Erdman, mise en scène par Jean Bellorini, au Theatre National Populaire, decembre 2022. (JULIETTE PARISOT / HANS LUCAS)

La pièce porte cependant un message fort. Elle ne grossit pas les traits du suicide, mais en montre les subtilités : "Le Suicidé est une pièce sur le sens de la vie, sur la nécessité de donner un sens à son existence dans un monde où la réalité fait place au cauchemar", explique Jean Bellorini dans sa note d’intention. 

La mise en scène est dépouillée et efficace. La vidéo est incorporée finement avec des gros plans dramatiques du visage de Sémione lorsqu’il échappe in extremis à la mort. De superbes moments de communion et de fraternité en musique avec tous les comédiens de la pièce donnent le sourire. Des chants russes entraînants accompagnés par une accordéoniste, un joueur d’euphonium et un percussionniste, sont ponctués par le claquement à l’unisson des verres à vodka sur la longue table de banquet. 

"Tuez-vous à cause de moi"


La vie est-elle belle dans la Russie des années 30 ? "Vous vivez au 20e siècle, le siècle des Lumières, de l’électricité !", explique le voisin Alexandre Pétrovitch. Surtout le siècle du chômage pour Sémione Sémionovitch. Le Suicidé n’est pas directement politique : "Pour moi, quand une soirée de théâtre est réussie, c'est quand on se sent un peu augmenté d’humanité", explique Jean Bellorini dans un entretien avec Tony Wabdo-Hanna en mai 2022. Pari réussi sur ce point : le spectateur est poussé à la réflexion sur le sens de la vie. 

Un commerçant, un artiste, un auteur, un idéologue qui défend l’intelligentsia russe, un prêtre orthodoxe ou une amoureuse passionnée, chacun essaye de profiter de la mort de Sémione. "Permettez-moi de vous expliquer pourquoi vous vous suicidez", explique le fanatique de l’intelligentsia à Sémione. Chacun essaye de lui faire écrire le motif de son suicide. "Tuez-vous à cause de moi : ressuscitez l’amour des centaines de jeunes gens qui viendront sur votre cercueil", lui lance l’amoureuse avec fougue en grimpant sur Sémione. "Je ne peux pas, j’ai déjà promis", réponds Sémione.

LE SUICIDÉ, VAUDEVILLE SAUVIÉTIQUE de Nicolaï Erdman, mise en scène par Jean Bellorini, au Théâtre National Populaire, décembre 2022. (JULIETTE PARISOT / HANS LUCAS)

Dans une scène de banquet, tout le monde attend que le tic-tac du revolver sonne 12h, l’heure à laquelle Sémione doit se suicider. "Je deviens quoi moi à 12h30 ? Et il y a une vie après la mort ou pas ?", demande Sémione à l’approche de l’heure fatidique. Le suspense se transforme rapidement en ennui et l'impatience peut vite gagner le spectateur. La pièce tourne un peu en rond avec un personnage qui meurt puis ne meurt plus. 

Pourquoi mourir ?

"Ce que les vivants peuvent penser, seuls les morts peuvent le dire", explique le fanatique de l’intelligentsia. Penser à quoi ? A son identité. Sémione trouve la sienne dans une mort potentielle.  "La pièce sonne comme une réponse à l'idiotie et à l'aveuglement de celles et ceux qui vivent dans un tel chaos mental, avec une telle perte de repères et de sens qu’ils en arrivent à vouloir se donner la mort ou pire, à vouloir instrumentaliser la mort des autres", explique Jean Bellorini.

La scène finale est une projection de la vidéo du rappeur russe Ivan Petunin qui s’est suicidé en 2022, refusant de s’enrôler dans l’armée. Elle rappelle que le droit à la vie n’est pas un dû et demeure éternellement d’actualité. Un constat partagé par Sémione devant sa tombe : "Camarades, je veux manger. Mais plus encore, je veux vivre. [...] N’importe comment, mais vivre. Quand on coupe la tête à une poule, elle court de tous côtés, sans tête. Ça m’est égal, comme une poule… Avec ou sans tête, mais vivre. Camarades, je ne veux pas mourir. Ni pour vous, ni pour eux, ni pour la classe ouvrière, ni pour l’humanité."

"Le Suicidé" à découvrir à la C93 — Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis du 9 au 18 février 2023

EN TOURNÉE : La Coursive – Scène nationale de La Rochelle les 1er et 2 mars 2023, Espace Jean Legendre – Théâtre de Compiègne le 9 mars 2023, La Criée – Théâtre national de Marseille du 16 au 18 mars 2023, Maison de la Culture d’Amiens les 12 et 13 avril 2023, Théâtre National de Budapest, Hongrie le 13 juin 2023

Commentaires

Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.