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"Henry VI" : et au bout de la nuit, un triomphe…

C'est l'un des événements du festival d'Avignon 2014 : "Henry VI" monté par Thomas Jolly dans une version intégrale de 18 heures. Nous étions à la première, lundi et mardi. Une aventure inoubliable. (Un spectacle à découvrir en intégralité et en direct sur Culturebox, le 24 juillet à partir de 10h)
Article rédigé par Pierre-Yves Grenu
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 5 min
Scène de "Henry VI"
 (Nicolas Joubard)
Lundi, 9h30. La plupart des spectateurs sont déjà arrivés. La Fabrica est à l'extérieur du centre-ville, et personne n'a envie de rater le coup d'envoi de cette expérience. L'ambiance est très particulière, euphorique tout en étant un peu tendue. A vrai dire, nous sommes peu à imaginer ce que représente vraiment une pièce de 18h… et dans quel état nous serons au mot de la fin.
Il y a deux écoles. Ceux qui sont venus avec le pique-nique et les couvertures, et les autres, qui font confiance à l'organisateur qui annonce une "restauration possible sur place".

10h10 Avec quelques minutes de retard, le paquebot "Henry VI" largue les amarres. Premier sentiment, la mise en scène est créative, tout en respectant le texte. Thomas Jolly a parsemé la pièce de détails humoristiques, souvent très réussis. Décalages, comportements outranciers, non-sens "so british". Le cardinal Beaufort (Bruno Bailleux) attaque ses adversaires à coup de caniche. Anglais et Français échangent des doigts d'honneur. L'esprit des Monty Python plane parfois sur la Fabrica.
Surtout, les comédiens sont tous fameux et ne se ménagent pas. On se demande déjà comment ils vont tenir à ce rythme tambour battant. A l'issue des deux premières scènes, une narratrice (désopilante Manon Thorel) vient tester notre motivation. "Ça vous a plu ? Ça tombe bien, il reste 17h et 25 minutes de spectacle. C'est long…"
  (Nicolas Joubard)
12h00 Le premier entracte. Les spectateurs s'éparpillent sur les grandes pelouses qui bordent la Fabrica. La logistique est impeccable, on sert de la tarte au chèvre et des cakes aux avocats. "C'est sensationnel, s'enflamme ma voisine de table. C'est très drôle… Mais Shakespeare est drôle !"

12h40 Jeanne d'Arc (Flora Diguet) a des piercings et les cheveux bleus, et donne le tournis à Talbot, le chevalier anglais à la voix rocailleuse (Jean-Marc Talbot). Peu à peu, l'ambiance devient moins "cartoon", l'écriture est puissante et les tirades très longues. Peu d'hésitations chez les comédiens qui, tous, possèdent parfaitement leurs interminables textes.
La Pucelle nous quitte sur un bucher de chaises de bistrot. Talbot, le héros, va périr à son tour. Ce qui fera dire à la narratrice : "La mort d'un tel héros, c'est pour nous tous une lourde perte… et particulièrement pour le comédien qui n'a plus grand-chose à jouer". Qu'on ne s'inquiète pas, il y a besoin de bras pour les 200 personnages, et bientôt, Jean-Marc Talbot réapparaît sous d'autres traits.
Avant chaque entracte, le suspense monte, appuyé par une musique lancinante. Grand amateur de séries télé, Thomas Jolly avait prévenu : "Il faut créer de la frustration"…
16h10 Le temps a passé sans que l'on s'en rende vraiment compte. Voici déjà six heures que nous suivons le quotidien sanglant de la Cour d'Angleterre, on complote, on trahit et on décapite. Après une séquence relativement classique, Jolly réveille ma voisine (il arrive même aux Shakespeariennes les plus pointues de piquer du nez pendant la digestion) avec un ballet de miraculés déjantés... Qui précède la disgrâce de la Duchesse Eléonore, soupçonnée de complot et d'intelligence avec des sorciers. Puissante scène durant laquelle la jeune femme avance nue sous une robe blanche dont la couleur vire à l'écarlate sous les bombardements de tomates pourries.

16h50 Il faut nettoyer la scène, encombrée de poussières et de tomates écrasées. La narratrice nous occupe tandis que, derrière elle, hommes et femmes s'affairent à briquer le sol. Elle a fini, se retourne… "Il faut encore tenir un instant, on n'a pas fini" semble lui glisser l'un des nettoyeurs. Elle hésite et reprend : "Euh… Et bien cher public, profitez-en, ce n'est pas tous les jours que l'on voit des feignants travailler !". Moment de gêne… immédiatement dissipé. Manon Thorel vient, en fait, d'entamer un texte consacré aux intermittents. Façon astucieuse de porter le débat d'aujourd'hui dans les ténèbres du 15e siècle. Et voilà que l'on parle du MEDEF dans Henry VI !
 
18h30 C'est le jour ou la nuit ? On croise un spectateur et son assiette de lasagnes, la soirée commence tout juste. Dehors, c'est un très joli lundi à la campagne, l'air est tiède. Tout le monde discute. L'adhésion du public est très large.

19h30 A l'attaque du 3e épisode, Thomas Jolly sort les grands moyens pour réveiller les éventuels candidats à la sieste. Musique électro et punk, accoutrements provocants, Jack Cade (Nathan Bernat) emmène sa horde de rebelles du Kent avec une énergie dévastatrice. Londres prend un bain de sang. Sur la scène, ça fuse de tous côtés.
  (Nicolas Joubard)
Gimmick shakespearien tout au long de la pièce : de longues scènes autour de l'arbre généalogique de la famille royale. Au prix d'invraisemblables contorsions intellectuelles, tous les prétendants y trouvent la preuve de leur légitimité.
  (Nicolas Joubard)
Entre deux scènes, la narratrice vient raconter quelques secrets de fabrication, comme les "pastilles humoristiques" auxquelles nous avons échappé, car rejetées par le metteur en scène. "Le sphincter carnivore" ou "le strip-tease d'une Jeanne d'Arc carbonisée et fumante" n'ont pas été retenus. La salle se bidonne.

21h50 Les York ont pris le trône en viager, le Roi Henry est abandonné de tous, déconsidéré. Chez lui, intérieur très cosy, le massif Plantagenêt (Eric Challier, inusable) lit tranquillement un numéro de "Sanglier Magazine".
Nous sommes là depuis bientôt 12 heures. A l'entracte qui suit, les premiers vrais coups de mou. Des spectateurs s'endorment sur la pelouse.
 
23h35 Pas fatigués ? "Non" hurle la salle qui applaudit à tout rompre au démarrage du 4e et dernier épisode. Le spectacle des têtes coupées, des longues agonies et des trahisons permanentes est étourdissant. La Guerre des Deux Roses bat son plein, plus sanglante que jamais.
  (Nicolas Joubard)
Mardi 1h30 Le dernier entracte. Pas de chance pour ceux qui voulaient s'allonger, la rosée est arrivée, la pelouse est trempée.
Sentiment étonnant de toucher au but, après "L'hiver du déplaisir", la dernière partie, ce sera fini. Le public a la fatigue joyeuse, gourmande… Dans deux heures, chacun pourra dire "J'y étais".

3h30 Interminable ovation. Le public est debout et salue la performance d'une équipe incroyable.
Aucune fausse note, aucun passage à vide durant ces 18 heures. Comédiens et techniciens ont tenu leur rôle avec un courage exceptionnel. Et dire qu'il leur faudra remettre ça dès jeudi matin, tout juste le temps de dormir, de retravailler quelques scènes peut-être…
Plus modestement, le public a, lui aussi, le sentiment d'avoir participé à l'aventure. D'ailleurs, à la sortie, on lui distribue le badge collector… "J'y étais".
 
"Henry VI" de William Shakespeare – Création intégrale mise en scène par Thomas Jolly
A Avignon, à la Fabrica, les 24 et 26 juillet à 10h. Le spectacle tournera ensuite en France.

A découvrir en intégralité et en direct sur Culturebox le 24 juillet à partir de 10h

Le spectacle tournera ensuite en France.

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