Comment le monde du théâtre traverse la crise du coronavirus : sept professionnels témoignent
Alors que les occupations de théâtres font tâche d'huile en France, comment le monde du théâtre s’en tire en ces temps de vaches maigres ? Du délégué de production, aux comédiens/comédiennes, et auteurs/autrices, en passant par les attaché(e)s de presse… : quelles solutions trouvent les professionnels en ces temps de pandémie ?
Sept rencontres, sept facettes des métiers du spectacle vivant, vécues de l’intérieur, dans cette parenthèse sanitaire qui pèse tant depuis un an. Alors que les occupations de théâtres font tâche d'huile en France, ils n’ont pas arrêté de travailler, depuis un an, mais autrement. Lors du premier confinement, Emmanuel Macron avait demandé aux professionnels de la Culture de se "réinventer". Ils ne l’ont pas attendu pour le faire, et continuent, avec des solutions diverses et variées, selon leur rôle dans des métiers multiples. Sept d’entre eux nous racontent leurs adaptations pour faire face à la crise.
Farid Zerzour – Directeur de la troupe du Kalam, acteur, auteur, metteur en scène à Colombes
Farid Zerzour : J’ai fait ma plus belle année en 2020. C’est un paradoxe. Je voulais absolument trouver une solution pour la troupe, dont le noyau dur est composé de six-sept personnes. On a donc décidé d’adapter notre dernière pièce, Sinbad, la naissance d'un héros, dans les cours d’immeubles. Par exemple, la fresque exécutée au cours de la pièce, frontalement au public en salle, devait être dessinée à la craie sur le sol pour que les spectateurs aux balcons puissent la voir, à la verticale. On a répété en extérieur dans la clandestinité, puis on a eu des attestations. Ça a marché du tonnerre. Alors qu’on avait 14 dates d’annulées, on en a fait 16.
On est des ouvriers du théâtre. Je vois beaucoup d’artistes, plutôt reconnus, qui se plaignent : "je ne peux pas jouer, je ne peux pas monter sur scène, pour moi c’est vital…", et on apprend qu’ils sont partis dans le sud de la France. Il y a une différence de classe entre des artistes qui se battent tous les jours et les "installés", avec tout le respect que je leur dois. Ce sont eux qui protègent leur zone de confort et s’expriment en priorité. On laisse peu de place aux artistes précaires. Heureusement qu’il y a des petites compagnies qui, avec des bouts de ficelle, ont su tirer leur épingle du jeu.
Julie Timmerman, autrice, comédienne, metteure en scène, directrice de la troupe Idiomécanic Théâtre, Paris
Julie Timmerman, autrice, comédienne, metteure en scène et directrice de la compagnie Idiomécanic Théâtre, à Paris, a connu un beau succès avec Un Démocrate. Elle a eu la chance de donner de septembre 2020 à fin octobre sa nouvelle pièce Bananas (and Kings), juste dans le bon créneau, mais dut aussi s'adapter aux "stop and go" successifs durant cette saison particulière.
Julie Timmerman : Pendant le premier confinement, j’ai écrit une nouvelle pièce dont on m’avait passé commande. J’ai aussi travaillé sur le projet pédagogique de l’Opéra de Paris, qui donnera lieu à un spectacle début juin. Mais il a fallu adapter nos méthodes de travail au Covid, avec deux classes de 25 élèves. Une création, mais d’une autre sorte…
Ce qui n’était pas prévu, c’est qu’on retravaille Un démocrate pour l’espace public . Donc, on postule à des festivals de rue comme celui de Chalon-sur-Saône (21 au 25 juillet 2021). On est passés d’une pièce avec quatre acteurs, à deux, autour d’une table, sur deux chaises.
Il y a une vraie vitalité dans le théâtre, et en même temps un grand désespoir, avec des problèmes financiers à n’en plus finir
Julie Timmerman
J’ai été choquée par une autrice qui a écrit son journal du confinement à la campagne, où elle dit avoir passé du bon temps pour écrire dans un endroit idyllique, en ces temps difficiles. Elle est consciente d’être privilégiée, tant mieux pour elle, mais c’est tellement éloigné de la réalité pour la majorité des gens, que s’en est presque indécent. Cela recoupe toute la difficulté à montrer qu’il y a une vraie vitalité dans le théâtre, et en même temps un grand désespoir, avec des problèmes financiers à n’en plus finir. On ne sait même pas si le spectacle vivant va survivre, ni sous quelle forme… C’est une vraie angoisse existentielle. Même si on est aidés, et ce qui est fait est remarquable, ça ne sera pas suffisant.
Anne-Charlotte Lesquibe, chargée de production et de diffusion
Annes Charlotte Lesquibe : La chargée de production doit trouver des moyens nécessaires au montage des projets avec des directeurs de salles, des municipalités, les tutelles, pou monter des partenariats Une fois le spectacle monté, je deviens chargée de diffusion. Je contacte l’ensemble des programmateurs, des directeurs de lieux, pour les prévenir que ce spectacle existe, qu’on peut le voir, pour leur présenter et les convaincre de mes coups de coeur, je revendique d'avoir une ligne éditoriale.
Durant toute cette période, j’ai travaillé comme une folle, sur les reports de dates, en trouver d’autres... C’est l’enfer, car tout le monde se retrouve en même temps sur les mêmes jours – les régisseurs, les chargés de programmation, les directeurs de lieux… Ils reçoivent une quantité de propositions de spectacles qui s’embouteillent. Et les dates ne sont pas extensibles. Si un régisseur est prévu à une date, que la salle est réservée, que les comédiens sont prêts et qu’il n’y pas de régisseur, on ne joue pas.
Mais l’envie de vivre, de jouer, de se remettre en question est très présent chez tout le monde. Aujourd’hui, se pose la question de jouer en extérieur, mais tous les spectacles ne s’y prêtent pas. Reste les captations-diffusions, mais ce n’est plus du spectacle vivant, c’est autre chose, vertueux, mais pas pareil. Ça sert toutefois pour avoir du matériel à présenter, puiqu'on ne peut pas jouer sur scène.
Quant à adapter sa créativité à la situation actuelle, c'est plus que vivace. J’ai envie de faire une formation autour de la voix. Comme je n’en ai pas la disponibilité en temps normal, et que j’utilise beaucoup ma voix dans mon métier, je vais me lancer. J'ai un passé de comédienne et je voudrais voir ce qu’une formation très technique pourrait m’apporter, pour enregistrer des livres audios, faire du doublage, des documentaires, des podcasts…
Nikos Talbi Lykakis, directeur de la Scène Parisienne, Paris
Nikos Talbi Lykakis : J’ai fondé depuis cinq ans Coqhéron Productions, puis me suis allié à un capitaine d’industrie, Christophe Février, qui m’a permis de prendre le théâtre La Salle Parisienne. Nous voulons produire, donner et diffuser nos spectacles comme le fait le cinéma. J’ai transféré le concept au théâtre, pour sortir du process institutionnel.
On est sorti du premier confinement, comme d’une épreuve, avec confiance, mais depuis le deuxième, il y a une prise de conscience. C’est beaucoup plus dur et violent. Au déconfinement, tout le monde s’est plié aux consignes sanitaires, avec des frais, mais ça a marché, même si on attend toujours les aides promises. Donc beaucoup d’effets d’annonces. Pour mon théâtre, sur 18 mois d’exploitation, j’ai ouvert six mois et demi. Je suis quand même extrêmement reconnaissant au système de m’avoir permis de garder mon équipe, tous au chômage partiel. La question est comment va-t-on relancer l’économie, payer les loyers, relancer les représentations, communiquer… Comme tout chef d’entreprise, mais avec nos spécificités.
J’ai bien vécu le premier confinement, je m’occupais de l’acquisition d’un nouveau théâtre quand la nouvelle est tombée, après avoir subi les Gilets jaunes, les grèves de transports et la réforme de retraites, et des spectacles annulés. Après une reprise encourageante en septembre 2020, lors du déconfinement, bing, on repartait à zéro fin octobre. Je venais de reprendre le spectacle Joséphine Baker, c’était bien parti, mais tué dans l’œuf. On va le reprendre, comme celui sur Arletty. On peut le faire demain, tout le monde est sur le pont et n’attend que ça.
Quand on a rouvert en septembre, j’avais deux spectacles, alors que j’en avais huit par semaine avant le confinement, dont Miss Nina Simon. J’ai créé une Maison d’artistes avec chaque semaine des spectacles de petites compagnies qui avaient besoin d’une exposition parisienne, avec des ateliers, en accord avec la mairie. Ça a très bien pris, mais seulement pendant un mois et demi, couvre-feu oblige.
Sur la période confinée, j’en ai profité pour peaufiner ma ligne éditoriale, en modérant mon enthousiasme, et pour remettre les choses à plat, rééquilibrer la balance financière. J’ai aussi écrit une pièce sur Nicolas Tesla, le grand ingénieur électricien des années 1920-40. Je dois la peaufiner. Je vais donc la reprendre, peut-être ajouter des personnages… J’ai de quoi faire.
Dominique Lhotte, attachée de presse
Dominique Lhotte : Je m’occupe de la médiatisation des compagnies au niveau local, et national, étant à Avignon et à Paris. Au premier confinement, j’ai appelé les troupes pour savoir si elles avaient des captations de leurs spectacles pour les envoyer aux diffuseurs et à la presse, afin d’avoir une revue de presse à la reprise. Elles ont été intéressées par le concept, mais il leur était difficile de me rémunérer, puisque sans travail. Le théâtre du Kalam, dont je m’occupe, a lancé l’idée de représentations en extérieur et on a travaillé sur cette solution, qui aujourd’hui se généralise. Ça a marché du tonnerre ! J’ai une compagnie en Belgique qui a communiqué, grâce à sa captation, sur son dernier spectacle qui sera programmé à Paris d’ici à la fin de l’année.
Durant le déconfinement, je leur ai dit de faire des captations afin d’être prêts si un deuxième tombait. Ainsi, avec la compagnie La Baronnerie, on a pu aussi arroser programmateurs, diffuseurs et presse. On a pu continuer à travailler avec ce boulot de préparation, pour du long terme, et avoir une programmation solide en 2022.
Clémence Baron, comédienne, metteuse en scène, autrice, directrice de la troupe La Baronnerie, Bruxelles
Clémence Baron : J’ai commencé des cours de théâtre quand j’avais 7 ans, j'en ai aujourd'ui 25, et suis passée professionnelle depuis un an et demi. Cette année de pandémie a été un baptême du feu sur des montagnes russes.
On devait jouer ma première pièce, Accusé.e, à Avignon en juillet 2020 : annulé. J’ai compensé ce temps perdu en écrivant ma deuxième pièce, Fallacia, et fait les démarches avec notre attaché de presse pour être programmé à Paris lors du déconfinement, où on a eu six dates. Les retours étaient tellement bons, qu’on devait être programmés à Paris et à Bruxelles, avec beaucoup de représentations : encore annulé. On en a profité pour faire des captations pour les diffuseurs et la presse, et Fallacia a été éditée au éditions du Cygne trois mois après les premières représentations, ce que je ne concevais même pas avant le confinement. On en a aussi profité pour créer le site internet de la compagnie, et commencer notre communication, concevoir les visuels…
Puisque les théâtres n’ont pas rouvert depuis le 28 octobre 2020, je me suis remis à l’écriture, ce qui fait que depuis un an, j’en suis à trois pièces et demi. Ma créativité ne s’est pas mise en couvre-feu. Les captations étaient aussi quelque chose de nouveau, et j’ai pu préparer l’après Covid. J’aurai des choses à jouer le temps venu, je serai prête. Mais le deuxième confinement a été plus dur, j’étais abattue, j’aurai pu me laisser sombrer, et je me suis réveillée en me disant, c’est la guerre, la mienne et celle du théâtre, allez, on y va, et je vais trouver 10 000 façons de la gagner.
Bouchta Saïdoun, comédien, auteur
Bouchta Saïdoun : J’ai écrit il y a quatre ans mon autobiographie, Je voulais devenir un homme (Ed. L’Harmattan), dont j’ai retenu la moitié pour une pièce qui devait être créée en novembre, mais annulée suite au couvre-feu. Je devais jouer trois mois à Paris, ça m’a massacré d'y renoncer. Venant de Marseille, j'ai été très étonné de l’accueil que j’ai reçu au Théâtre Galabru qui m’a grand ouvert ses portes, c’est le Covid qui me les a refermées.
Je suis retourné à Marseille, où j’ai travaillé et travaille encore à mettre en bouche mon spectacle. J’apprivoise mon texte parce que j’y décrit ma vie difficile et cela me submerge parfois. Je dissèque la pièce, j’essaye d’attaquer le dur, comme un archéologue, mais ça fait mal quand j’entends ce que je dis, et ça me fais du bien en même temps, j’ai l’impression de me nettoyer.
Puis j’ai commencé à écrire la suite. Mais ça me rend fou de parler de suite, alors que je n’ai pas encore représenté le premier segment. La pièce s’arrêtait quand j’allais me marier sous l’injonction de ma mère. La suite, c’est le mariage, le foyer, ma fuite… Je me suis réfugié chez des religieux, si bien qu’après on me traitait d’islamiste. Je m’en foutais, j’en avais marre qu’on me traite de pédé, je préférais qu’on me traite d’islamiste. J’ai toujours été dans la créativité. Quand tu es dans l’urgence, tu dois inventer. Toute ma vie j’ai été confiné, de nature, étant "différent". Le replis sur soi pousse à la créativité, donc, je fais, je fais, je fais. Je suis entré dans le théâtre comme au monastère. C’est une psychothérapie, ça m’aide énormément, c’est ma vie.
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