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Avignon : Bruno Lajara, directeur du théâtre d’Hénin-Beaumont, parle de "sa mission"
Metteur en scène, auteur, directeur du théâtre L’Escapade d’Hénin-Beaumont, Bruno Lajara est avant tout à la tête de l’association de réinsertion sociale L’Envol, à Arras, mission qui lui tient très à cœur. Nous l’avons rencontré à l’occasion de la présentation dans le Off d’Avignon de sa première pièce en tant qu'auteur, "Ici-bas", d’après un fait divers survenu dans la jungle de Calais
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Jacky Bornet : Que représente le Festival d’Avignon à vos yeux ?
Bruno Laraja : La première fois, j’étais venu en tant qu’amateur, mais mon premier Avignon en tant que professionnel c’était en 1997. Il y a des choses qui ont changé, mais pas tant que ça. Il y a toujours cette effervescence de la rue des Teinturiers… En 97, il devait y avoir 200, 300 spectacles en Off, maintenant il y en a 1500, mais mon regard de jeune, qui a commencé le théâtre au lycée, puis de jeune adulte, n’a pas vraiment changé. Il y a la maturité, quelque chose derrière, mais c’est quand-même un endroit unique au monde, tout ce monde qui pendant un mois vit le théâtre, qui pense théâtre.
J. B. : Vous êtes très investi dans la fonction sociale du théâtre avec L’Envol. En quoi consiste cette démarche ?
B. L. : L’Envol, c’est un projet que j’ai écrit comme on écrit une œuvre. Au bout de 20 ans de carrière, je me posais la question de savoir comment continuer, quoi faire aujourd’hui, comment développer – vue que j’habite dans le nord de la France -, une région à la fois très dynamique culturellement, mais aussi sinistrée économiquement, en partie dans le bassin minier, le Pas-de-Calais etc… J’ai décidé, après avoir rencontré pas mal de gens notamment d’Amérique du Sud qui travaillaient sur des centre d’art et de transformation sociale, qui sont nés après la crise de 2001 qui a vu la faillite de l’Argentine. Les artistes se sont demandés comment ils pouvaient aider à redresser le pays, en restant artistes tout en faisant des choses concrètes. Ma mère est du Sud et elle travaillait dans des centres très impliqués dans des actions sociales. J’ai donc écrit ce projet de premier centre d’action sociale en France, dont le but fondamental est de rapprocher les populations coupées de l’offre culturelle, de la culture, et via cette rencontre de penser à une insertion citoyenne ou professionnelle.
Donc, le dispositif le plus abouti aujourd’hui, s’appelle "La Classe départ" que j’ai imaginé comme un dispositif qui prend pendant sept mois une quinzaine de jeunes décrochés scolaire, qui ont rejeté l’école en 4e-3e, qui n’ont aucune formation, qui n’ont rien, et pendant sept mois, à raison de 25 heures par semaine, leur faire vivre le théâtre, la musique, la danse, le chant, l’art plastique, le street-art, l’audiovisuel… Non pas pour devenir des artistes, mais pour réapprendre à s’exprimer, à prendre la parole, à dire des choses… C’est une expérience unique qui moi aussi me transperce, parce qu’elle change mon regard tous les jours, voyant ces jeunes se transformer. Ils arrivent fermés et, progressivement, ils parviennent à dire du Shakespeare ou d’autres choses.
En parallèle, la particularité de ce dispositif, c’est qu’il est à la fois financé par le ministère de la Culture, mais aussi la Fondation Abbé-Pierre, par la CAAF (Service logement ndlr), par des mécènes... On est donc dans un croisement et un foisonnement de gens autour de ce dispositif. On veut aujourd’hui l’essaimer pour le développer à l’échelle nationale.
J. B. : On parle de social, mais il y a une dimension psychologique dans ce processus.
B. L. : On en est à notre deuxième promotion, et on a eu plus de 65% de jeunes qui ont trouvé un boulot, qui ont repris des études, qui ont repris goût à la vie, qui se sont barrés de leur quartier pour aller dans le sud… Ça s’appelle "Classe départ" parce que le départ, il est à la sortie. On est là pour les aider à prendre le départ. Le terme générique qu’ils ont tous pour se définir, c’est d’être des voyageurs. Ils s’appellent des voyageurs, parce que pendant tout ce parcours, ils voyagent sans savoir où ils vont, mais à un moment donné, la destination, ils la trouvent eux-mêmes. Nous, on leur donne juste les clés pour qu’ils puissent ouvrir la porte.
J. B. : Il y a combien de jeunes dans une telle structure ?
B. L. : Pour l’instant, on en est à quinze par an. Parce qu’on a besoin de s’attarder avec eux, de prendre le temps, parce qu’il y a des situations très compliquées. On n’est pas l’école, on n’a pas ces codes-là. De plus, on est dans une forme d’autogestion. Les décisions sont prises ensemble, ils participent à la vie du lieu, ils peuvent dire qu’ils n’aiment pas un truc, ou qu’ils aiment. Il y a des cercles de parole chaque fin de semaine pour faire le bilan de ce que l’on a réussi ou pas, ensemble. Voilà.
J. B. De quoi se nourrit votre première pièce en tant qu'auteur "Ici-bas" ?
B. L. : J'ai toujours conçu le théâtre comme un théâtre des voisins. Je ne peux écrire que de là où je suis, de là où je regarde. J’ai la chance de vivre dans une région qui cristallise beaucoup de choses, qui est un peu le centre du monde, d’une certaine manière. Les industries se sont beaucoup réparties dans le nord de la France, au centre de l’Europe. Aujourd’hui la crise migratoire, elle s’échoue à Calais face à la Manche et pour "Ici-bas", je me suis demandé, suite à nombre de voyages dans le jungle à Calais, comment je pourrais écrire une histoire, une fable, aux enfants, aux familles, et casser ce seul angle traité par les chaînes info : voire tous ces morts flotter sur l’océan en mangeant devant la télé. Je me suis dit, voilà, je veux écrire pour tout le monde, avec une langue poétique et aussi, potentiellement, quelque chose qui puisse se terminer bien. Parce que la vie, elle peut aussi se terminer bien. Et c’est aussi la force du théâtre, parce que j’ai décidé en tant qu’auteur que ça allait bien se terminer.
J. B. : A Arras le budget de l'association l'Envol a été réduit, vous ètes directeur du théâtre de L’Escapade à Hénin-Beaumont, ville frontiste, comment le vivez-vous ?
B. L. : Oui, je suis directeur depuis le mois de mars d’un théâtre emblématique qui s’appelle L’Escapade, dans une ville que tout le monde connaît et qui se nomme Hénin-Beaumont. Si j’ai accepté de prendre la direction de ce théâtre, c’est parce qu’il est justement emblématique, qu’il existe depuis quasiment 30 ans, dans le bassin minier du Pas-de-Calais, et qu’il bénéficie d’un magnifique équipement. Aujourd’hui, ce qui se passe à Hénin-Beaumont, en tant qu’artiste, et en tant que citoyen, me parle. Mais la mission que j’ai acceptée - parce que c’est une association -, c’est le bureau de l’association qui m’a confié la direction, c’est comment continuer à faire de la culture dans l’ensemble du territoire du Pas-de-Calais, avec ses crises successives, avec ses soubresauts politiques. Moi, je m’adresse aux habitants, aux spectateurs, aux citoyens, je ne m’adresse pas aux électeurs. L’électeur, il agite son refus, sa violence une fois tous les ans, tous les deux ans, deux fois par ans… Aujourd’hui, je veux canaliser la colère de ces gens par rapport à la misère sociale… je veux m’attacher aux causes, aux causes de cette colère. Peut-être parce qu’on ne leur donne pas la parole. L’idée, c’est de leur donner une dignité, une responsabilité.
Pendant les élections, le monde entier s’est rendu dans cette ville, moi j’y suis tous les jours, il n’y a pas de journalistes, il n’y a pas de sociologues ou autres. Je travaille, et quand je vais acheter mon pain, en sortant du théâtre ou autre, je n’ai pas l’impression d’être dans une zone occupée. Donc, justement le but, c’est de concevoir un projet artistique et culturel cohérent pour le territoire. Les gens connaissent mes opinions, mêmes ceux d’Hénin-Beaumont, mais je ne suis pas là pour faire de la politique.
Je suis profondément démocrate. Ce qui est important aujourd’hui, si le Front national n’était pas un parti démocratique, et bien il faudrait l’interdire. Là, on ne l’interdit pas, donc les gens votent pour ce parti, ce parti gagne des élections, dans le territoire où je suis les gens votent majoritairement pour ce parti-là. Ce qui ne veut pas dire que je suis d’accord avec eux, tout comme envers d’autres choix politiques, j’ai mes propres opinions politiques, personnelles… Mais je suis un artiste qui a beaucoup travaillé depuis 10 ans, 15 ans, avec la Fondation Abbé-Pierre. C’est mon modèle, et je n’en est pas beaucoup, et l’Abbé-Pierre en fait partie. Il ne se posait pas la question de savoir pour qui votaient les gens, il faisait sa mission, moi je fais ma mission, là, aujourd’hui. Moi, je suis un artiste et je veux qu’on se batte contre la misère sociale et qu’on aide les gens à mieux vivre. Mon vrai travail, il est là.
Bruno Laraja : La première fois, j’étais venu en tant qu’amateur, mais mon premier Avignon en tant que professionnel c’était en 1997. Il y a des choses qui ont changé, mais pas tant que ça. Il y a toujours cette effervescence de la rue des Teinturiers… En 97, il devait y avoir 200, 300 spectacles en Off, maintenant il y en a 1500, mais mon regard de jeune, qui a commencé le théâtre au lycée, puis de jeune adulte, n’a pas vraiment changé. Il y a la maturité, quelque chose derrière, mais c’est quand-même un endroit unique au monde, tout ce monde qui pendant un mois vit le théâtre, qui pense théâtre.
J. B. : Vous êtes très investi dans la fonction sociale du théâtre avec L’Envol. En quoi consiste cette démarche ?
B. L. : L’Envol, c’est un projet que j’ai écrit comme on écrit une œuvre. Au bout de 20 ans de carrière, je me posais la question de savoir comment continuer, quoi faire aujourd’hui, comment développer – vue que j’habite dans le nord de la France -, une région à la fois très dynamique culturellement, mais aussi sinistrée économiquement, en partie dans le bassin minier, le Pas-de-Calais etc… J’ai décidé, après avoir rencontré pas mal de gens notamment d’Amérique du Sud qui travaillaient sur des centre d’art et de transformation sociale, qui sont nés après la crise de 2001 qui a vu la faillite de l’Argentine. Les artistes se sont demandés comment ils pouvaient aider à redresser le pays, en restant artistes tout en faisant des choses concrètes. Ma mère est du Sud et elle travaillait dans des centres très impliqués dans des actions sociales. J’ai donc écrit ce projet de premier centre d’action sociale en France, dont le but fondamental est de rapprocher les populations coupées de l’offre culturelle, de la culture, et via cette rencontre de penser à une insertion citoyenne ou professionnelle.
Donc, le dispositif le plus abouti aujourd’hui, s’appelle "La Classe départ" que j’ai imaginé comme un dispositif qui prend pendant sept mois une quinzaine de jeunes décrochés scolaire, qui ont rejeté l’école en 4e-3e, qui n’ont aucune formation, qui n’ont rien, et pendant sept mois, à raison de 25 heures par semaine, leur faire vivre le théâtre, la musique, la danse, le chant, l’art plastique, le street-art, l’audiovisuel… Non pas pour devenir des artistes, mais pour réapprendre à s’exprimer, à prendre la parole, à dire des choses… C’est une expérience unique qui moi aussi me transperce, parce qu’elle change mon regard tous les jours, voyant ces jeunes se transformer. Ils arrivent fermés et, progressivement, ils parviennent à dire du Shakespeare ou d’autres choses.
En parallèle, la particularité de ce dispositif, c’est qu’il est à la fois financé par le ministère de la Culture, mais aussi la Fondation Abbé-Pierre, par la CAAF (Service logement ndlr), par des mécènes... On est donc dans un croisement et un foisonnement de gens autour de ce dispositif. On veut aujourd’hui l’essaimer pour le développer à l’échelle nationale.
J. B. : On parle de social, mais il y a une dimension psychologique dans ce processus.
B. L. : On en est à notre deuxième promotion, et on a eu plus de 65% de jeunes qui ont trouvé un boulot, qui ont repris des études, qui ont repris goût à la vie, qui se sont barrés de leur quartier pour aller dans le sud… Ça s’appelle "Classe départ" parce que le départ, il est à la sortie. On est là pour les aider à prendre le départ. Le terme générique qu’ils ont tous pour se définir, c’est d’être des voyageurs. Ils s’appellent des voyageurs, parce que pendant tout ce parcours, ils voyagent sans savoir où ils vont, mais à un moment donné, la destination, ils la trouvent eux-mêmes. Nous, on leur donne juste les clés pour qu’ils puissent ouvrir la porte.
J. B. : Il y a combien de jeunes dans une telle structure ?
B. L. : Pour l’instant, on en est à quinze par an. Parce qu’on a besoin de s’attarder avec eux, de prendre le temps, parce qu’il y a des situations très compliquées. On n’est pas l’école, on n’a pas ces codes-là. De plus, on est dans une forme d’autogestion. Les décisions sont prises ensemble, ils participent à la vie du lieu, ils peuvent dire qu’ils n’aiment pas un truc, ou qu’ils aiment. Il y a des cercles de parole chaque fin de semaine pour faire le bilan de ce que l’on a réussi ou pas, ensemble. Voilà.
J. B. De quoi se nourrit votre première pièce en tant qu'auteur "Ici-bas" ?
B. L. : J'ai toujours conçu le théâtre comme un théâtre des voisins. Je ne peux écrire que de là où je suis, de là où je regarde. J’ai la chance de vivre dans une région qui cristallise beaucoup de choses, qui est un peu le centre du monde, d’une certaine manière. Les industries se sont beaucoup réparties dans le nord de la France, au centre de l’Europe. Aujourd’hui la crise migratoire, elle s’échoue à Calais face à la Manche et pour "Ici-bas", je me suis demandé, suite à nombre de voyages dans le jungle à Calais, comment je pourrais écrire une histoire, une fable, aux enfants, aux familles, et casser ce seul angle traité par les chaînes info : voire tous ces morts flotter sur l’océan en mangeant devant la télé. Je me suis dit, voilà, je veux écrire pour tout le monde, avec une langue poétique et aussi, potentiellement, quelque chose qui puisse se terminer bien. Parce que la vie, elle peut aussi se terminer bien. Et c’est aussi la force du théâtre, parce que j’ai décidé en tant qu’auteur que ça allait bien se terminer.
J. B. : A Arras le budget de l'association l'Envol a été réduit, vous ètes directeur du théâtre de L’Escapade à Hénin-Beaumont, ville frontiste, comment le vivez-vous ?
B. L. : Oui, je suis directeur depuis le mois de mars d’un théâtre emblématique qui s’appelle L’Escapade, dans une ville que tout le monde connaît et qui se nomme Hénin-Beaumont. Si j’ai accepté de prendre la direction de ce théâtre, c’est parce qu’il est justement emblématique, qu’il existe depuis quasiment 30 ans, dans le bassin minier du Pas-de-Calais, et qu’il bénéficie d’un magnifique équipement. Aujourd’hui, ce qui se passe à Hénin-Beaumont, en tant qu’artiste, et en tant que citoyen, me parle. Mais la mission que j’ai acceptée - parce que c’est une association -, c’est le bureau de l’association qui m’a confié la direction, c’est comment continuer à faire de la culture dans l’ensemble du territoire du Pas-de-Calais, avec ses crises successives, avec ses soubresauts politiques. Moi, je m’adresse aux habitants, aux spectateurs, aux citoyens, je ne m’adresse pas aux électeurs. L’électeur, il agite son refus, sa violence une fois tous les ans, tous les deux ans, deux fois par ans… Aujourd’hui, je veux canaliser la colère de ces gens par rapport à la misère sociale… je veux m’attacher aux causes, aux causes de cette colère. Peut-être parce qu’on ne leur donne pas la parole. L’idée, c’est de leur donner une dignité, une responsabilité.
Pendant les élections, le monde entier s’est rendu dans cette ville, moi j’y suis tous les jours, il n’y a pas de journalistes, il n’y a pas de sociologues ou autres. Je travaille, et quand je vais acheter mon pain, en sortant du théâtre ou autre, je n’ai pas l’impression d’être dans une zone occupée. Donc, justement le but, c’est de concevoir un projet artistique et culturel cohérent pour le territoire. Les gens connaissent mes opinions, mêmes ceux d’Hénin-Beaumont, mais je ne suis pas là pour faire de la politique.
Je suis profondément démocrate. Ce qui est important aujourd’hui, si le Front national n’était pas un parti démocratique, et bien il faudrait l’interdire. Là, on ne l’interdit pas, donc les gens votent pour ce parti, ce parti gagne des élections, dans le territoire où je suis les gens votent majoritairement pour ce parti-là. Ce qui ne veut pas dire que je suis d’accord avec eux, tout comme envers d’autres choix politiques, j’ai mes propres opinions politiques, personnelles… Mais je suis un artiste qui a beaucoup travaillé depuis 10 ans, 15 ans, avec la Fondation Abbé-Pierre. C’est mon modèle, et je n’en est pas beaucoup, et l’Abbé-Pierre en fait partie. Il ne se posait pas la question de savoir pour qui votaient les gens, il faisait sa mission, moi je fais ma mission, là, aujourd’hui. Moi, je suis un artiste et je veux qu’on se batte contre la misère sociale et qu’on aide les gens à mieux vivre. Mon vrai travail, il est là.
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