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"Avant la retraite" de Thomas Bernhard : un huis clos terrifiant orchestré par Alain Françon

Au Théâtre de la Porte Saint-Martin, Alain Françon dirige un magnifique trio d’acteurs dans une pièce de l’écrivain autrichien Thomas Bernhard.

Article rédigé par Sophie Jouve
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 3 min
Catherine Hiegel, Noémie Lvovsky, André Marcon dans "Avant la retraite" (FERNANDEZ)

Catherine Hiegel, Noémie Lvovsky et André Marcon sont réunis dans une tragédie grinçante de Thomas Bernhard qui fait resurgir les démons du nazisme.

Chaque année, le 7 octobre, Rudolf, juge en préretraite et qui fut affilié au parti nazi, fête l’anniversaire de son idole Himmler à qui "il doit d’être encore en vie". On est en Allemagne de l’Ouest en non plus en Autriche, le pays de Thomas Bernhard dont il a si souvent fustigé les institutions et la complaisance à l’égard de "ce passé qui ne passe pas". En Allemagne donc, où les abominables habitudes nazies ressortent de l’ombre, où les discours de ceux qui n’ont rien appris et rien oublié sont d’autant plus terribles qu’ils occupent comme Rudolf des postes de responsabilités où ils doivent juger les crimes des autres, eux qui en ont tant commis. Et cette fois-ci, peut-être parce que c’est l’Allemagne, Thomas Bernhard charge la barque.

Trio mortifère 

Au début de la pièce Vera (Catherine Hiegel) et Clara (Noémie Lvovsky), les sœurs de Rudolf (André Marcon), l’attendent dans un appartement aux hautes fenêtres et aux volets clos qui ressemble à une prison. Vera, dont on comprend vite qu’elle entretient une relation incestueuse avec son frère, a repassé son uniforme des SS et poser le portrait d’Himmler sur la cheminée. Clara, la cadette, victime d’un bombardement allié, est assise dans un fauteuil roulant, murée dans son silence et le visage plein de haine : elle sait que son frère et sa sœur, comme tous les ans, vont l’obliger à se raser la tête et à enfiler un uniforme de déporté.

"Avant la retraite" de Thomas Bernhard au théâtre de la Porte Saint-Martin (FERNANDEZ)

La pièce est construite en longs monologues alternés où ces nazis non dénazifiés retournent leur haine comme un gant à l’égard de ceux qu’ils considèrent comme destructeurs de leur monde, les juifs américains capitalistes-pollueurs, alors qu’eux-mêmes sont des gentils Allemands défenseurs de la nature et des arts.

Névroses et obsessions

L’énormité de la situation pourrait être rejetée par certains spectateurs ; maison l'accepte très vite par la force de l’écriture de Thomas Bernhard mais aussi par le  travail d’Alain Françon qui dirige magnifiquement ce trio pathétique : Rudolf et Vera en particulier qui ressassent en permanence leurs névroses, et s'en nourrissent, jusqu'à en tirer une satisfaction malsaine. Avec parfois des moments de lucidité qui confinent au burlesque : ils ont soigneusement renvoyé leur domestique (sourde et muette mais pas aveugle !) pour célébrer cet anniversaire dont ils ont tout de même conscience qu’il doit rester secret.

Pendant le premier tiers de la pièce Catherine Hiegel, impressionnante, occupe l’espace, distillant un climat sulfureux et anxiogène. Noémie Lvovsky, murée dans le silence, exhale la répulsion des siens par tous les pores de la peau. André Marcon, à la fin de la soirée, feuillette l’album photos "comme si sa mémoire était faite de morceaux de cadavres", prédisant "que bientôt viendra le temps de pouvoir dire ce que nous sommes", se félicitant d’avoir "un idéal et de lui rester fidèle"

La force des mots et des obsessions nauséabondes, la nostalgie d'un passé dont ils refusent la honte, nous terrifient et on pourrait l’être plus encore si Marcon n’avait cette rondeur un peu bonhomme qui fait que l’on n’est pas complètement tétanisé par lui. Cette satire mortifère d’un monde abjecte et absurde déclenche parfois un rire nerveux et salvateur.

Souhaitons que le bouche à oreille élogieux qui a accompagné les débuts de cette création, que l’on verrait davantage dans un théâtre public, se poursuive après le confinement, distinguant ainsi le pari audacieux et culotté du directeur du Théâtre de la Porte Saint-Martin, Jean Robert-Charrier.

"Avant la retraite" de Thomas Bernhard 
Mise en scène d'Alain Françon  
Théâtre de la Porte Saint-Martin
18 bd Saint-Martin, Paris Xe
Du 12 janvier au 2 avril 2022
Du mardi au vendredi 20h
samedi 20h30, et dimanche 16h
Durée : 2h

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