Au Lucernaire, un "Nez" d’après Gogol qui hume bien l’absurde d’une société
"Le Nez" est l’adaptation de la nouvelle du Russe Gogol par Ronan Rivière et sa compagnie du Théâtre Rouge.
Sur un étroit plateau, Ronan Rivière et ses comédiens donnent leur poids d’absurdité à la nouvelle de Gogol mais sur un fond de critique sociale des plus plaisants. C’est au Lucernaire.
Auprès de lieux plus fameux, il faut parler aussi de ces nombreuses salles parisiennes qui, dans des conditions moins confortables, font vivre le théâtre, toutes les formes de théâtre. Le Lucernaire, dans le quartier de Montparnasse, avec ses multiples petits espaces, est un de ces endroits-là. On y trouve de jeunes compagnies qui y ont (et pas par favoritisme !) leur ticket d’entrée et aussi des noms plus connus (en ce moment Romane Bohringer) pour des textes plus difficiles ou plus intimistes qui leur tiennent à cœur.
Une pièce tout public
Et cette adaptation du Nez de Nikolaï Gogol, on le dit d’emblée, conviendra fort bien au grand public mais aussi à des plus jeunes. L’histoire commence par la découverte incongrue dans la miche de pain bien chaude du barbier Ivan, miche qu’il s’apprête à savourer pour son petit déjeuner pendant que sa femme, Prascovia, se réserve le bol de café (c’est l’un ou l’autre), d’un… nez. Horreur ! A qui est ce nez ? A un client du barbier ? Le barbier l’aurait-il coupé sans le vouloir ? Mais non : Prascovia, plus fine mouche, voit bien que c’est "un nez coquet, donc un nez de fonctionnaire; il est petit et blanc, il sent la bergamote – L’assesseur de collège Kovalev", s’illumine le barbier. Un aparté littéraire : c’est ainsi même que commence avec génie la nouvelle de Gogol, et non, comme l’auraient fait d’autres auteurs (moins glorieux ?), par la découverte au réveil par le malheureux Kovalev de la disparition de son nez.
Mais évidemment c’est lui dont on va suivre les tribulations en une succession de tableaux dont les décors changent à vue grâce aux comédiens : la chambre de Kovalev, la table sale du barbier, les bureaux d’un médecin et d’un policier chargé des disparitions. Tout cela autour d’un pont en arcade qui rappelle qu’on est bien à Pétersbourg, dans la Venise du Nord.
Un tableau social joliment troussé
C’est fait joliment, avec peu de moyens évidemment mais sans être dans le misérable, de même les costumes rappellent-ils l’époque des tsars, cette chemise bleue de moujik du barbier, ce costume jaune moutarde de Kovalev, une couleur qui a toujours attisé le ridicule.
Ce qui est délicieux c’est la manière dont Gogol, avec cette histoire de nez (disons-le, dont on n’aura jamais une explication vraiment rationnelle), nous offre le prétexte d’un tableau social, lui-même étant d’une famille aristocratique d’origine ukrainienne, une Ukraine qui faisait partie de l’Empire tsariste. Le malheureux Kovalev n’a ce poste de fonctionnaire honnêtement payé sans doute, et sans doute aussi inutile, que parce qu’il est de petite noblesse et nullement pour ses compétences.
Son obsession, un mouchoir caché devant le visage, est de retrouver son nez, d’abord face à la furia de sa fiancée (très amusante Laura Chétrit) qui l’invective, veut l’épouser sur-le-champ, qu’il lui fasse six enfants dans la foulée et qui lui écrit des lettres enflammées à coup de formules sur lesquelles elle s’extasie : "On dirait du Pouchkine". Le médecin consulté est un peu moins incompétent que ceux de Molière mais à peine. Quant au policier, que Ronan Rivière, qui signe la mise en scène, joue avec une inquiétante placidité, non content d’avoir l’analyse la plus fine quand il voit le "nez absent (car c’est ainsi que ça commence, un nez en moins et ensuite tout se détache, se dégrade, on part en morceaux, on se transforme et puis on meurt ": à ce moment-là on pense forcément au Kafka de La métamorphose ), il a aussi la réplique la plus frappante : "c’est étonnant, la place est libre et plate comme une crèpe au sortir de la poêle".
Laura Chétrit et Ronan Rivière dominent la distribution. Le Kovalev de Jérôme Rodriguez est bien mais manque de la terreur sourde qu’il devrait ressentir à cette mésaventure. Le barbier de Michaël Giorno-Cohen a de la bonhomie, Amélie Vignaux surjoue un peu Prascovia. La scène où le couple vient chez Kovalev et admire, lui, prolétaire, les moulures, les dorures, le beau mobilier de l’appartement, laisse prévoir le choc social qui, près d’un siècle plus tard, provoquera dans un pays si inégalitaire la révolution communiste…
Quand le Nez entre en scène...
Mais la pièce décolle vraiment quand elle ne suit plus Gogol ! C’est-à-dire quand le Nez entre en scène : drôle de forme entre animal de cauchemar et naseau de cheval, porté par un comédien (Rivière lui-même) aux jambes nues et grêles. Un nez qui ne parle pas, mais grommelle et éructe, renifle et pleurniche. Et qui transforme le conte de Gogol en une grande histoire d’amour entre un nez et son maître, rendant cette histoire folle alors très touchante.
On ne peut s’empêcher de penser à sa suite, une histoire de nez disparu aussi, à Venise, Le nez en fuite, du merveilleux auteur italien Gianni Rodari (dans les Histoires au téléphone), qui devient cette fois une comédie à l’italienne, nous rappelant, comme chez Gogol, que ce nez qui est au milieu de notre visage en définit vraiment le relief mais surtout l’organisation.
"Le Nez", d’après la nouvelle de Nikolaï Gogol, mise en scène de Ronan Rivière
Théâtre du Lucernaire, Paris
01 45 44 57 34
Tous les jours à 19 heures, le dimanche à 16 heures. Relâche le lundi. Jusqu'au 20 février.
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