A la Comédie-Française un "Mariage forcé" de Molière qui joue l’inversion des sexes et tire la farce vers une cinglante noirceur
C’est au Studio-Théâtre de la Comédie-Française un "Mariage forcé" de Molière qui joue sur l’inversion des sexes et mise aussi sur les masques, le travestissement, au service d’une vision d’une noirceur qui, pour certains, paraîtra jubilatoire et pour d’autres insupportable. Les Comédiens-Français, en tout cas, font le "job", et parfois avec abnégation…
Ce n’est pas la meilleure pièce de Molière. Presque une pochade, dont l’argument tient sur une feuille de papier à cigarette. Dans la série des malheureux roulés dans la farine, on préfèrera de loin un Monsieur de Pourceaugnac qui fait tellement plus sens -et sens social surtout. Le surprenant, c’est que le Mariage forcé date de 1664, qui est déjà assez loin dans la vie d’un Molière ayant déjà derrière lui Les précieuses ridicules ou surtout L’école des femmes. Et Molière vient d’achever son Tartuffe et prépare son Don Juan, à côté desquels Le mariage forcé fait pâle figure.
Mariage-cauchemar
Sganarelle (nom générique qui, cette fois, n’est pas un valet mais un homme déjà mûr et sans doute riche) doit épouser la jeune Dorimène mais, en célibataire de long temps, il essaie d’interroger quelques personnes de son entourage pour recueillir leur avis sur ces noces. Un ami, Géronimo, l’encourage en riant sous cape, deux philosophes font… les philosophes -des cibles de Molière comme les médecins ou les faux dévots- mais c’est enfin Dorimène elle-même, dont
Sganarelle surprend la conversation avec son amant, Lycaste, qui dissuade le futur époux de se mettre la bague au doigt. C’est compter sans la folie furieuse de la famille, à l’issue de quoi Sganarelle, battu, mortifié, trompé, sera marié de force et ainsi commencera (on l’imagine) son malheur.
Car une jeune femme modeste n’épouse un barbon (53 ans, ce qui est, pour l’époque la profonde vieillesse, âge, d’ailleurs, que Molière n’atteindra même pas) que pour sa fortune ou son titre, en ne renonçant pas, si elle est coquette, aux plaisirs qu’elle a déjà contractés. Tout le monde le savait à l’époque, il est curieux que Sganarelle l’ignore. La pièce -à peine une heure, 45 minutes si on ôte les pantalonnades- ne prend vraiment son sens que sur la fin, quand le mariage-cauchemar devient une sorte de piège où s’englue Sganarelle tel un gibier malchanceux. Après cela, il s’agit de faire un spectacle…
Un être improbable, asexué, masqué, se tient devant nous de longs instants, hagard et triste. Muet. C’est un décor blanc et aseptisé autour de lui, en pente, signe de déséquilibre, peut-être d’incarcération… mentale. Il finit par prononcer d’une voix presque inaudible, chevrotante : Cachez ce sein que je ne saurais voir. Puis, après encore un temps : Le petit chat est mort. Cela fait rire certains, pas du tout d’autres. On croit à une sorte de Molière-Alzheimer. On comprend, quand la voix se précise, que c’est Sganarelle ; et la pièce commence.
Inversion des sexes
Julie Sicard est méconnaissable. Masquée, gros bébé rembourré, sorte de sculpture vivante et sans couleurs à la Niki de Saint-Phalle, exceptée la joie. Méconnaissable sera aussi Benjamin Lavernhe, en second philosophe et en Lycaste, l’amant. Mais sa présence est toujours spectaculaire. Sylvia Bergé passe, hiératique, dans le rôle d’Alcantor, le papa. On aura compris qu’on est dans l’inversion des sexes, y compris quand Lavernhe et Kamilindi deviennent des Bohémiennes mais elles ressemblent beaucoup plus à des cauchemars qu’à des femmes.
Gaël Kamilindi a ouvert l’histoire en conseiller et (vaguement) ami de Sganarelle qui se gausse de ces épousailles. Il est, dans son insolence gouailleuse, très bien. Très bien aussi, mais c’est plus gênant, quand il endosse le rôle du frère de la fiancée, Alcidas, qui joue du couteau (Molière parle d’épée) pour contraindre Sganarelle : on ne veut pas être trop "politiquement correct" mais on tombe dans les clichés -est-ce voulu?- qui imputent immédiatement à certaines catégories de Français de se battre et de se battre à mort.
Christian Hecq réussit, en mariée, à beaucoup faire rire sans être ridicule, par un certain hiératisme, un déplacement mesuré, la tête haute et le regard dédaigneux, telle une autruche humaine qui avancerait en se dandinant. Evidemment, comme Hecq n’est pas un perdreau de l’année, cela tue tout l’effet qui est le sujet même de la pièce : une jeune fille pauvre contrainte d’épouser un vieil homme riche.
Une fin digne du cinéma "gore"
Jusque-là, même si c’était sans grande passion, on acceptait à peu près ces inversions des sexes, ces faux seins, faux fessiers, faux nez, fausses bouches, costumes en sac de sable, qui donnaient une identité bizarre à un spectacle un peu pauvre. Mais la fin, dans sa radicalité, ne relevait plus de Molière mais des "Metoo" les plus castratrices, au point de se demander ce qu’avait fait ce malheureux homme pour mériter de telles tortures. Battu, bousculé, boxé, jeté par terre, la pauvre Julie Sicard subissant toutes ces avanies en poussant pendant cinq minutes une sorte de gémissement ahané, le malheureux homme finit par subir une punition digne du cinéma "gore", qui explique assez bien le panneau à l’entrée du théâtre : Spectacle recommandé aux plus de 15 ans. Ce qui signifie déconseillé aux "moins de… " Parents, si vous vouliez faire découvrir Molière à vos jeunes têtes, passez votre chemin. D’ailleurs, si certains parmi vous se roulaient de bonheur sur leurs sièges, d’autres, abasourdis, restaient de glace.
Au moins Louis Arène et ses comédiens auront-ils réussi à rendre à Molière une radicalité fort contemporaine. Beaucoup trop à notre sens, on l’avait compris.
"Le Mariage forcé" de Molière. Mise en scène de Louis Arène.
Studio-Théâtre de la Comédie-Française à 18 heures 30 jusqu’au 3 juillet. Relâche les lundis et mardis.
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