"Les Émigrants" : annulée à Avignon, la pièce très attendue de Krystian Lupa à l'Odéon ravit autant qu'elle déçoit
Dans cette maison presque entièrement détruite, les murs jaunis sont abîmés. Ils ont vécu, et racontent une histoire d’un passé aussi lourd que sont illisibles les dessins et les inscriptions qui l’habillent. Les portes en bois râpées grincent. Le narrateur se tient seul sur le parquet, une lettre à la main. "Tu te souviens de Paul ? De ton instituteur ? Paul Bereyter. Il est décédé. Apparemment, il a mis fin à ses jours. Il s’est jeté sous le train… à quelques centaines de mètres d’ici."
C’était la pièce la plus attendue au Festival d’Avignon 2023. Elle n’avait finalement jamais eu lieu après son annulation en raison de "contraintes calendaires, financières et logistiques". Et les problèmes ne se sont pas arrêtés là. Entre reports et annulations, la première représentation de la pièce Les Émigrants, adaptée du roman de l’Allemand W.G. Sebald, vient d'avoir lieu au théâtre de l’Odéon.
Au vu de la mise en scène ambitieuse et complexe envisagée par l’un des grands metteurs en scène de théâtre, le Polonais de 80 ans Krystian Lupa, on peut aisément comprendre les reports et les difficultés rencontrées dans la mise en œuvre de cette adaptation. Entre écran de cinéma géant en transparence, décor de désolation changeant de forme selon ce qu’on y projette, costumes et objets d’époque, le résultat est bluffant… Oui, mais seulement pour une partie du spectacle.
Entre théâtre et cinéma
Les Émigrants, c’est l’histoire du dévastateur passé de la Seconde Guerre mondiale sur ceux qui ont survécu. Sebald, né en 1944, met en scène un narrateur qui porte son nom. Il raconte le parcours de quatre hommes qui ont tous appréhendé difficilement la guerre et l’après-guerre. Il montre à quel point celle-ci a gangrené leurs corps et leurs esprits. Sur ces quatre parcours, Krystian Lupa choisit de n’en montrer que deux. Le spectacle de quatre heures consacre deux heures à l’instituteur Paul Beyreter et deux autres au grand-oncle du narrateur, Ambros Adelwarth. Une mise en scène entre souvenirs et réalité, entre apparitions fantomatiques du passé et personnages en quête de réponses.
Le travail d’image de Krystian Lupa est spectaculaire. Les écrans sont devenus monnaie courante au théâtre. Avec cette pièce, Krystian Lupa n’en fait pas un accessoire. Il assume clairement la puissance cinématographique qu’apporte l’écran et n’a pas peur de diffuser des petits films comme des morceaux de souvenirs sortis de la mémoire de Sebald. Krystian Lupa fait honneur à son titre de "maître" avec ce travail subtil et affûté.
Merveilleusement bien tournés, ces films projetés racontent le génie et la pertinence de Paul Beyreter en tant qu’instituteur. Uniformes, pupitres et bancs en bois, ce portail vers un temps révolu montre que l’instituteur est bien plus qu’un passeur de savoir. Le narrateur, qui fut l’élève de Paul Bereyter, n’a pas connu la vie de son enseignant. Lorsqu’il apprend son suicide, il fait tout pour reconstituer la vie de Paul en s’aidant d’une de ses amies, Mme Landau.
Krystian Lupa joue avec le récit dans lequel les points de vue s’entremêlent, bercés par les souvenirs de chaque personnage. Mais la paisible vie du professeur se noircit avec la montée du nazisme. Paul Bereyter accepte d’enseigner la propagande nazie pour ne pas abandonner son métier. "L’école reste une école… les enfants restent des enfants… On ne peut pas d’un coup cesser d’enseigner aux enfants…", explique Paul à son amoureuse Hélène, jeune femme juive qui risque la déportation à tout moment. "Tu ne vois pas ce qui se passe ? Où est-ce que tu vis ? Ce ne sera pas une école, mais une idéologie nazie…", lui répond Hélène. "Et toi, tu vas devenir une idéologie ou tu l’es déjà ?", renchérit-elle.
Longueurs
Après deux heures de spectacle et un entracte, Krystian Lupa déroule une tout autre histoire. Le narrateur part sur les traces de son grand-oncle Ambros Adelwarth. L’histoire d’amour de son oncle juif avec un Allemand est minée par le silence. Krystian Lupa montre un Ambros jeune, incapable de résoudre les malheurs qui le traversent. Le metteur en scène alterne, comme avec Paul Beyreter, entre passages joués et projections, qu’il considère comme une manière de "brouiller les strates narratives et les temporalités du récit".
Cette deuxième partie ne prend pas. Seul le parcours de Paul Bereyter marque les esprits autant dans la mise en scène que dans les vives émotions suscitées par le texte. Après deux heures de spectacle, le public est déjà bien essoufflé. Rien de pire donc que deux heures où l'on frôle l'ennui. Habitué des pièces longues, Krystian Lupa n’a probablement pas jugé judicieux de diviser le spectacle en deux parties et de les jouer à différentes périodes. Un pari manqué pour ce spectacle qui mérite tout de même le détour… pour les deux premières heures.
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