"La Haine - Jusqu'ici rien n'a changé" : Mathieu Kassovitz continue à questionner le présent dans une comédie musicale enthousiasmante

Dans un spectacle immersif qui reprend l'essentiel du scénario de son film-culte de 1995, l'acteur et réalisateur actualise et enrichit son propos en prônant le vivre-ensemble et l'écoute des jeunes des quartiers, où rien n'a changé. Nous avons assisté à la seconde représentation, celle du 11 octobre, à La Seine musicale.
Article rédigé par Laure Narlian
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié
Temps de lecture : 8min
Vinz (Alexander Ferrario), Hubert (le rappeur Alivor) et Saïd (Samy Belkessa) dans le spectacle "La Haine - Jusqu'ici rien n'a changé" de Mathieu Kassovitz. (YAMAN OKUR)

Trente ans après La Haine, auréolé du César du meilleur film en 1995, Mathieu Kassovitz revisite sur scène son long-métrage devenu culte dans un spectacle mêlant danse hip-hop, rap et théâtre, re-titré La Haine - Jusqu'ici rien n'a changé. Il promettait quelque chose d'ambitieux et d'inédit, et relève le défi avec cette comédie musicale pleine de surprises au message toujours aussi politique, donnée jusqu'au 5 janvier 2025 à La Seine musicale (Boulogne-Billancourt) et en tournée en France jusqu'en juin 2025.

La première scène plante le décor, et il est saisissant de réalisme. En bas d'une cité grise, dont les murs aveugles sont recouverts de fresques représentant les portraits d'Arthur Rimbaud et de Charles Baudelaire, les forces de l'ordre casquées montent la garde. Alors que le jeune Saïd crie d'en bas à Vinz de descendre, les fenêtres d'un HLM s'animent de personnages. À l'une d'elles, Angélique Kidjo (virtuelle) se met à chanter et d'autres habitants se joignent à elle, mêlant rythmes du Maghreb et guitares gitanes.

Saïd, Vinz, Hubert et le fameux Smith & Wesson perdu par un policier durant les émeutes dans la cité, dans la comédie musicale "La Haine - Jusqu'ici rien n'a changé", mise en scène par Mathieu Kassovitz et Serge Denoncourt. (YAMAN OKUR)

Au premier plan, sur un ingénieux plateau tournant, une douzaine de jeunes entame une chorégraphie en essaim mêlant le hip-hop à toutes les danses. Puis Vinz et Saïd débutent leur périple, le décor avançant au fil de leur progression – ils marchent en réalité sur un discret tapis roulant, une belle trouvaille, elle aussi bluffante. Il y en aura d'autres, en 3D, signées du studio montréalais Silent Partners, tout au long de ces 90 minutes.

La douzaine de tableaux, joués, rappés et dansés, suit à peu près le même déroulé que le film. Celui de la déambulation de trois jeunes d'une cité de Chanteloup-les-Vignes (Yvelines), Saïd, Vinz et Hubert, au lendemain d'une nuit d'émeutes après une bavure policière qui a laissé un jeune entre la vie et la mort, et alors qu'ils sont en possession d'une arme qu'un policier a perdu dans la mêlée. On retrouve donc les scènes familières comme celle du toit du HLM où grillent des merguez dont Saïd réclame sa part, celle du monologue teigneux de Vinz face à son miroir façon Robert de Niro dans Taxi Driver, ou celle de la garde à vue musclée de Saïd et Hubert.

Le récit, inscrit dans le présent, avance en chansons

Sauf qu'en complément des dialogues, le récit avance cette fois au travers de chansons dans lesquelles les personnages expriment leurs sentiments et leur point de vue. Aux manettes de la mise en musique, le producteur Proof fait la part belle au rap, ce genre musical émergent il y a trente ans et aujourd'hui dominant, avec quelques incursions dans l'électronique (avec The Blaze) et même le symphonique (Le Chant des partisans).

Le chanteur et musicien Matthieu Chedid, ainsi que les rappeurs Youssoupha, Médine, Akhenaton, Oxmo Puccino et Tunisiano, ont été mis à contribution, tout comme les figures de la nouvelle garde rap que sont Doria, Jyeuhair, Nahir et Benjamin Epps. Les comédiens interprètent ces chansons écrites sur mesure, qui font par ailleurs l'objet d'un album des auteurs originaux, sorti vendredi 11 octobre.

La scène du toit, lors des répétitions du spectacle "La Haine - Jusqu'ici rien n'a changé". (JOEL SAGET / AFP)

Mathieu Kassovitz et son co-metteur en scène Serge Denoncourt ne se contentent pas de regarder dans le rétroviseur. Puisque, de fait, "jusqu'ici, rien n'a changé" dans les quartiers, ils veillent à inscrire leur spectacle dans le présent. D'abord avec un générique en noir et blanc mêlant des images de révoltes et de manifestations récentes face aux brutalités policières, de George Floyd et Black Lives Matter à Justice pour Adama et Nahel.

Puis, par petites touches, avec l'irruption de téléphones portables (qui n'existaient pas en 1995), avec des références à l'IA, et des clins d'œil à Naruto, Aya Nakamura ou Kylian Mbappé. Ou encore avec ce jeu de mots de Saïd à propos de l'actuel président du Rassemblement national : "Si Bardella passe, j'me barre de là".

Des variantes et de l'humour

Le spectacle introduit également des variantes, notamment avec l'apparition dans cet univers très masculin d'une jeune femme, l'amoureuse voilée de Vinz, incarnée par la rappeuse Doria. Celle-ci tente de le convaincre de quitter la cité et sa violence et de renoncer à ses désirs de vengeance, dans un exercice qui rappelle fort Diam's (c'est un compliment) et qui, dans sa quête d'élévation, ne fait pas que filer les métaphores et réalise une performance acrobatique.

Autre nouveauté, un policier pousse sa complainte rageuse, offrant un intéressant contrechamp. Il y rappelle qu'il travaille dangereusement pour un salaire de misère – "J'trime pour un salaire de merde, j'peux finir à la morgue/Tué par une racaille qui frime avec l'argent d'la drogue" – et que nombre de ses collègues "sous pression" se suicident.

Le trio Hubert, Saïd et Vinz en ballade à Paris de nuit dans le spectacle "La Haine - Jusqu'ici rien n'a changé" de Mathieu Kassovitz à La Seine musicale. (ANTHONY GHNASSIA)

Ponctué d'enthousiasmantes chorégraphies, de celles qui donnent envie de s'éjecter du fauteuil pour danser, signées Émilie Capel et Yaman Okur, le show n'oublie pas l'humour. La scène de tentative de vol de voiture par le trio (carrément futuriste) et celle de l'interphone en bas d'un immeuble bourgeois sont ainsi particulièrement drôles.

Danse et humour visuel sont même à l'unisson dans un formidable tableau, où, sur une place parisienne au cœur de la nuit, Vinz, Saïd et Hubert se retrouvent entourés de passants bien éméchés ou drogués qui tiennent à peine debout – sensationnels danseurs élastiques, en déséquilibre, sur fond de jazz.

Un trio d'acteurs convaincant

Difficile de remplacer les trois acteurs originaux, Vincent Cassel (Vinz), Saïd Taghmaoui (Saïd) et Hubert Koundé ( (Hubert), dont le souvenir reste très vif malgré le temps. Les jeunes acteurs qui se glissent dans la peau des trois personnages s'en acquittent avec brio.

Samy Belkessa joue Saïd. Comme dans le film, spontané, mobile, blagueur et filou, il est le plus attachant du trio et parvient même à faire oublier l'original. Alivor, rappeur havrais dans la vraie vie, est convaincant en Hubert, le plus sage et posé du lot. Quant à Alexander Ferrario, il n'a pas la présence animale de Cassel, et donne parfois l'impression de surjouer Vinz, le hâbleur et tête brûlée mal dégrossi, mais il lui offre une touche de fragilité bienvenue.

Saïd (Samy Belkessa), Vinz (Alexander Ferrario) et Hubert (le rappeur Alivor) dans la comédie musicale "La Haine- Jusqu'ici rien n'a changé". (HELENE PAMBRUN)

On se souvient que le film se terminait abruptement, en plein suspense. Parce que tout le monde lui demandait depuis trente ans "alors, qui a tiré ?", Mathieu Kassovitz prolonge de quelques minutes son scénario avec, en guise de résolution, un rap habile d'Hubert signé Médine à qui l'on doit ce remarquable "On n'ouvre pas la porte du vivre-ensemble avec une clé d'étranglement". Un coup de frisson à l'issue duquel le public, l'œil brillant, s'est levé vendredi 11 octobre comme un seul homme, accordant au spectacle et à sa talentueuse troupe une très longue ovation.

En 1995, Mathieu Kassovitz exprimait dans son film sa préoccupation et sa colère contre les violences policières et les préjugés dont faisaient l'objet les jeunes de cités, avec une tendresse certaine pour ses trois personnages turbulents. Trente ans plus tard, rien n'a changé, mais il y ajoute, en bon daron, une dose de nuance ainsi qu'une louche de sagesse et d'amour en faveur du dialogue et du vivre ensemble. Vendredi 11 octobre, sur scène et dans la salle, tout le monde voulait y croire.

"La Haine - Jusqu'ici rien n'a changé" jusqu'au 5 janvier 2025 (à certaines dates) à La Seine musicale (Boulogne-Billancourt) mais aussi du 8 au 10 novembre au Dôme de Marseille et les 15 et 16 novembre à la LDLC Arena de Lyon, puis partout en France jusqu'en juin 2025.

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