"Nicht Schlafen" à la Biennale de la danse : le chaos du monde par Alain Platel
On garde les yeux et les oreilles bien ouverts pour parer à la menace car on a bien compris que "Nicht Schlafen", "Ne pas dormir" en allemand invite à la plus grande vigilance.
Avant même que la lumière de la salle ne s'éteigne totalement, le décor nous happe par sa représentation apocalyptique. Des cadavres de chevaux jonchent le sol, de grandes bâches de toile de jute déchirée tombent du plafond. Peu à peu les neuf interprètes s'installent sur la scène puis s'immobilisent.
Où sommes-nous? Dans quelle guerre ? A quel rite funéraire assistons-nous ?
Juste la fin du monde
La longue scène d'introduction est une rixe où les personnages s'empoignent, se déshabillent, se déchirent sur le son d'une cloche qui sonne comme un glas prémonitoire. Ce type de séquence ultra violente ponctue les 1h40 du spectacle. C'est long, c'est aride, c'est organique, mais c'est ainsi que Platel voit la construction de la société d'aujourd'hui. Un rythme effréné où les individus s'ignorent ou se dévorent.Pour évoquer ce monde, le chorégraphe s'est plongé dans un ouvrage de Philippe Blom "The Vertigo Years" qui envisage les premières années d’un XXe siècle comme le terreau des deux guerres mondiales.
Malher comme point de départ
"Nicht Schlafen" narre un monde de désolation et de vide. Pour illustrer son oeuvre tragique, Alain Platel, admirateur de Bach, a pris comme point de départ la musique romantique de Gustav Mahler (1860-1911). Une musique qui parle d'un monde qui s’éteint et d’un autre qui s’allume.Mais loin d’être un paysage sonore, les corps et les lieder du compositeur autrichien se répondent, se soutiennent dans un monde qui se perd.
De l'ingénieur du son au compositeur, Alain entretient un dialogue, des questionnements et il y a des rebonds. Chacun se nourrit de l'autre
Bérangère Bodin - Danseuse
Le compositeur flamand Steven Prengels (qui avait déjà travaillé avec Platel sur "Coup Fatal") offre du Mahler mixé à des polyphonies de danses africaines et à des sons de sonnailles, et même d’animaux agonisants.
Profondément touché par les grands thèmes que sont la souffrance et la mort, le metteur en scène belge partage cette prédilection avec la plasticienne Berlinde De Bruyckere. L'essentiel de son approche artistique tourne autour du cheval mort. Elle en fait de poignantes statues de cire qui parlent de la mort et hurlent le vivant.
Toute la pièce de Platel est construite autour de cette sculpture morbide. Les corps aux muscles saillants se tordent et se disloquent, les hommes agonisant sont pris de soubresauts douloureux, abandonnés de tous. Et puis soudain la puissance du ballet emporte l'ensemble dans un galop tonitruant.
Interrogés sur cette oeuvre monumentale, les danseurs se souviennent de leur visite dans l'atelier de Berlinde. "On a même fait du cheval !", se souvient l'un d'eux. Une démarche atypique qui soude encore plus le groupe et les fait avancer individuellement.
En entrant dans les ballets C de la B je me suis découvert artiste plus que danseur. C'est un cadeau !
Romain GuionLes corps et le groupe
La danse de Platel est une oeuvre de groupe. Tendue et nerveuse. Les danseurs occupent tout le plateau, un duo n'est pas montré isolément. En fond de scène, il se passe toujours quelque chose, car chez Platel (orthopédagogue de formation) les mouvements saccadés et les corps qui se disloquent sont les bases de sa création. Ça claque, ça crie, ça renifle, chaque scène de "Nicht Schlafen" est un tableau vivant puissant de sens et de questionnements.
Aux corps à corps impulsifs et brutaux succèdent des purs moments d'harmonie. Comme ce ballet qui transforme les neuf personnages en montgolfières, vêtus de leur blouson de sport aux couleurs criardes, les voici qui s'envolent et qui nous embarquent dans leur élévation. Une respiration bienvenue ! Le chorégraphe en invente bien d'autres avec l'énergie des deux interprètes congolais Boule Mpanya et Russell Tshiebua.
On ne peut pas penser individuel on pense groupe. On se rend compte dès les premières heures de travail en studio qu'il va falloir trouver sa place au sein de ce groupe, c'est un peu comme société où l'on s'intègre et où l'on contribue à cette société
Samir M'Kirech- Danseu
Danse sociétaleDepuis 1984, Alain Platel nourrit ses créations des questions mondiales de société. Des déshérités vivant dans la rue aux troubles psychiatriques, il donne sa propre interprétation du monde et de l'humanité
J'utilise les idées et les sensations des interprètes avec qui je travaille. J'ai la prétention de montrer des pièces qui illustrent ce qui se passe dans le monde
Et quand on interroge Alain Platel sur la capacité pour l'art ou la danse à soigner le monde, la réponse du metteur en scène est laconique et sans appel : "non je ne le crois pas".
Mais pour ses danseurs, le discours est plus optimiste. Si pour Bérangère l'art permet de se battre pour rester en vie, pour Romain, ce voyage et cette expérience émotionnelle sont plus qu'une histoire. C'est un peu comme un baume. Quant à Samir, qui constate ce qu'est devenu le monde arabo musulman, il compare ce moment à une bulle où l'on se sent à part.
Tour à tour érigés comme des trophées ou battus à mort comme des chiens, les personnages de "Nicht Schlafen" se battent et se débattent pour tenir debout.
Ovationné par le public de la Maison de la Danse, le final magistral de cette oeuvre dont la beauté visuelle évoque les corps de Caravage, laisse le spectateur abasourdi. On ressort hagard avec une furieuse envie de fuir cette société en état de décomposition.
Après Lyon, Les Ballets C de la B présenteront "Nicht Schlafen" :
Ven 30 sept., 20h à La Comédie de Saint-Étienne
4-5 oct au festival Actoral de Marseille
Mer 12 oct. | Jeu 13 oct. à l'Espace Malraux de CHAMBÉRY
8-10 nov. au Maillon de Strasbourg
16-19 nov. à l'opéra de Lille
29-30 nov. Scène Nationale Bonlieu Annecy
-> Culturebox est partenaire de la Biennale de la Danse de Lyon - Retrouvez les spectacles dans l'onglet live danse du site.
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