Au Vieux-Colombier le "Jules César" de Shakespeare est une femme
Une pièce de Shakespeare pas très jouée, la troupe des Comédiens-Français, un metteur en scène de talent, Rodolphe Dana, tous les ingrédients pour passer une bonne soirée. Pas tout à fait cependant…
Il y a quelque chose d’énigmatique dans la manière dont chaque metteur en scène essaie de se singulariser par une idée inédite, et pour qu’elle soit inédite, donc que personne ne l’ait imaginée, il faut qu’elle soit singulièrement loufoque. Celle de Rodolphe Dana consiste, pour respecter la parité, obsession contemporaine, à concevoir pour ce "Jules César" par trop masculin (les sénateurs romains n’étant pas… des sénatrices) du 50/50, ces dames de la Comédie-Française jouant des hommes et les hommes… jouant des hommes aussi, quoiqu’il y ait tout de même dans la pièce quelques femmes (celle de César, celle de Brutus), jouées non par des hommes mais par des femmes… quand elles ne jouent pas les hommes, car chaque comédien joue aussi plusieurs rôles. Vous suivez ?
Une pièce limpide et politique
Heureusement la pièce de Shakespeare est suffisamment limpide pour que l’on s’y retrouve, d’autant que les personnages sont assez faciles à reconnaître : en-dehors des deux "vraies" femmes il y a César et il y a tous les autres, les conjurés. César porte une belle tunique aux chamarrures crème et doré, les conjurés sont en costume anthracite. Plus tard il y aura Antoine et Octave (futur Auguste) qui mettront fin au complot.
Ce n’est pas une pièce très souvent jouée. Sans doute est-elle un peu didactique (Rodolphe Dana y a fait des coupes habiles car on ne peut croire qu’une pièce de Shakespeare ne dure "que" deux heures) mais elle est très intéressante car, pour définir ce qui a amené à l’assassinat de César, Shakespeare ne s’appuie pas, comme l’aurait sans doute fait un Corneille, sur la gloire et l’honneur, mais sur un ressenti humain. De ce point de vue, au milieu de conspirateurs qui, souvent, déploient des sentiments vils, bas, opportunistes, se détachent très vite Brutus et Cassius.
Cassius, l’ambitieux, persuadé que César veut devenir tyran et qui, peut-être, songe à le devenir lui-même si le destin le lui permet. Mais Cassius dont Shakespeare n’oublie pas sa relation d’homme à homme dans son jugement sur César : "Nous nagions. Et j’eus à sauver des vagues du Tibre un César égaré". Et Cassius désormais "stupéfait qu’un homme de si faible nature triomphe dans tout l’univers".
Martine Chevallier, César assez crédible
Brutus, lui, que César considère comme son fils adoptif, est un pur, qui peine d’abord à se laisser entraîner dans le complot, mais se laisse convaincre parce qu’il refuse la tyrannie de toute ses forces ("Préférez-vous César vivant, et mourir esclaves, ou César mort, et tous vivre libres ?") Nâzim Boudjenah le joue très bien, y compris dans l’apparente fadeur du personnage, face à un Cassius constamment dans l’excès (Clotilde de Bayser, d’une louable véhémence mais peu à peu dans un sur-jeu fatigant).
Toute la première partie, malgré un décor très pauvre et une mise en scène minimaliste qui a, au moins, l’avantage de nous faire écouter le texte, tient bien la route. Martine Chevallier, très sobre (cela n’a pas toujours été le cas !), compose un César ironique, conscient de sa valeur, à la parole rare qu’elle (ou il) décoche comme des flèches blessantes, avec une autorité de bon aloi. Son assassinat (la sidération avec laquelle César reçoit un à un les coups des conjurés) est la plus belle scène de la pièce. On est un peu surpris, si l’on ne connaît pas celle-ci, qu’il reste encore la moitié de la représentation. Mais justement : César est le personnage central de "Jules César", non le personnage principal.
C’est alors que les choses se gâtent. Car Shakespeare, qui signe une pièce politique dans tous ses aspects, nous montre aussi l’après-César, comment un complot échoue par la dispute des conjurés (il est toujours facile d’être CONTRE car on ne l’est jamais pour les mêmes raisons…) et par l’habileté de ceux qui vont prendre le pouvoir en réussissant (ce sera Auguste) ce que les conjurés redoutaient, mettre fin à la République.
Des partis-pris qui ne fonctionnent plus
Mais voilà : le minimalisme devient pauvreté, la parité ne fonctionne plus. Le célèbre discours de Marc Antoine, dans sa rouerie qui retourne le peuple romain contre les criminels ("Romains, compatriotes, amis…"), manque totalement de force, interprété, malgré son talent, par une Georgia Scalliet qui peine à incarner le général viril et violent qui séduira Cléopâtre. Quant à la confrontation de Brutus et Cassius avant la bataille finale, qui est une dispute mettant avec dureté des idéaux en jeu, entre Boudjenah et de Bayser elle tourne à la scène de ménage : la prise de position de Dana se retourne contre lui.
On oubliera charitablement qu’il manque évidemment aussi, dans ce décor nu, l’évocation (pauvrement incarnée par des rumeurs de foule) des grands espaces et de l’aventure tragique de la guerre car c’est une des beautés de la pièce que de passer de l’intimité du complot à la confrontation du réel, les conjurés lancés face au peuple dont ils avaient ignoré les sentiments et se rendant compte avec terreur ou désespoir que leur analyse ne rencontre pas celle des Romains. Ainsi la représentation, qui tenait à peu près la route malgré les partis-pris du metteur en scène, les voit se retourner contre elle, malgré des acteurs qui n’en peuvent mais et qui doivent assez mal vivre les maigres applaudissements qui les accueillent sans même que le rideau (puisqu’ils jouent au milieu de nous) soit tiré.
"Jules César" de William Shakespeare, mise en scène de Rodolphe Dana, par la Comédie-Française. Théâtre du Vieux-Colombier, Paris, jusqu’au 3 novembre.
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