Cet article date de plus de trois ans.

Parties d'échecs, prouesses, contexte historique... La série phénomène "Le Jeu de la Dame" est-elle réaliste ?

La série produite par Netflix met à l’honneur le personnage de Beth Harmon, jeune prodige des échecs dans l’Amérique des années 1960. Propulsée dans le top 10 de la plateforme en France et globalement saluée par la communauté des joueurs d’échecs, quelques défauts sont tout de même pointés par les experts.

Article rédigé par franceinfo - Faustine Mazereeuw
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 12 min
Le Jeu de la Dame est dans le top 3 sur Netflix en France depuis sa sortie le 23 octobre. (NETFLIX)

Le scénario de la mini-série Netflix Le Jeu de la Dame fait rêver. Orpheline, la jeune Beth Harmon se transforme en prodige des échecs et bat coup sur coup les meilleurs joueurs du monde dans l’Amérique conservatrice des années 1960. Le drame se transforme en conte de fée lorsque monsieur Shaibel, le concierge de l’orphelinat, initie l'enfant solitaire aux échecs dans le sous-sol de l'orphelinat, révélant en elle un talent hors du commun. Mais chez Beth, le génie côtoie les névroses et les addictions, notamment celle aux calmants distribués par les responsables de l'établissements, puis à l'alcool. Autant de freins dans son ascension vers les meilleurs classements.

Inspirée du roman éponyme de Walter Tevis publié en 1983 et réalisée par Scott Frank et Allan Scott, Le Jeu de la Dame rencontre un immense succès depuis sa sortie le 23 octobre. La fiction a même battu le record Netflix du nombre de vues d’une série. Il faut dire que cette œuvre relève un pari de taille : rendre les échecs passionnants pour le grand public, tout en ravissant la communauté des joueurs d’échecs par sa justesse. Le tout porté par le jeu remarquable de l’actrice Anya Taylor-Joy, qui incarne avec brio l’héroïne.

On aimerait croire que Beth Harmon ait existé, ou qu’une femme ait pu dominer de la sorte le monde ultra-masculin des échecs dans les années 1960 (et encore aujourd’hui). On espère également que cette série au récit passionnant n’a pas délaissé les règles du jeu des échecs, et met en scène des parties crédibles. Mais qu’en est-il vraiment ? Franceinfo a traqué les failles du scénario et passé en revue les scènes d’échecs. Malgré une histoire romancée, la fiction rencontre souvent la réalité dans Le Jeu de La Dame. Et si quelques erreurs dans le jeu ont été décelées, elles restent très peu nombreuses et hissent la série au rang de fiction la plus crédible jamais réalisée sur le thème des échecs, selon les spécialistes que nous avons interrogés.  

(Attention, cet article dévoile des informations sur l'intrigue de la série)

Beth Harmon a-t-elle existé ?

Au risque d’en décevoir certains, Beth Harmon n’a jamais existé. Elle a néanmoins probablement été inspirée par des personnages réels, à commencer par l’auteur du roman dont elle est issue. Walter Tevis était en effet un passionné d’échecs, et lui aussi rongé par une dépendance aux médicaments.

L’écrivain se serait également appuyé sur des joueurs réels. Les ressemblances entre Beth et le champion américain Bobby Fischer sont troublantes. La période couverte par la série, de 1958 à 1968, coïncide avec l’apogée de la carrière du joueur. Comme Beth, Bobby Fisher est précoce, et remporte le championnat des Etats-Unis à 14 ans. En 1972, il est champion du monde à 29 ans. Le joueur émérite avait la réputation d’être associal, intéressé seulement par les échecs. Si l’héroïne du Jeu de la Dame est plus sympathique, certains traits de son caractère sont similaires et elle rencontre des difficultés dans ses relations avec les autres. Dans l’épisode 4, Beth prend des cours de russe pour être prête à affronter les joueurs soviétiques. Bobby Fischer a lui aussi appris cette langue, seul, pour lire les magazines d’échecs soviétiques, considérés comme la meilleure source d’information à l’époque. Enfin, le champion a été l’un des premiers à gagner sa vie uniquement grâce aux échecs, tout comme Beth.

Il reste que s’inspirer de Bobby Fischer est un beau pied de nez à certains propos sexistes du joueur. Dans une interview donnée en 1963, il assurait que les femmes étaient de "terribles joueuses", et ce, parce qu’elles n’étaient pas si intelligentes que ça.  

Que signifie le titre de la série ?

Le Jeu de la Dame, en voilà un nom étonnant pour une série qui parle d'échecs. Est-ce une référence à un coup célèbre ? Un clin d'œil à la virtuosité de Beth ? Un peu des deux. The Queen's Gambit, qui est le nom de la série en anglais, est une ouverture très connue des joueurs d'échecs, selon Anthony Wirig, Grand maître des échecs français et cofondateur du site "Apprendre les échecs en 24h". La traduction littérale serait "le gambit dame", car c'est l'appellation exacte de cette ouverture en français. Le Jeu de la Dame, un titre étrange qui aurait même tendance à faire penser au jeu de dames selon l'équipe du site d'apprentissage des échecs, mais qui est, certes, plus sexy.

Beth est aussi comparée au champion du monde cubain Raul Capablanca qui jouait beaucoup le gambit dame. Un autre joueur célèbre, Emanuel Lasker, dira de lui : "J'ai connu beaucoup de joueurs d'échecs mais un seul génie : Capablanca". Une citation qui aurait tout aussi bien pu s'appliquer à l'héroïne de la série. Le Cubain partage un autre point commun avec Beth : un jeu très naturel et intuitif qui lui a permis de rester invaincu pendant 6 ans de 1917 à 1923. Ça ne vous rappelle personne ?

Les parties d'échecs de la série sont-elles réalistes ?

Le Jeu de la Dame a été saluée par la critique pour le réalisme avec lequel elle dépeignait l’univers des échecs dans les années 1960 aux États-Unis, que ce soit à travers ses décors, ses costumes, et surtout, ses parties. Et c’est normal : pour réaliser la série, Scott Frank et Allan Scott ont travaillé de concert avec Garry Kasparov, champion du monde pendant de nombreuses années, et Bruce Pandolfini, un coach très réputé aux États-Unis.

Pour Anthony Wirig, il s'agit d'une collaboration réussie. Le champion français a été impressionné par la présence, les tics et les regards des acteurs, très proches de ceux des joueurs réels. "On prend tout de suite Anya Taylor-Joy au sérieux en tant que joueuse d’échecs. Elle a l’air confiante, ce qui est très important pour gagner. Quand elle perd, on sent l’émotion l’envahir, elle s’énerve, comme de nombreux joueurs", s’enthousiasme-t-il. L'expert salue également la façon dont les acteurs déplacent les pièces, "pas parfaite, mais vraiment impressionnante". Anya Taylor-Joy raconte dans une interview donnée à TV Insider qu’elle a appris à jouer aux échecs pour la série. Mais, bien loin du niveau de son personnage, elle apprenait tous ses mouvements par cœur. Aidée par sa pratique de la danse, elle travaillait ses parties comme des "chorégraphies pour les doigts".

Les amateurs et les passionnés des échecs seront également ravis de reconnaître des coups et ouvertures bien connus. "Le concierge apprend le coup du berger à Beth dans le premier épisode. Par la suite, elle utilise aussi beaucoup la défense sicilienne, qui est une ouverture populaire aux échecs", se réjouit Marie Sebag, Grand maître international des échecs et joueuse numéro un en France. Par ailleurs, de nombreuses références à des parties célèbres sont glissées dans la série, et ce, dès le premier épisode. Dans une scène impressionnante, la jeune Beth bat en simultané tous ses adversaires du lycée voisin de son orphelinat, et joue en fait des variantes des parties des grands champions américains Bobby Fischer et Paul Morphy. Rien que ça.

Lorsque Beth remporte le tournoi du Kentucky face à Harry Beltik dans le deuxième épisode, leur partie fait référence à celle jouée par Rashid Nezhmetdinov contre Genrikh Kasparian en 1955. Dans l’épisode final, Beth bat le champion du monde Vasily Borgov en reprenant des coups joués au festival de Bienne en 1993 par Vassily Ivanchuk et Patrick Wolff.

Y a-t-il des erreurs dans les parties d’échecs ?

Nos experts ont décelé très peu d’erreurs dans les parties. "La case blanche est toujours bien placée dans le coin droit en début de partie", note Marie Sebag.

"Il y a quelques défauts, mais il fallait souvent mettre sur pause pour les voir, et je ne les ai pas tous repérés dès le premier visionnage", poursuit Anthony Wirig. Selon lui, quelques positions sont fausses lors de la scène de la simultanée dans le lycée voisin de l’orphelinat. Dans un passage de l’épisode 3 dans lequel la prodige des échecs s’entraîne dans l’avion, elle enchaîne deux coups de la même couleur. Anthony Wirig relève également des infractions aux règles du jeu. "Normalement, on doit rester assis pendant une partie, on ne peut pas se lever comme Beth le fait dans l’épisode 4 quand elle joue contre un jeune adversaire soviétique à Mexico. Lors du premier tournoi de Beth, un des joueurs tente de lui proposer un match nul avant d’abandonner. Ça non plus, ça ne se fait pas. Enfin, à haut niveau, on ne couche pas son roi comme dans la série", souligne-t-il. Même son de cloche du côté de Marie Sebag. "Les joueurs jouent trop vite, dans la réalité c’est beaucoup plus lent. Il est aussi interdit de parler pendant les parties. Les ajournements existent, mais il n’est pas possible de décider soi-même du moment", mentionne la vice-championne féminine d’Europe. 

La série est-elle fidèle sur le plan historique ?

Foule en délire, demandes d’autographes… Il règne une véritable ferveur autour de Beth quand elle se rend en URSS disputer le championnat du monde. Une scène tout à fait plausible, selon Yannick Gozzoli, Grand maître et commentateur de tournois sur Chess 24. "Demander si les échecs étaient populaires en URSS, c’est comme demander si le foot est populaire au Brésil", plaisante-t-il. "En plus d’une importante culture des échecs dans les pays de l’est, la discipline revêtait une portée symbolique immense pendant la guerre froide", poursuit l’historienne Emilia Robin. Pour les Soviétiques, les échecs étaient selon elle la métaphore parfaite de l’intellect poussé à son paroxysme : "Ce jeu, qui mobilise des qualités de stratégie, d’analyse et de maîtrise de soi, était une façon de prouver leur supériorité intellectuelle. La puissance de l’esprit face à la puissance financière des Américains". Ainsi, la chercheuse confirme que les Soviétiques dominaient les échecs depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Les jeunes talents étaient recrutés et entraînés dès leur entrée à l’école. De 1948 à 1972, il n’y aura que des champions du monde soviétiques. Selon Emilia Robin, la partie finale de Beth contre Borgov est inspirée de celle qui opposa Bobby Fischer contre Boris Spassky en 1972, et marqua la première défaite russe depuis plus de 20 ans.

L’atmosphère de la guerre froide est néanmoins légèrement édulcorée selon l’historienne. Elle explique que l’ambiance du championnat de 1972 était très tendue par rapport à celle dépeinte dans la série : "Spassky s’était senti faible et les Soviétiques auraient alors vérifié que les Américains n’avaient pas installé de dispositifs électromagnétiques visant à le perturber, selon Emilia Robin. L'historienne précise qu'aux États-Unis, les échecs étaient moins populaires qu’en URSS. Mais à la fin des années 1960, une "Fischer mania" a réveillé l’instinct patriotique des Américains. Comme le champion américain, Beth devient au fil de son parcours un phénomène national. Enfin, comme dans la série, des mouvements chrétiens investissaient des fonds dans les voyages des champions pour contrer le communisme, anti-religion.

Les prodiges aussi jeunes et impressionnants que Beth existent-ils ?

Beth ne rencontre aucune défaite avant d’affronter le champion du monde Vasily Borgov. C’est prodigieux, mais est-ce vraiment plausible ? "Pas du tout", selon le Grand maître Yannick Gozzoli : "Çdemande un travail phénoménal, ça n'existe pas quelqu'un qui se réveille comme ça et qui devient champion sans jamais perdre", s'exclame le joueur, qui n'a d'ailleurs pas apprécié la série qu'il ne juge pas crédible. Pour Marie Sebag, le scénario est clairement trop beau pour être vrai. Ainsi, elle qualifie la partie en simultanée dans le lycée de curieuse". "Normalement, c’est compliqué d’atteindre un tel niveau en quelques mois", explique-t-elle. Pour l’experte, Beth gagne trop, surtout au début. "Elle n’a aucune expérience des compétitions, mais elle n’essuie aucune défaite lors de son premier tournoi, qui est quand même d’un niveau élevé. Certains facteurs comme la gestion du stress sont indispensables pour réussir, et ils s’apprennent au fur et à mesure, en situation", poursuit-elle. "Le problème, c'est que les réalisateurs ont occulté toute la dimension du travail au quotidien", tranche Yannick Gozzoli.

Anthony Wirig ne partage pas le même avis. Pour lui, les épreuves que traverse Beth sont particulièrement compatibles avec le développement d’un talent inouï. "Elle arrive à l’orphelinat à 8 ans, elle en sort à 15, elle s’ennuyait et les échecs étaient son seul échappatoire. Pendant toutes ces années, elle a probablement passé tout son temps à y penser et à y jouer, avec monsieur Shaibel ou dans sa tête", déclare-t-il. Pour l’expert, le fait que Beth remporte son premier tournoi est "un peu fort", mais pas impossible. "De très jeunes prodiges des échecs, c’est très rare mais ça arrive", affirme le champion français. L’un des meilleurs joueurs américains des années 1930 à 1970, Samuel Reshevsky, battait ainsi régulièrement des adultes aguerris dans des parties simultanées alors qu’il n’avait que 8 ans.

Existait-il des femmes championnes des échecs dans les années 1960 ?

Comme le montre Le Jeu de la Dame, l’univers des échecs est très masculin, surtout dans les années 1960. Des championnes qui ont concouru dans des épreuves mixtes, comme Beth, ont néanmoins existé. C’est le cas de la Hongroise Judit Polgar. Elle a régulièrement battu les meilleurs joueurs, dont le numéro 1 mondial en 2002, qui n’était autre que Garry Kasparov. Judit Polgar est la seule femme à s’être jamais rangée dans le top 10. Mais pour elle, Beth Harmon bénéficie d’une bienveillance peu crédible de la part de ses concurrents masculins. Dans une interview donnée au New York Times, la joueuse confie que certains de ses adversaires ont refusé de lui serrer la main. Pour elle, la scène de l’épisode 7, dans laquelle Shapkin abandonne face à Beth en lui faisant un baisemain, est inconcevable. D’autres femmes ne sont pas du même avis.

Marie Sebag, numéro 1 actuelle des joueuses françaises, raconte que son expérience concorde avec la série, et qu’aujourd’hui, les joueurs ne sont pas hostiles aux femmes. Elle ajoute que la discipline s’est fortement féminisée depuis les années 1960. Quoi qu’il en soit, comme au temps de la série, Marie Sebag regrette qu’aujourd’hui encore, "très peu de femmes jouent dans des tournois mixtes". Au sein des 1700 Grands maîtres mondiaux, seules 37 sont des femmes. Et une seule, la Chinoise Hou Yifan, se classe actuellement dans le top 100. En plus d’attirer un nouveau public vers les échecs, Le Jeu de la Dame aura donc permis d’ouvrir un débat sur la place des femmes dans cette discipline encore très masculine.

Commentaires

Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.