Senghor et les arts au musée du Quai Branly : la culture au cœur de la politique
Pour Léopold Sédar Senghor, poète et président, défenseur de la francophonie, la libération culturelle était une condition de la libération politique et, une fois au pouvoir, il a accordé aux arts une grande importance. Une exposition au musée du Quai Branly nous raconte sa vision de la culture, qu'il voulait universelle.
Arrivé en 1928 à Paris pour étudier, agrégé de grammaire française en 1935, Léopold Sédar Senghor enseigne en lycée à Tours puis à Saint-Maur-des Fossés (94). C'est l'époque où, avec Suzanne et Aimé Césaire, Jane et Paulette Nardal, Léon-Gontran Damas, il construit l'idée de négritude. En 1983, il sera élu à l'Académie française. Pendant vingt ans, de 1960 à 1980, il est le premier président du Sénégal indépendant. L'exposition du Quai Branly nous fait découvrir la place primordiale qu'a eue la culture dans sa pensée avant l'indépendance et dans sa politique, au moment de l'effervescence des premières années post-coloniales.
"Il ne s'agit pas d'une exposition biographique, nous avons voulu donner à voir combien la place de la culture et des arts était essentielle dans le cheminement intellectuel de politique de Senghor", explique Sarah Ligner, conservatrice du patrimoine au musée du Quai Branly et co-commissaire de l'exposition.
Les écrivains et artistes noirs en congrès à Paris en 1956
Œuvres d'art traditionnelles et contemporaines, photographies, documents évoquant différents évènements ou poèmes illustrés racontent cette histoire qui a commencé dans les années 1930. Les années qui précèdent les indépendances sont une période d'intense dialogue entre les militants africains, antillais, africains-américains. En octobre 1956, Senghor participe activement au premier congrès des écrivains et artistes noirs qui se réunit à Paris. Art et culture sont au cœur des débats : "L'épanouissement de la culture est conditionné par la fin de ces hontes du 20e siècle : le colonialisme, l'exploitation des peuples faibles et le racisme", disent les congressistes. Pour Senghor, "l'expérience l'a prouvé, la libération culturelle est la condition sine qua non de la libération politique". Des photos nous montrent tous ces intellectuels réunis à la Sorbonne.
"Les interventions de Senghor sont des interventions qui se préoccupent de ce qu'il appelle la condition humaine, la nécessité de réinventer un humanisme, un humanisme plus moderne, qui met l'ensemble des contributions humaines ensemble, ce que son ami Césaire appelait le rendez-vous du donner et du recevoir. Ce moment qui permet à l'humanité de dépasser l'ethnicité. Senghor et ses amis étaient contre la théorie du sang et la théorie du sol, au profit d'une théorie de l'homme", explique Mamadou Diouf, professeur d'études africaines et d'histoire à Columbia University New York et également co-commissaire.
Dakar 1966
Un nouveau congrès en 1959 à Rome émet l'idée d'organiser une grande manifestation culturelle sur le continent africain. C'est le Sénégal de Senghor, président du pays désormais indépendant, qui organise en avril 1966 le premier Festival mondial des arts nègres à Dakar. Artistes et spectateurs viennent du monde entier. Des photos nous montrent qu'on y retrouve des troupes de danse, des écrivains, des musiciens : aussi bien Aimé Césaire que l'écrivain et cinéaste sénégalais Sembene Ousmane, le poète américain Langston Hugues ou encore Duke Ellington qui donne alors deux concerts au Stadium de Dakar.
Un colloque sur l'art dans le quotidien accompagne le festival, un événement fédérateur, souligne Sarah Frioux-Salgas, la troisième commissaire de l'exposition : "Sembene Ousmane qui était un opposant à Senghor est là. Wole Soyinka (grand écrivain nigérian, ndlr), assez critique de la négritude, est là aussi. C'est une période de disputes et de dialogue, on réfléchit collectivement. On n'est pas tous d'accord mais on discute."
Pour le festival, Senghor a fait construire à Dakar un grand musée, le Musée dynamique, où est organisée la première exposition d'art ancien en Afrique, 500 œuvres venues du monde entier. Une exposition "comme jamais il n'y a eu sur le continent depuis, je pense", dit Sarah Frioux-Salgas. Elle est présentée juste après à Paris, au Grand-Palais. On peut voir au Quai Branly quelques pièces de ses collections qui étaient exposées en 1966. En même temps, au Palais de justice est imaginée une grande exposition d'art contemporain réunissant 200 artistes vivants.
L'art, expression tout simplement humaine
Dans les années qui suivent, le Musée dynamique expose l'art ou l'archéologie africains mais fait aussi venir de grands artistes occidentaux, Chagall en 1971, Picasso en 1972. Ces deux artistes, dont on peut voir les affiches, ne se sont pas déplacés à Dakar mais Pierre Soulages, exposé en 1974, fait le voyage. Une de ses toiles de 1956 faisait partie de la collection personnelle de Senghor.
"Senghor ne parlait pas de restitution mais de circulation des œuvres d'art, et pas seulement des œuvres d'art africain", note Mamadou Diouf. "Pour lui, il n'y avait pas de raison que les Africains n'aient pas d'exposition de Picasso. Senghor comme Malraux avait une conception de l'art qui le décontextualise et le sort de son histoire pour en faire une expression tout simplement humaine, un plaisir que l'humanité peut avoir, hors contexte ethnique et culturel."
Il fait illustrer ses poèmes par des artistes du monde entier, Marc Chagall, André Masson, Alfred Manessier, Hans Hartung, Pierre Soulages, Zao Wou-Ki, Maria Halena Vieira da Silva. Il est dans une démarche de dialogue des cultures. "C'est une réaction contre l'assimilation, pour le respect de la diversité", pour "un nouvel humanisme qui tire les leçons des conflits mondiaux", note Mamadou Diouf.
Le premier grand théâtre d'Afrique
Pour avoir une idée de l'importance de la culture dans la politique de Senghor, il faut savoir qu'un quart du budget de l'Etat sénégalais est consacré à la culture, à la formation et à l'éducation. Après l'indépendance, la Maison des arts, devenue Ecole des arts, mêle apprentissage des techniques occidentales et d'une esthétique plus africaine. L'artiste Iba Ndiaye qui y enseigne, formé à Montpellier et à Paris, regarde aussi du côté de la sculpture africaine qu'il a beaucoup dessinée. Papa Ibra Tall, privilégie plus franchement une puissance créatrice libérée des influences extérieures.
Senghor crée en 1964 la Manufacture nationale de tapisserie de Thiès, près de Dakar, qui sert sa diplomatie culturelle. Et puis le Théâtre national Daniel Sorano inauguré à Dakar en 1965, 1 200 places, le premier grand théâtre du continent. Senghor est le premier en Afrique à créer une troupe nationale de théâtre, un ballet national et un ensemble lyrique national, dont les artistes sont fonctionnaires. Des photos montrent un Macbeth joué à l'Odéon en 1969 par la troupe du théâtre Sorano, dont le répertoire est très varié, de Molière ou Claudel à Césaire ou Wole Soyinka.
Réinventer l'universel
Le dernier grand projet culturel de Senghor, évoqué dans l'exposition par des plans, n'a jamais été réalisé, même si le Musée des civilisations noires ouvert en 2018 en est l'héritier. Ce grand espace culturel aurait été un véritable quartier abritant un grand musée, l'institut des arts, l'école d'architecture. "C'est la traduction d'une vision qui réinvente l'universel", estime Mamadou Diouf. "Senghor tente de dire que la seule manière d'avoir un universel qui reflète l'ensemble des cultures humaines, c'est d'enlever l'universel de sa gangue européenne."
Senghor a aussi été violemment critiqué au Sénégal. Une nouvelle génération d'artistes, dans les années 1970, conteste sa politique culturelle. Ceux du groupe Agit'Art, avec Issa Sam dit Joe Wakam, refusent d'être au service de l'Etat. "Il y a eu des moments où Senghor était un vrai dictateur mais la dictature n' jamais empêché la confrontation intellectuelle", estime Mamadou Diouf. Et, après sa démission en 1980, "beaucoup d'entre nous qui ne pensaient à lui que comme un politicien ont commencé à le lire et à le voir comme un penseur".
"Senghor et les arts, réinventer l'universel"
Musée du quai Branly
37 quai Branly ou 206-218 rue de l'Université, 75007 Paris
Du mardi au dimanche 10h30 19h, nocturne le jeudi jusqu'à 22h, fermé le lundi sauf vacances d'automne, de fin d'année et de printemps
Du 7 février au 19 novembre 2023
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