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Bataille de la dernière chance à Oslo : un bâtiment marqué du sceau de Picasso doit être détruit

Endommagé, un complexe de bureaux gouvernementaux marqué du sceau de Picasso est promis à une démolition imminente.

Article rédigé par franceinfo Culture avec AFP
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié
Temps de lecture : 4 min
A Oslo, une chaîne humaine brave les risques épidémiologiques pour protéger cette façade d'immeuble signée Picasso, promise à la démolition. (PIERRE-HENRY DESHAYES / AFP)

Les masques sont rares, les distances inégalement respectées, mais la chaîne humaine s'ébranle, bravant les risques épidémiologiques : dans les rues quasi désertes d'Oslo, des militants jettent leurs dernières forces pour sauver un bâtiment marqué de l'empreinte de Picasso.

Endommagé par le sanglant attentat perpétré à proximité par Anders Behring Breivik en 2011, le "bloc Y", un complexe de bureaux gouvernementaux ainsi nommé en raison de sa forme, doit être détruit très prochainement.

Sur les murs qui doivent être démontés, deux dessins de Picasso

Ses parois grises en béton naturel abritent deux dessins de Picasso, gravés là, au jet de sable, par l'artiste norvégien Carl Nesjar. Côté rue, Les Pêcheurs met en scène trois hommes hissant dans leur barque leurs prises démesurément grandes. A l'accueil, La Mouette représente un volatile gobant, toutes ailes déployées, un poisson anonyme.

Les parois en béton de l'immeuble abritent deux dessins de Picasso. Côté rue, "Les Pêcheurs". A l'accueil, "La Mouette".
 (ODD ANDERSEN / AFP)

Tracées dans le style enfantin caractéristique du maître espagnol, les deux oeuvres vont être découpées pour être intégrées dans de nouveaux bâtiments du gouvernement appelés à se dresser à l'avenir dans ce quartier hyper central. Mais tout le monde ne l'entend pas de cette oreille. "On va s'en mordre les doigts pendant de nombreuses années", s'insurge Erik Lie, un des 200 Norvégiens, tout au plus, venus en ce matin glacial de mai former une chaîne devant l'immeuble achevé en 1969.

"J'espère que les jeux ne sont pas faits", dit-il sous son bonnet orange proclamant "Laissez Y en place". Avant d'ajouter, fataliste : "mais, dans peu de temps, ce sera probablement un champ de ruines".

Coronavirus oblige, les protestataires sont reliés entre eux par des rubans d'un mètre, autant de maillons censés éviter trop de proximité physique. Animés par l'énergie du désespoir, ils rêvent encore d'arracher le bâtiment, précieux écrin des dessins de Picasso, aux griffes des pelleteuses.

Derrière eux, à l'abri de hautes palissades, le bruit de scies métalliques indique cependant que les préparatifs vont bon train. Selon Statsbygg, l'agence publique chargée du chantier, les oeuvres du maître devraient être démontées d'ici au début de l'été.

Des bâtiments devenus des symboles de la démocratie

Construit lui aussi dans les années d'après-guerre, l'imposant "bloc H", tout proche, abritait les bureaux du Premier ministre jusqu'à ce que Breivik y fasse exploser une camionnette bourrée de 950 kg d'explosifs. L'édifice sera pour sa part rénové et continuera de trôner dans le nouveau quartier des ministères.

Pour les défenseurs du patrimoine, le symbole est fort: ces bâtiments sont restés debout quand bien même l'extrémiste de droite a essayé de les abattre et, avec eux, la démocratie. "Le bloc Y est un immeuble emblématique qui a survécu à une attaque terroriste et maintenant le pouvoir veut le démolir sans que personne ne sache vraiment dire pourquoi", s'indigne Tone Dalen, une des figures de proue de la résistance citoyenne.

Pour les manifestants, ces dessins contribuent à la représentation de la reconstruction de la Norvège d'après-guerre, et doivent être préservés.
 (OLE BERG-RUSTEN / NTB SCANPIX)

Pour le gouvernement, la destruction du "bloc Y" pour faire place à de nouvelles constructions a été une décision difficile à prendre mais indispensable. "Cela améliorera la sécurité et l'accessibilité pour les cyclistes et les piétons, débouchera sur un espace plus ouvert et plus vert ainsi que sur des bureaux adaptés pour les futurs ministères", assure le ministre de la Modernisation, Nikolai Astrup.

"On ne peut pas détruire tout ce que l'on n'aime pas"

Les Pêcheurs et La Mouette - dont les Norvégiens ont longtemps ignoré l'existence jusqu'à ce que la question de leur relocalisation soit soulevée - devraient aussi, dit-on, être davantage accessibles au public.

"Beaucoup croient que ce n'est que Picasso qui mérite d'être conservé mais c'est aussi l'architecture et l'interaction entre le bloc Y et le bloc H, l'histoire que cela représente", objecte Erik Lie. "Ce sont des monuments qui illustrent la reconstruction de la Norvège après la guerre et tout ce que j'associe au développement de la société moderne", souligne-t-il.

Leur esthétique, brute et mal dégrossie, est peut-être discutable mais, disent les partisans de leur préservation, "on ne peut pas détruire tout ce que l'on n'aime pas". "Peut-être qu'on ne trouve pas ça beau aujourd'hui mais, dans 30 ans, on pensera peut-être le contraire", observe Cecilie Geelmuyden, une fonctionnaire de 50 ans.

Un pari sur l'avenir hautement aléatoire. Malgré la multiplication des opérations coup de poing, compliquées par la situation sanitaire, le compte à rebours de la démolition semble irrémédiablement enclenché. Saisie, la justice devrait se prononcer après l'été. Trop tard, sans doute : d'ici là, le "bloc Y" ne sera vraisemblablement plus qu'un amas de gravats.

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