Six détails exceptionnels repérés à l’exposition "Metal, Diabolus in musica" à la Philharmonie de Paris

Que l'on soit familier ou pas de la musique metal, l'exposition que lui consacre pour la première fois la Philharmonie de Paris est riche d'enseignements. Nous l'avons parcourue en compagnie d'un de ses deux co-curateurs, le docteur en histoire de l'art Milan Garcin. Ses éclairages sont passionnants.
Article rédigé par Laure Narlian
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié
Temps de lecture : 11 min
Face à l'entrée dans "les sept chapelles du metal" à l'exposition "Metal, Diabolus in musica" à la Philharmonie de Paris. Au fond, on distingue la moto Chopper de Nikki Sixx de Mötley Crue et dessous, la basse en forme de hache de Gene Simmons de Kiss. (JOACHIM BERTRAND / PHILHARMONIE DE PARIS)

Mythes fondateurs, rites, chapelles (il y en a sept ici, résumant les centaines de sous-genres du metal), vitraux, rétable (de pochettes de disques), pélerinage (le Hellfest, notamment) : à l'exposition Metal, Diabolus in musica, à voir à la Philharmonie de Paris depuis le 5 avril et jusqu'au 29 septembre, la scénographie et le dispositif s'amusent à cultiver les similitudes entre la musique metal et un culte religieux.

Une drôle d'église subversive, où les dévots vouent un culte aux gros riffs de guitares et aux reliques (le merchandising), où l'on s'en remet davantage au diable qu'aux saints, et où l'on communie plus volontiers à la bière qu'au vin...

Réalisée par deux passionnés, Milan Garcin, docteur en histoire de l'art, et Corentin Charbonnier, docteur en anthropologie, cette exposition inédite nous plonge dans la culture des metalheads, son histoire, ses références, son imaginaire et ses codes. Nous l'avons parcourue en compagnie de Milan Garcin, dont l'érudition rend passionnant chaque détail de cette profusion d'instruments, d'oeuvres et d'objets. En voici six, qui ne manquent pas de sel.

1La guitare "Monkey" Gibson SG de Tony Iommi de Black Sabbath

Vous ne pouvez pas la louper, elle vous accueille dès l'entrée. Rouge, usée, et décorée d'un petit singe jouant du violon, elle n'a l'air de rien. Et pourtant, il y aurait de quoi se prosterner : selon le co-curateur de l'exposition Milan Garcin, "c'est certainement l'un des instruments les plus importants du XXe siècle". Car c'est sur cette guitare pour gaucher bien particulière que Tony Iommi a composé le célèbre riff de Black Sabbath, hymne fondateur du metal, inventant ce faisant "un genre musical à part entière".

L'histoire derrière cette innovation vaut le détour : "Tony Iommi est initialement ouvrier metallo", nous éclaire Milan Garcin. "Victime d'un accident du travail, il perd deux phalanges de sa main droite. Il pense d'abord qu'il ne pourra plus jamais jouer. Puis il apprend l'histoire du guitariste Django Reinhardt, lui aussi blessé à la main, et réalise qu'on peut s'en tirer avec ce handicap. Il se construit alors deux petites prothèses au bout des doigts. Simultanément, il enduit la touche d'une patine en polyuréthane, procédé rare à l'époque, afin de permettre à ses prothèses de glisser plus facilement sur le manche. Conséquence ? Il crée un son particulier avec une technique nouvelle, non reproductible."

La guitare "Monkey" Gibson SG de Tony Iommi de Black Sabbath, 1964. Collection Hard Rock International, Miami. C'est sur cet instrument que le guitariste a composé le célèbre riff de "Black Sabbath", l'hymne fondateur du metal. (JOACHIM BERTRAND / PHILHARMONIE DE PARIS)

Pour corser le tout, le groupe, qui tire son nom d'un film d'horreur (Les Trois Visages de la peur de Mario Bava sorti en 1963 et baptisé Black Sabbath pour la version anglophone) et entendait faire peur avec sa musique, va utiliser sur l'hymne Black Sabbath, "le fameux triton, un intervalle très spécifique et dissonant de la musique au Moyen Âge, historiquement lié à la représentation du Diable, et que l'on retrouve notamment chez Hector Berlioz".

2La sculpture "L'Éternelle idole" d'Auguste Rodin

Que vient faire cette sculpture d'Auguste Rodin datée de 1889 à quelques pas de la guitare de Tony Iommi ? En 1987, pour son treizième album baptisé The Eternal Idol, Black Sabbath souhaite utiliser une photo de cette sculpture de Rodin pour la pochette. Mais le groupe n'obtient pas les droits. "Il reproduit alors la sculpture en faisant poser deux acteurs peints de couleur bronze – ils finiront à l'hôpital car la peinture était toxique", raconte Milan Garcin. Mais l'histoire ne s'arrête pas là.

La sculpture d'Auguste Rodin "L'Éternelle idole", grand modèle, 1889, plâtre patiné. Musée Rodin, Paris. Black Sabbath voulut utiliser une photo de cette sculpture pour la couverture de l'album "The Eternal idol" (1987) mais il n'en eut pas les droits et décida de la reproduire avec des acteurs. (JOACHIM BERTRAND / PHILHARMONIE DE PARIS)

D'abord, c'est la toute première fois que cette sculpture prêtée par le musée Rodin cohabite avec la pochette de Black Sabbath. Surtout, l'exposition met en lumière l'amitié qu'entretenait Auguste Rodin avec l'une des figures tutélaires de la musique metal : Aleistair Crowley, écrivain, poète et occultiste britannique féru de "magie sexuelle" et de "magie noire". Un personnage controversé auquel Jimmy Page de Led Zeppelin s'est intéressé de près, jusqu'à racheter, en 1971, son manoir écossais maudit au bord du Loch Ness, Boleskine House, mais c'est une autre histoire. Auguste Rodin demandera à Crowley d'écrire des poèmes au sujet de ses sculptures : ce sera Rodin in Rime publié en 1907. A l'exposition, on voit également une lettre d'Aleistair Crowley adressée à Auguste Rodin dans laquelle il lui dit son admiration, ainsi qu'un poème de Crowley dédié au sculpteur français.

3 La créature d'"Alien" de Hans Rudi Giger et autres oeuvres

L'exposition consacre un vaste espace aux enjeux esthétiques du metal, "c'est-à-dire comment se constitue un imaginaire", précise Milan Garcin. Un imaginaire bien spécifique, qui convoque "un ensemble de références littéraires et visuelles, des films d'horreur au fantastique et de l'occulisme à la science-fiction." Dans l'art contemporain, le plasticien suisse Hans Rudi Giger, le créateur de la fameuse créature du film Alien, est une référence majeure du metal. La sculpture grandeur nature Necronom, en polyester et métal d'Alien III (2005), accueille le visiteur dans l'Imaginarium, l'espace central de l'exposition, comme si elle était prête à nous bondir dessus.

Lae Necronom, la créature d'"Alien" du plasticien, graphiste et sculpteur suisse H.R. Giger à l'exposition "Metal" à la Philharmonie de Paris. Avec, au second plan à droite, une autre de ses œuvres, "Satan One". (JOACHIM BERTRAND / PHILHARMONIE DE PARIS)

H.R. Giger est aussi l'auteur "de nombreuses images qui ont marqué l'imaginaire du metal, en particulier Satan One, qui montre Satan jouant au lance-pierre avec un crucifix. Cette image a servi de couverture d'album à un certain nombre de groupes, au premier rang desquels Celtic Frost. Nous l'avons mise en relation avec une autre image, une photographie du leader du groupe Behemoth dans la même pose, réalisée par Esther Segara." Enfin, dans une des sept chapelles du metal, celle consacrée au Nu metal, est exposé un pied de micro métallique en forme de corps féminin dessiné par H.R. Giger spécialement pour le chanteur de Korn, Jonathan Davis.

4La "Psychedelic Mexican Bass" de Robert Trujillo de Metallica décorée par sa femme Chloé Trujillo

Il y a profusion d'instruments de légende, et en particulier d'instruments à cordes, dans cette exposition. "Cette basse appartient au bassiste de Metallica, Robert Trujillo. Ce musicien extraordinaire a aussi joué dans le groupe Suicidal Tendencies et pour Ozzy Osbourne, et il a été l'un des fondateurs du groupe Infectious Grooves", déroule Milan Garcin. "Robert Trujillo a la chance d'avoir pour épouse une artiste visuelle qui a pris l'habitude de peindre les instruments de son mari. On remarque sur cette basse une tête de mort, qui fait appel à l'imaginaire du metal mais qui est aussi une évocation du Dia de los muertos, le Jour des morts mexicains, en référence aux origines mexicaines de Robert Trujillo."

La basse Fender Precision Bass 1953 replica "Psychedelic Mexican Bass" de Robert Trujillo (Metallica, Suicidal Tendancies, Infectious Grooves) peinte par son épouse, l'artiste Chloé Trujillo. Milieu des années 2000. Collection de l'artiste, Los Angeles. (JOACHIM BERTRAND / PHILHARMONIE DE PARIS)

Dans le (superbe) catalogue de l'exposition, Chloé Trujillo raconte avoir commencé à travailler sur les basses de son époux en 2000, alors qu'ils se trouvaient à Paris pour quelques mois. Depuis, elle n'a jamais arrêté de décorer des instruments, y compris pour d'autres musiciens. Un processus quasi mystique : "Lorsque je travaille sur un instrument", raconte Chloé Trujillo, "Je ferme les yeux, je me concentre sur le musicien à qui il est destiné, je visualise la surface à illustrer ; puis j'y transpose les images qui me viennent à l'esprit. C'est un processus spirituel, presque méditatif, de canalisation et de transmission (…) assez étrange : il m'est souvent arrivé de peindre un motif, et bizarrement, la personne pour qui je peignais avait eu exactement la même vision que moi, sans qu'on se soit concertés."

5La collection de T-shirts, dont le fameux "Kill the Kardashians"

Dans le look particulier du metalhead, le T-shirt occupe une place centrale. On parle "d'objet fétiche et fétichisé". Le T-shirt de groupe affiche les goûts de celui qui le porte et indique aux autres metalheads quel sous-genre on prise le plus. De son côté, le T-shirt de tournée est une relique du passé, qui proclame "j'y étais", et dont la valeur symbolique augmente avec le temps. "Le T-shirt, comme le patch, est à la fois un enjeu identitaire – j'arbore le logo de ce que j'écoute  – mais aussi une façon pour les fans de soutenir les groupes", souligne Milan Garcin. "Parce que c'est une scène où les gens qui vivent bien de leur musique sont très rares. La majorité des groupes ont du mal à survivre. En achetant les T-shirts et le merchandising, les fans permettent à cette culture de subsister".

Parmi les dizaines de T-shirts de groupes de metal exposés à la Philharmonie, on remarque en particulier celui porté par le guitariste de Slayer Gary Holt pour se moquer de la famille Kardashian. (JOACHIM BERTRAND / PHILHARMONIE DE PARIS)

Pour autant, être metalhead se mérite et ne peut se résumer au fait de porter un T-shirt. Gare au retour de bâton dans ce milieu qui a la hantise de la récupération. Ainsi, en 2014, Kendall Jenner et Kylie Kardashian, pensant sans doute faire leur petit effet, un brin subversif, portaient des T-shirts du groupe Slayer lors des Much Music Video Awards (récompenses des clips vidéo au Canada). Cinglante, la réponse de Gary Holt, guitariste de Slayer, n'avait pas traîné : sur scène, il arborait peu après un T-shirt Kill The Kardashians, que l'on voit à l'exposition. Forcément collector...

6Le "retable" des pochettes d'albums qui dialoguent avec l'histoire de l'art

L'esthétique visuelle du metal ne sort pas de nulle part. Elle est même ultra référencée et dialogue avec l'histoire de l'art. "L'iconographie classique a été utilisée depuis le début par les groupes de metal, comme on le voit dans l'espèce de retable que l'on a construit pour l'exposition et dans lequel chacune des pochettes d'album reprend une œuvre d'art classique", explique Milan Garcin. Ainsi, l'un des premiers albums de Deep Purple reprend un détail du Jardin des Délices (vers 1510) de Jérôme Bosch. Dans le Death metal, on trouve nombre de références au memento mori et aux images infernales, comme Deicide qui reprend La Mort et la Femme (vers 1520) de Hans Baldung Grien pour son album Till Death Do Us Apart, ou Angelcorpse qui reprend Le Triomphe de la mort (vers 1562) de Pieter Brueghel l'Ancien pour la pochette de Hammer of Gods.

Le "retable" de pochettes d'albums metal qui dialoguent avec l'histoire de l'art à l'exposition "Metal, Diabolus in musica" à la Philharmonie de Paris. Au premier plan, l'œuvre du plasticien belge Wim Delvoye "Untitled/Gate/Knockin' on Heaven's Door", en acier inoxydable découpé au laser, 2009. (JOACHIM BERTRAND / PHILHARMONIE DE PARIS)

On peut multiplier les exemples à l'infini : La Mort sur son cheval pâle de Gustave Doré (1865) orne la pochette de Wrath of the Tyrant de Emperor, tandis que Saturne dévorant un de ses fils de Francisco de Goya (vers 1820) illustre celle de Lunar Womb de The Obsessed. "Mais il n'y a pas que les enfers et le memento mori, il y a aussi cet esprit de chevalerie, de romantisme très présent dans l'histoire de la peinture, en particulier au XIXe siècle, qui va avec le côté épique de la musique metal", reprend Milan Garcin. On remarque par exemple l'utilisation de Lady Godiva de John Collier (1898) par le groupe engagé Heaven Shall Burn pour son album Veto. "L'enjeu pour nous était de montrer que la musique metal n'était pas du tout une musique non savante", détaille Milan Garcin. "C'est une musique savante, avec une culture visuelle forte et un imaginaire provocateur mais référencé, que l'on peut envisager comme un mode initiatique de plus".

Exposition "Metal, Diabolus in musica" à la Philharmonie de Paris, du 5 avril au 29 septembre 2024
221 avenue Jean-Jaurès, 75019 Paris
Du mardi au jeudi de 12h00 à 18h00​
Le vendredi de 12h00 à 20h00 ​
Samedi et dimanche de 10h00 à 20h00
Tarifs : de 6 à 14 euros, gratuit pour les moins de 12 ans

A noter la parution d'un catalogue soigné très complet de l'exposition "Metal, Diabolus in musica", avec de nombreux textes et photos, édité chez Gründ/Cité de la musique Philharmonie de Paris.

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