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Paris-Londres Music Migrations : 5 choses vues à l'exposition du Musée de l'histoire de l'immigration

Avec l'exposition "Music Migrations Paris-Londres", le Musée national de l'histoire de l'immigration à Paris propose une exploration de la façon dont les migrants ont irrigué les courants musicaux des deux côtés de la Manche entre 1962 et 1989. Et comment cette musique rebelle, porteuse de revendications et vecteur d'émancipation, a transformé les deux villes en capitales multiculturelles.
Article rédigé par Laure Narlian
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 11min
A gauche, la une du fanzine Temporary Hoarding, Londres 1978. A droite détail d'une photo de la série Rebel's de Philippe Chancel prise à Paris en 1982.  
 (Photo (détail) de Philippe Chancel)

Cette vaste exposition proposée au Palais de la Porte Dorée montre que la musique, moyen d'expression privilégié pour véhiculer des idées, a accompagné les mobilisations des immigrés dans ces deux capitales d'empires coloniaux dans les années 70 et 80. Elle tisse des liens et fait dialoguer les cultures musicales issues de l'immigration des deux pays, jamaïcaine et nord-africaines notamment, mais aussi les mouvements musicaux porteurs de revendications d'égalité et de justice, punks notamment.

Riche de centaines de documents, de films et d'objets, "Music Migrations" a été construite de façon chronologique par le commissaire général Stéphane Malfettes, aidé de l'historienne de l'immigration Angéline Escafré-Dublet et du professeur et spécialiste anglais de l'histoire coloniale et postcoloniale Martin Evans. Les allers retours entre les différents mouvements et courants musicaux de part et d'autre de la Manche en font un parcours dense et polyphonique qui part un peu dans tous les sens. Voici les 5 points forts du parcours qui nous ont marqués, en toute subjectivité.

1. La découverte
Beaucoup de premiers rockers français étaient nés au Maghreb
Ils s'appelaient Vic Laurens et les Vautours, El Toro et les Cyclones, Frankie Jordan, Vigon, les Missiles ou les Dauphins. Beaucoup de ces pionniers du rock français étaient nés au Maghreb. Biberonnés à la culture américaine grâce aux bases militaires où circulaient les disques d'Eddie Cochran et de Gene Vincent, ils étaient plus au fait que les Français et montèrent naturellement des groupes de rock et de twist en arrivant à Paris.
De nombreux membres des groupes de rock français des sixties étaient nés au Magheb, comme on peut le voir et l'entendre à l'exposition "Music Migrations".
 (Laure Narlian / Culturebox)

Des chanteuses issues de l'immigration marquent aussi la musique française des années 60, notamment la Marocaine Allegria Banon alias Malika, dont on peut écouter le "Ya Ya Twist" de 1963 en version arabe à l'exposition (et ici), ou bien la Tunisienne Jacqueline Taïeb et son impérissable "Sept heures du matin" enregistré à Londres, à écouter absolument ci-dessous.
2. L'objet
Le Juke-Box vidéo
C'est un juke box mais il joue des "scopitones", les ancêtres des clips lancés à l'aube des années 60. Son nom : le Cinematic 50, concurrent du Scopitone. Comme dans un juke-box, il fallait sélectionner son morceau préféré, puis introduire "un nouveau franc" dans la fente pour entendre mais aussi regarder l'écran de téléviseur qui surmontait ce meuble imposant.

Ce modèle, qui proposait 50 petits films 16 mm, était très en vogue dans les cafés arabes parisiens, lieux de convivialité privilégiés pour les ouvriers maghrébins. Ce qui explique qu'on y trouve aussi bien les chanteurs de l'exil ("Idir" de Azwan, "Allo Beyrouth" de Saba ou "Noura Noura" de Farid El Atrache) que la variété de l'époque ("Alexandrie Alexandra" de Claude François ou "Juanita Banana" de Henri Salvador), et même des sketches de Fernand Reynaud. Les chanteurs de l'exil, rappelle le commissaire Stéphane Malfettes, "chantaient soit le mal du pays, soit une version beaucoup plus pop de leur existence parisienne, vantant les mérites de la liberté et les rencontres avec les femmes, une liberté de ton qui peut parfois surprendre aujourd'hui".

Seul regret, ce modèle n'est pas en fonction à l'exposition, seule une petite sélection de scopitones y tourne en boucle.
Le Cinématic 50 en vogue dans les cafés maghrébins de Paris dans les années 60.
 (Photos Laurent Narlian et Anne Volery)
L'exposition a également reconstitué l'ambiance des cabarets orientaux parisiens du quartier latin comme le El Djazaïr, situé rue de la Huchette, avec ses danseuses du ventre. Des lieux fréquentés par les intellectuels, les jeunes premiers et les hommes politiques de l'époque qui venaient s'y enivrer de liqueurs exotiques et de mélopées orientales.
3. Le Lien entre reggae et punk
La figure de Don Letts
Sans lui, Clash n'aurait sans doute pas été The Clash et le groupe n'aurait probablement pas repris "Police and thieves" de Junior Murvin. Don Letts a été l'entremetteur en chef entre le reggae et le punk. C'est grâce à lui si ces deux mouvements ont fraternisé et si le reggae et le dub ont irrigué la musique punk. Sur la pochette de l'album de Clash "Black Market Clash", exemple parfait de fusion punk-reggae paru en 1980, c'est d'ailleurs Don Letts que l'on voit de dos face à un rang de policiers en train de charger, lors du carnaval londonien de Notting Hill en 1976.
Don Letts et Paul Simonon de Clash en 2008.
 (Richard Young /SIPA)

Londonien fils d'immigrés jamaicains, Don Letts est dj au Roxy à partir de 1976. Dans ce club fréquenté par les membres du mouvement punk naissant, de John Lydon (Sex Pistols et PIL) à Mick Jones de Clash en passant par les Slits, il passe beaucoup de heavy-dub reggae. "Les habitués me demandaient toujours du reggae. Ils aimaient cette vibe anti-establishment. Ça leur parlait", se souvient-il. La chanson "Punky Reggae Party" de Bob Marley, que Don Letts avait fini par convaincre de l'intêret du mouvement punk, a été écrite en hommage a ces fameuses soirées du Roxy. Plus tard, Don Letts a fait partie du groupe Big Audio Dynamite de Mick Jones, ancien de The Clash.

Auteur de centaines de clips vidéos et de documentaires, Don Letts a documenté "par hasard", en s'emparant de sa première caméra, la naissance du punk et ses croisements avec le reggae. A l'exposition, ne loupez pas le petit film de quelques minutes qui en témoigne situé à côté de la vitrine qui lui est consacrée.
La vitrine consacrée à Don Letts à l'exposition "Music Migrations".
 (Laure Narlian / Culturebox)

4. La figure du passeur français
Jean-François Bizot et Marc Zermati
En France, en matière de transmission, impossible de passer sous silence la figure de Marc Zermati, né en Algérie et arrivé à Paris à l'âge de 17 ans en 1961. Il est le créateur du mythique Open Market, une boutique de disques des Halles qui devint entre 1972 et 1977 l'épicentre de la contre-culture internationale en important des Etats-Unis et de Londres le rock contestataire mais aussi tous les fanzines et publications qui lui étaient liés.Considéré comme le parrain du punk en France, il a aussi organisé le fameux premier festival punk de Mont-de-Marsan en 1976 et fondé le label Skydog. Une vitrine lui est consacrée à l'exposition.

Cependant, c'est un autre homme, le journaliste Jean-François Bizot, disparu en 2007, qui nous apparait comme le passeur majeur de notre côté du channel. Agitateur d'idées, il a d'abord fondé le magazine Actuel en 1970. Mieux qu'aucune autre publication, ce journal innovant a su saisir l'esprit culturel de l'époque post-1968. Puis, à partir de la fin des années 70, le magazine a défendu le multi-culturalisme, attisant chez ses lecteurs un insatiable appétit de métissage. Alors que Paris devenait dans les années 80 la capitale de la world musique, le goût de Jean-François Bizot pour les musiques d'ailleurs, en particulier africaines, le poussait à monter en 1981 radio Nova, la radio elle aussi du métissage et de ce qu'on appelait alors "la sono mondiale". L'ouverture bienveillante et curieuse de Bizot y a ensuite permis au rap et à l'électronique françaises de s'épanouir, tout comme le talent de Jamel Debbouze, d'Edouard Baer et de tant d'autres.

La vitrine consacrée à Jean-François Bizot vaut le détour, avec son charivari joyeux et coloré montrant unes du magazine Actuel, disques et affiches (le Kous Kous Klan avec Yvette Horner!), mais aussi les fameuses chemises que Bizot ramenait de ses voyages en Afrique.
La vitrine consacrée à Jean-François Bizot à l'exposition "Music Migrations".
 (Laure Narlian / Culturebox)

5. Le Document
L'affiche de Rock Against Racism caricaturant Bowie en Hitler
En levant le nez dans le corner consacré au mouvement Rock Against Racism (Rock Contre le Racisme), notre regard est arrêté par une affiche en hauteur caricaturant Bowie en Hitler. De quoi s'agit-il ? En septembre 1976, Bowie, tout juste réincarné en Thin White Duke, se répand dans la presse, sans doute en partie par provocation, sur son intérêt pour l'idéologie fasciste. "La seule façon de régler la question du libéralisme est de mettre en place un système dictatorial et d'en finir le plus vite possible", assure-t-il en estimant qu'"Adolf Hitler était l'une des premières rock stars. (…) Je pense qu'il était presque aussi bon que Mick Jagger", ajoute-t-il. Il s'en est ensuite excusé à plusieurs reprises, mettant ses propos sur le compte de la cocaïne qu'il consommait alors abondamment.
David Bowie caricaturé en Hitler pour une affiche de Rock Against Racism.
 (Laure Narlian / Culturebox)

Pourtant, ce ne sont pas ses déclarations mais celles d'Eric Clapton qui ont vraiment provoqué la naissance de la campagne Rock Against Racism. Le guitar héros, qui doit tout aux bluesmen et venait de triompher internationalement avec sa reprise de "I Shot The Sheriff" de Bob Marley, déclare le 5 août 1976 sur scène à Birmingham que la Grande-Bretagne est menacée de devenir "une colonie noire". Ivre, il invite le public à voter pour Enoch Powell, un homme politique conservateur connu pour ses positions anti-immigration.

Indigné par ces propos, le photographe Red Saunders, soutenu par d'autres signataires, publie dans les principaux journaux musicaux britanniques (NME, Melody Maker et Sounds), une lettre ouverte à Clapton appelant au rassemblement entre Noirs et Blancs pour faire barrage "au poison du racisme", à la violence haineuse et au parti National Front. Cette missive signe l'acte de naissance du mouvement Rock Against Racism, pour lequel se produiront en 1978 et 1979 des dizaines de groupes, notamment The Clash, Steel Pulse, The Specials et Elvis Costello, contribuant à contenir la montée électorale du parti d'extrême droite.
Deux affiches de Rock Against Police.
 (Musée national de l'Histoire de l'Immigration)

En France, la campagne Rock Against Police reprendra l'idée en 1980 avec un concert gratuit à Paris "organisé par des jeunes immigrés et prolétaires" unis contre les violences policières et les crimes racistes. Il ouvrira la voie à la Marche pour la liberté et contre le racisme, surnommée "la marche des beurs" de 1983. Et à l'avènement concomitant de la scène alternative punk française dont les Bérurier Noir furent le fer de lance, et auquel un corner est consacré à l'exposition.

LES CONCERTS ET SPECTACLES PREVUS EN MARGE DE L'EXPOSITION
- Un spectacle autour des chansons de Claude Nougaro le mercredi 27 mars à 20h (gratuit).
- Un concert de Asian Dub Foundation suivi de la projection du film "La Bataille d'Alger" de Gillo Pontecorvo le vendredi 5 avril à 20h (25 euros).
- Un set de Dj Kasbah, un solo de danse du chorégraphe tunisien Rochdi Belgasmi et des projections d'images de Rock Against Police le vendredi 19 avril à 20h (gratuit).
- Une rencontre hommage à Carte de Séjour, le groupe de Rachid Taha, est prévue le mercredi 22 mai en nocturne (gratuit)
- un concert du tandem explosif Tshegue composé d'une chanteuse et d'un percussionniste qui fusionne rock, transe, musiques afro et cubaine le vendredi 14 mai à 20h (12 euros)

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