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"Les interviews, je les aborde comme un jeu de piste" : entretien avec le rock critic JD Beauvallet qui publie un recueil d'entretiens avec Bowie, Björk ou Daft Punk

Journaliste obsédé de musique, l'ancien pilier des Inrocks JD Beauvallet est aussi un intervieweur hors pair. Alors que paraît un recueil d'une vingtaine de ses entretiens, nous l'avons interrogé sur ses méthodes de travail et sur ses chocs de rencontres.
Article rédigé par Laure Narlian
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 8min
Jean Daniel Beauvallet, dit JD, journaliste et ancien pilier des Inrockuptibles, chez lui à Biarritz (Pyrénées Atlantiques), en septembre 2021. (JEROME FOUQUET / MAXPPP)

Mais comment fait-il ? Comment JD Beauvallet, grande plume de la critique rock et ancien pilier des Inrocks, parvient-il depuis trois décennies à tirer de tels trésors des artistes qu’il rencontre ? David Bowie, Björk, Daft Punk, Bono, Lana Del Rey, Thom Yorke, Aphex Twin, Angus Young d'AC/DC, et des centaines d’autres, se sont livrés longuement à son micro, se mettant à nu dans des exercices d'introspection rares.

Comme peu de ses pairs, ce journaliste parvient à faire tomber la langue de bois, à pénétrer l’intimité de ses interlocuteurs qui se confient comme jamais, révélant ce faisant les fêlures qui ont motivé leurs œuvres. Dans un ouvrage sobrement baptisé Interviews, paru ces jours-ci aux éditions Braquage, il a réuni une vingtaine de ces régals d’entretiens. L’occasion de demander à ce "passeur" modèle, de nous dévoiler certains de ses secrets de fabrication.

Après "Passeur", votre captivante autobiographie parue en 2021, pourquoi publier ce recueil d’interviews ? 
JD Beauvallet : Ça peut sembler très prétentieux mais c’est pour moi un devoir de mémoire, pour que ces grands entretiens symptomatiques d’une époque révolue ne disparaissent pas. Ce genre d’interviews en longueur, qui étaient notre marque de fabrique aux Inrocks, ne se font plus aujourd’hui. Avec les Pixies j’avais quand même passé trois jours à Los Angeles ! Ça me désole de voir maintenant des interviews de dix minutes expédiées dans une chambre d’hôtel qui ne servent qu’à faire de la promotion. J’ai l’impression que les artistes ont tellement peur de dire des conneries qu’ils préfèrent ne plus s’exprimer.

Comment avez-vous choisi les 21 interviews de ce recueil ?
J'ai relu énormément de choses au moment de faire la sélection et j’ai privilégié des souvenirs personnels. Certaines interviews comme celle de Bowie et celle de Björk font partie de mon ADN. D'autres concernent des gens moins connus du grand public mais qui ont eu une énorme influence, comme George Clinton, Aphex Twin, Genesis P-Orridge ou Townes Van Zandt. Tous font partie de mon petit panthéon personnel. Le critère c’était que le fond devait être vraiment important. Parce que réussir à faire parler Bono avec une telle intimité, une telle honnêteté, sans le côté politicard qu’il a souvent… Ou Bowie qui répond sans manipuler la vérité, ce sont de vrais moments de grâce quand on les vit en direct.

Justement, comment parvenez-vous à faire tomber la langue de bois et à entrer aussi loin dans l’intimité des artistes ? Avez-vous une méthode ?
Les interviews, je les aborde comme un jeu de piste. Je réfléchis à chaque question en ce qu’elle me permettra de rebondir et de gagner du terrain, d’ouvrir les portes une à une avant d’arriver à la porte sacrée du saint des saints. Si je pose d’entrée la question qui ouvre la dernière porte, on va me la claquer au nez parce qu’on ne se livre pas comme ça. Il faut amadouer l’artiste, lui montrer qu’on a une vraie intimité avec son œuvre. C’est un travail de préparation qui peut me prendre deux ou trois semaines. Mais quand on finit par me laisser entrer dans une zone intime, quand la personne me parle comme s’il n’y avait plus de micro entre nous, ce sont des moments géniaux. D'ailleurs, je me suis rendu compte que ce sont souvent des questions que les artistes abordaient pour la première fois, qu’ils n’y avaient jamais réfléchi avant et n’avaient donc pas encore élaboré de discours à ce sujet. Or, je pense que ça les intéresse eux aussi d'explorer leurs zones d'ombre.

L’interview devient alors une sorte de psychanalyse ?

Oui mais alors une psychanalyse avec une absence totale de formation professionnelle. Et ça peut être assez dangereux… Il y a le cas de Cat Power, qui avait piqué une crise d'hystérie. Durant l’interview, je sentais qu'il y avait un truc autour de sa maman qu’elle avait à sortir : elle voulait m'en parler, mais elle ne voulait pas. J'ai insisté et puis il y a eu la question de trop et d’un seul coup, elle s'est roulée par terre, elle a cassé une chaise. C'était vraiment très violent. Là elle a dit un truc qui m'a vraiment marqué. Elle m'a dit : « Tu m'as amenée là, maintenant tu m'en sors ». J’ai réalisé à ce moment-là que j'allais parfois trop loin. Il faut dire que je pose des questions aux artistes que je ne poserais pas à mon meilleur ami, ou même à ma femme.

Quel est exactement ce "saint des saints" auquel vous rêvez d’accéder ?
Je cherche à révéler la cassure, la fêlure, ce qui fait qu’un artiste se consacre entièrement à la musique, ne vit que pour elle et que par elle, abandonnant toute idée de carrière et de famille. Ce sont des questions vertigineuses. Le don de soi des artistes est hyper impressionnant. J'ai passé suffisamment de temps avec eux, notamment en tournée, pour voir à quel point ils sont exploités, pressés comme des citrons. Avant d'être, parfois même, jetés quand il n’y a plus de jus. Ça implique un degré de sacrifice difficile à imaginer pour quelqu'un qui ne voit que le côté de la scène et se dit : "lls ont de la chance, ils vont dans le monde entier." En réalité, des artistes épanouis et heureux, je n’en ai pas rencontré des masses.

Quel est l’artiste qui vous a le plus surpris en interview ?

David Bowie, ça a été une énorme surprise. Parce que je ne m'attendais vraiment pas à ce qu'il se livre avec une telle absence de garde-fou, de langue de bois. Et puis c'est une interview dont je rêvais depuis que j'étais gamin. Certains artistes m’ont surpris par leur intelligence aussi, comme Brian Eno, avec son esprit de synthèse incroyable. Mais l’une des personnes que je préfère interviewer c’est Björk. Parce ce que ce qu’elle dit est à la fois drôle, personnel, universel, intime et très intelligent. Et elle a une opinion sur tout. Björk commence toujours ses réponses par un long silence et la première fois, c'est très déstabilisant : tu crois qu'elle n’a pas du tout compris ta question. Et puis après tu te rends compte qu'en fait elle est en train de construire sa réponse à une vitesse prodigieuse, et que sa réponse sera cocasse, qu'elle partira dans tous les sens, qu'elle s'éloignera de la piste, et qu'elle retombera sur ses pattes sur les trois derniers mots.

Les lecteurs vous imaginent très sûr de vous. Mais je crois savoir que les interviews vous stressent beaucoup, même après des décennies de pratique ?
Oh mais c'est horrible ! Que ce soit Bowie ou un petit groupe de Manchester qui a sorti trois chansons sur Bandcamp, j'ai le même trac et je prépare avec la même minutie les interviews. J’en sors souvent vidé et je remonte par paliers ensuite. En réalité, je suis très timide de nature, mais en interview je deviens une autre personne : je ne lâche jamais le but que je me suis fixé, l'endroit où je veux aller et ce que je rêve de tirer de la personne en face de moi. C’est pour ça que je dis toujours : une interview ce n’est jamais, jamais, une discussion. Il faut que ce soit formel, construit. Si on tombe dans le piège de la conversation, on reste en surface.

"Interviews" de JD Beauvallet, préface de Brigitte Giraud (Editions Braquage, 28 €)

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