"Il suffirait d’une étincelle pour qu’on redécouvre le rock français" : l'anthologie "Rock La France" raconte six décennies de guitares et d’électricité made in France
La France est-elle plus rock qu'on ne le croit ? La réponse ne fait aucun doute une fois refermé Rock La France. Cet ouvrage, qui vient de paraître chez Marabout, raconte une épopée à guitares qui court des années 1960 à aujourd’hui : comment le rock français a émergé, s’est imposé puis a muté, et de quelles braises ardentes il continue à se chauffer, en attendant l’heure du réveil.
Cette copieuse anthologie, qui n’a pas vocation à l’exhaustivité et assume ses choix, montre, décennie par décennie, l’effervescence et la créativité auxquelles le rock français a donné lieu. Ses figures et ses mouvements clés, mais aussi ses formations underground, de Vince Taylor à Starshooter, de Magma à Édith Nylon, de Taxi Girl aux Wampas et de Shaka Ponk à Feu! Chatterton. Il met en lumière le maillage de labels, de salles et de disquaires répartis sur tout le territoire, et les activistes de l’ombre qui l’ont accompagné, y compris des tourneurs, ingénieurs du son, producteurs et graphistes.
Richement illustré et ponctué de nombreuses interviews réalisées pour l’occasion, Rock La France, qui se présente comme "un tour d’horizon passé et présent" du rock français, est le fruit d’un travail collectif d’une dizaine de contributrices et contributeurs au total, qui aura pris un an et demi. Mais au fait, qu’entend-on par rock français ? Nous avons interrogé Alexis Bernier, l’un des trois auteurs de cette anthologie grand format de 260 pages.
Pourquoi publier un livre aussi épais sur le rock français en 2023, alors que ce n'est pas le genre musical le plus en vogue ?
Alexis Bernier : Parce que contrairement aux apparences, nous affirmons que le rock français continue à vivre aujourd'hui et est très actuel. En tant que journaliste, je reçois régulièrement des disques de rock français incroyables. Je suis fasciné par tous ces groupes, certes totalement underground, mais dont les membres ont moins de 25 ans et la passion des guitares, et jouent du rock, dans un contexte dans lequel le rap est ultra-dominant et où tout leur crie qu’ils ne pourront pas vivre de leur musique. Ces petits groupes sont signés sur des labels comme Howlin’ Banana ou Born Bad et ils jouent dans des salles comme le Supersonic ou l’International à Paris. Bien sûr, on voit beaucoup de sous-Pavement, de para-Idaho, de proto-Dinosaur Jr. mais on n'est pas à l'abri qu'un jour tout ça revienne. Mon intime conviction, c'est qu'il suffirait d'une étincelle, d’un groupe qui décroche un tube, d’un groupe qui perce, pour qu’on redécouvre le rock français.
Quelle était l'idée de départ de "Rock La France" ?
L’idée force, c'est que, ayant été nourris par cette scène française, importante à nos yeux, on ne trouvait pas de livre tel que celui-là. Il existe tout un tas de dictionnaires et de discographies du rock français, et des biographies de groupes, mais ça tourne toujours autour des mêmes formations, comme Téléphone qui a fait l’objet de 25 bouquins, ou bien Trust, Indochine, Johnny et Phoenix. Nous, on voulait sortir des sentiers battus, faire un livre différent, qui parle aussi bien des célébrités du rock français, des groupes qui l'ont tiré vers le haut, que des groupes moins connus qui ont fait sa richesse, mais aussi des lieux et des villes où cette scène a été la plus active, et puis des gens qui dans les coulisses ont œuvré pour qu'il existe une scène rock française. L’idée, c'était également de faire un livre sur le rock français et pas sur le rock en France. Il y a un distinguo : si tu fais le rock en France, tu parles des grands festivals, des grands concerts, des salles de concerts. Ce n’est pas le sujet de notre livre.
C’est quoi le rock français pour vous ? Le choix du chant en français a-t-il été privilégié ? Phoenix et Lysistrata dont vous parlez chantent en anglais. Et les francophones, qu’ils soient Suisses ou Québécois, font-ils du rock français ?
Le principe du livre, qui n’est pas forcément le nôtre individuellement, c'étaient des groupes français jouant en France. C'est-à-dire qu'il n'y a pas de francophones belges, suisses ou québécois. Qu'ils chantent en anglais ou qu'ils chantent en français, peu importe. Il fallait qu'ils soient Français et qu'ils aient enregistré leurs disques en France, et effectué la plupart de leur carrière en France. Ça, c'est ce qui nous a guidés. On s'est basés sur un truc très franco-français.
Quel artiste symbolise pour vous le rock français ?
Pour moi, l'artiste qui symbolise le plus le rock français, c'est Bashung, et pas dans toute sa discographie. Dans des albums comme Play Blessures (1982), Pizza (1981) et Novice (1989), il incarne selon moi quelque chose de fondamentalement rock et d'expression très française. Après, il y a aussi des groupes comme Métal Urbain ou Bérurier noir qui ont vraiment inventé une forme rock qui n'existe pas du tout ailleurs. Avant Métal Urbain, par exemple, ce mélange entre guitare, synthé préhistorique et scansion finalement assez proche du rap, je ne connais pas d'équivalent. C'est quelque chose qui me semble avoir été inventé en France et ensuite repris et développé par les Bérus dans leurs premières années.
Quelle est la frontière, parfois ténue, entre le rock français et la chanson française ?
Je n’ai pas la réponse à cette question, on se l'est posée très souvent. Dans le livre, on parle d’Etienne Daho par exemple, qui évoque ses groupes de rock français préférés. Pour autant, je ne vais pas prétendre que Daho est un rocker pur et dur. Néanmoins, et c'est pour ça qu'il est là, c'est un parent proche, et un ami proche : il est nourri de toute l'histoire du rock français, par son amitié avec les Stinky Toys, avec Jacno, le fait d'avoir participé aux premières Trans Musicales de Rennes. Mais pourquoi est-ce qu'on a fait Daho et pas Murat ? Murat, c'est une sorte de country folk-rock à la française, un artiste que j'adore, on l'a évoqué, on a parlé de son album le plus rock, mais on aurait sans doute pu faire plus. Niagara, qui est typiquement un groupe à la frontière, a donné lieu à de nombreux débats entre nous. Au final, il y a Niagara dans le livre et je pense que c’est bien. Cette question de la frontière entre rock et chanson française est difficile, et finalement, on n’a pas vraiment cherché à la résoudre, préférant se laisser guider par notre instinct, notre passion et nos goûts. On assume nos partis pris et nos erreurs. Mais on était aussi limités par le nombre de pages du livre. Mon seul regret, c'est qu'on n'ait pas eu 40 pages de plus pour accueillir un peu plus de gens des coulisses comme Alain Maneval, un peu plus de villes, un peu plus de salles, un peu plus de groupes oubliés à tort. Je serais ravi de faire un volume 2.
Qu’avez-vous découvert en faisant cette anthologie ? Avez-vous eu des surprises ?
Les surprises, en ce qui me concerne, ce sont des groupes qu'on a redécouverts en les réécoutant. Un groupe dont l'importance peut sembler mineure comme WC3, j'ai réécouté tous les albums, c'est quand même dingue. Ils s’appelaient "À Trois dans les waters" et avaient été obligés de se renommer WC3 à la demande de leur maison de disques. Ce groupe a une histoire malheureuse puisque la chanteuse s'est suicidée, mais je trouve ça incroyable. C'est chanté en français, il y a un univers, ils jouent avec les mots, ils ont un son aussi, entre new wave, cold wave et rock, qui n'appartient qu'à eux. Un autre groupe que j’ai redécouvert, c'est Extraballe. Ce sont des formations dont la postérité est quasi nulle, qui sont souvent oubliées et pas toujours disponibles sur les plateformes, en tout cas pour Extraballe, mais dont on s'aperçoit quand même avec le recul que ça tenait la route. Avec ce livre, on voulait rendre grâce à ces groupes-là, décennie par décennie. Montrer qu’on n’a pas à rougir face aux anglo-saxons.
De fait, en rock, la France a toujours été moquée par les Anglo-saxons…
Cette phrase supposée de Lennon qu’on nous ressert sans arrêt, selon laquelle il aurait dit que "le rock français, c’est comme le vin anglais, ça ne devrait pas exister", je me demande pendant combien de temps encore elle va nous casser les pieds. Je pense que si on a été moqués aussi, c'est que le rock français a démarré d'une manière un peu particulière, sous forme de parodies. Les premiers 45 tours de rock français, c'est Boris Vian et Henri Salvador, des pastiches pour se moquer du rock. Ensuite, il y a eu la vague yéyé et comme le raconte dans notre interview Dominique Blanc-Francard, tout cela était très contrôlé par des maisons de disques et des stations de radio qui voulaient davantage des produits formatés qu'autre chose. Les Yéyés faisaient des reprises, des réinterprétations en français de morceaux anglo-saxons. Donc le rock français n'était pas ultra-créatif à ses débuts. Ça lui a pris du temps pour parler d’une voix personnelle et ça a sans doute nuit à son image. Après, le paradoxe et le contre-exemple de tout ça, c'est Boris Vian lui-même, qui, quelques années après son 45 tours de rock parodique, écrit les paroles ultra-sulfureuses de Fais-moi mal Johnny, chantées par Magali Noël, qui enregistre donc le premier rock au féminin au monde en 1956, deux ans avant l’Américaine Wanda Jackson. C'est compliqué l'histoire du rock français…
"Rock La France", 60 ans de guitares et d'électricité (collectif, éditions Marabout, 39 euros)
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