Joey Badass, nouvelle voix prometteuse du rap américain
Repéré à l'âge de 16 ans grâce une vidéo postée sur Youtube, puis confirmé avec trois mixtapes de bonne facture, Joey Badass est une des plus prometteuses nouvelles têtes à avoir émergé du chaudron rap américain des deux dernières années. Ce natif de Brooklyn (New York), tête de pont du collectif Pro Era, est un fan revendiqué de Notorious Big et des meilleurs rappeurs de la côte Est de la même époque. Il se pose en héritier de ces modèles, avec des textes bien plus "conscients" que la moyenne.
Cette terreur du micro revendiquée ("microphone killer") a d'ailleurs réussi à attirer l'attention d'une légende, le producteur Dj Premier, qui signe "Paper Trails", l'un des plus beaux titres de son premier album. Une chanson dans laquelle il critique l'argent roi – "Le cash a tout ruiné autour de moi", un clin d'œil au "C.R.E.A.M." du Wu-Tang Clan - et assure qu'il ne signera pas sur une major (de fait, ce disque est produit en indépendant et seulement distribué par une major).
Pour rester dans le rétroviseur, un autre point fort de ce disque, le poignant "Like Me" avec Bj The Chicago Kid, est signé du génial producteur disparu J Dilla (alias Jay Dee). La fondation du regretté producteur de Detroit lui a offert cet instrumental en remerciement de sa contribution après qu'il a offert 10.000 euros de matériel de musique à son ancien lycée. Pour les amoureux du hip-hop à l'ancienne... mais aussi les plus jeunes
La nostalgie d'une époque révolue hante une bonne partie de ce disque, qui séduira sans peine les "old timers" (les anciens) du hip-hop. Par exemple sur l'incendiaire "N°99", où Joey Badass revisite le beat immortalisé par A Tribe Called Quest sur "Scenario".
Toutefois, Joey Badass se défend de toute nostalgie, assurant : "Je n'essaye pas de revenir en arrière. J'essaye juste de faire ce que je peux pour lutter contre le lavage de cerveaux de la société actuelle".
La présence de producteurs actuels sur cet album lui donne raison. On remarque ainsi Hit-Boy (derrière le "Niggas in Paris" de Jay Z et Kanye, faut-il le rappeler ?) , Basquiat ou son parrain Statik Selektah, aux côtés des beatmakers de l'équipe Pro Era.
Quant à la chanson "Escape 120", sur laquelle il fait du rodéo sur une drum'n'bass audacieuse en compagnie du prometteur Raury, elle prouve également qu'il peut regarder le futur dans les yeux. Publicité inespérée de la fille d'Obama
Ultime preuve de sa modernité, et du fait que son message ne séduit pas que les vieux routiers du hip-hop, un selfie de la fille du président américain, Malia Obama, vêtue d'un T-shirt Pro Era (son collectif) a atterri récemment sur le web, affolant la Maison Blanche et offrant au jeune rappeur une publicité mondiale inespérée.
Looks like Malia Obama is a fan of @joeyBADASS and @PROERA http://t.co/EhOKVU9wWC pic.twitter.com/DoltrmNK28
— MTV Hip-Hop (@mtvhiphop) 6 Janvier 2015
Belle énergie sur scène
A Rock en Seine où nous l'avions repéré fin août, l'énergie, l'implication et la générosité de Joey Badass, seul rappeur de la programmation, nous avait impressionnés. Comme sa capacité à faire sautiller le public à l'unisson et à lui faire scander comme un seul homme de vieux refrains de Nas, Black Sheep et le nom de son fief, Brooklyn. Dix minutes après la fin de son concert, descendu dans la fosse, sourire jusqu'aux oreilles, il serrait encore les mains du public des premiers rangs à travers les barrières.
C'est à ce moment là, dans une tente de backstages, alors que l'épuisement de la nuit blanche précédente commençait à entamer sa capacité de concentration, que nous avions recueilli ses propos. Brefs mais éclairants.
Interview de Joey Badass: "Before Da Money" c'est le son de quelqu'un courant après son rêve"
Tu n'étais pas né lorsque "Illmatic" de Nas, Black Sheep et tous les groupes auxquels tu te réfères étaient en activité. Qu'est ce que tu aimes tant dans cette époque ?
Le fait que la musique avait une âme, c'est le plus important. Il n'en a plus aujourd'hui.
Quelle est la différence entre cette époque et maintenant ? Que s'est-il passé ?
Je ne l'ai pas vécu alors je suis un peu mal placé pour en parler. Mais ce que je peux dire c'est que le message qui a été poussé auprès des masses a été dévoyé, il n'est plus le même. Au départ, c'était un message révolutionnaire, plus positif. Alors qu'aujourd'hui c'est toujours la même merde, encore et encore, bitches, bagnoles et pognon.
Le hip-hop est-il toujours un mouvement, selon toi ?
Ce sera toujours un mouvement parce que bien que certains tentent de le réduire à de l'entertainment, le hip-hop est bien plus que ça : c'est un mode de vie. Aujourd'hui, il faut lui redonner sa vocation originelle de mode de vie.
Donc, tu essayes de ramener cet esprit ?
Je n'essaye pas de revenir en arrière, ni de ramener quoique ce soit. J'essaye juste de faire ce que je peux pour lutter contre le lavage de cerveaux de la société actuelle.
Tu ne crains pas de séduire davantage les vieux qui ont connu l'âge d'or du hip-hop que les jeunes ?
Ma musique est universelle. Je parle aussi bien aux plus jeunes qu'aux plus âgés. Mais j'apprécie que ma musique séduise un public mature car je traine avec des gens plus vieux de toutes façons.
Tu es entouré d'un collectif, Pro Era. Est-ce indispensable aujourd'hui d'avoir un collectif sur lequel s'appuyer pour réussir ?
Ne te méprends pas, je peux tout à fait y arriver tout seul. Mais c'est tellement mieux quand tu as des énergies similaires et talentueuses autour de toi. On est plus forts, plus confiants à plusieurs dans un mouvement, lorsqu'on bouge ensemble dans la bonne direction. Dans une équipe, chacun est à sa place, là où il est le meilleur.
A combien de personnes se monte le collectif Pro Era ?
Au total, nous sommes 47 personnes : graphistes, designers, stylistes, photographes, comédiens, managers, et bien sûr producteurs et musiciens.
Dans quel état esprit as-tu créé ton premier album ?
D'où je viens, Brooklyn Heights, c'est très dur de s'en sortir. Mon but était essentiellement de capturer l'état d'esprit d'un jeune qui tente de s'en sortir tout seul. De montrer tous les tourments et les luttes par lesquels il doit en passer pour se sortir de la jungle.Je ne veux pas que les gens s'attendent à ceci ou cela, à un son à l'ancienne, à ce que j'ai fait auparavant ou à quoi que ce soit. C'était une autre époque, j'ai grandi. "Before da money" c'est le son de quelqu'un courant après son rêve.
Dans le rap des années 90, "represent" (représenter d'où on vient et qui on est) était un concept très important. Est-ce encore d'actualité, fais-tu attention à cela aussi ?
Comme de représenter d'où on vient ? Oui totalement. Mais en même temps cela ne doit pas être un piège, on ne doit pas se perdre dans le concept, ne pas chercher forcément à sonner comme sonnent tous ceux de son environnement, à se conformer à quelque chose d'existant. Ce n'est pas parce que tu viens de New York que tu dois produire du rap typiquement new yorkais. Je sais que ce que je fais sonne très new yorkais mais je ne l'ai pas fait exprès. C'est juste le reflet de mon expérience quotidienne.
J'ai entendu dire que tu allais être intronisé membre de la Zulu Nation (organisation socle du hip-hop créée par Afrika Bambaataa à New York en 1973 dans le but de canaliser la violence des gangs en énergie positive) ? Qu'est-ce que cela signifie pour toi ? (Nota Bene: Joey Badass a été intronisé en novembre par Q-Tip en même temps que Nas et Big Boi notamment)
C'est un honneur. J'en ai même parlé à ma mère, elle a fait "wow !". C'est incroyable. C'est un mouvement vraiment positif. C'est ce dont j'ai besoin. Pour les jeunes c'est important. Je pense que c'est pour ça qu'ils sont venus me trouver. Parce que je tiens la jeunesse dans la paume de ma main.
Si tu pouvais d'un coup de baguette magique ramener une seule chose du hip-hop des années 90 ?
Je ramènerais l'âme du hip-hop. Il en reste très peu. Joey Badass c'est un tout petit truc par rapport à toute la masse de musique produite. Je reçois de l'amour et du respect en Amérique, mais honnêtement je pense que je mérite mieux. A l'étranger, notamment en Europe, l'accueil est plus fort. A Paris, on me traite comme si j'étais une légende hip-hop, c'est incroyable, j'apprécie vraiment. J'ai l'impression qu'aux USA ils ont plus de mal à me comprendre car il y a un tel lavage de cerveaux.
Mais tu as un public aux Etats-Unis et à New York. Ton album est attendu là-bas…
Oui bien sûr, j'ai des fans. Mais les critiques rap américains ne vont pas le comprendre ni l'accepter. Ils veulent me cataloguer, ils ne veulent pas me voir prospérer. Ils ne veulent pas laisser sa chance à un jeune de 19 ans qui essaye de s'en sortir de façon indépendante. Ils vont faire de leur mieux pour me barrer la route.
Ce que tu fais ou dis est-il si subversif à leurs yeux ?
Personne d'autre ne diffuse ce message comme Pro Era.
Sur scène ce soir à Rock en Seine tu as fait un clin d'œil à "Niggas in Paris". Que penses-tu de cette chanson ?
C'est le feu ! (il rit). On est à Paris, on devait le faire.
Que penses-tu de Kanye West et Jay-Z ?
J'adorerais travailler avec eux un jour. Question textes et paroles, Jay-Z est tout simplement imbattable. Créativement, musicalement, Kanye West est un putain de génie. C'est une inspiration quotidienne. Je l'adore. Même s'il est matérialiste, il a une façon unique d'en parler, on peut sentir sa passion. J'aime les gens passionnés. La passion c'est la vie.
Joey Badass, album "B4.DA.$$" (CMG/Arista/Sony) sorti le 20 janvier 2015
A noter qu'il sera en concert le 31 mai au festival We Love Green. En attendant vous pouvez revoir le Live de Joey Badass à Rock en Seine capté pour Culturebox, jusqu'au 21 février.
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