Il crée des "punchlines visuelles" : rencontre avec Fifou, le photographe numéro un du rap français
Dans le milieu du rap, il est une star parmi les stars, que les poids lourds s'arrachent. Photographe et directeur artistique, Fifou façonne les images, un rôle crucial tant la représentation visuelle des artistes compte aujourd'hui presque autant que leur musique. A l'occasion de son exposition à voir jusque fin août à la galerie Harcourt (Paris), nous avons longuement discuté avec lui.
Vous connaissez forcément son travail sans le savoir. Car Fifou est derrière 95% des pochettes d’albums du rap français. Soprano, PNL, Kool Shen, Maître Gims, Youssoupha, Lous and the Yakuza, SCH, PLK, Kaaris, Dinos, JUL, Bigflo et Oli, Gazo et Hatik : ils ont tous défilé devant son objectif. Et tous ont son 06, comme Bigflo et Oli, qui appellent en facetime durant l'entretien, tout excités de tenir leur nouvelle pochette entre les mains - "Bisous les frérots, on se voit à Paris !" A l’occasion de son exposition à la galerie du studio Harcourt jusque fin août, nous avons réussi à caler cet hyperactif dans un fauteuil pour discuter longuement.
Cet artisan de l’image, rare dans les médias, est une pile électrique qui parle et pense à la vitesse de la lumière. Forcément, s'entretenir avec Fabrice Fournier, 39 ans, c’est parler du rap français avec lequel se confond son parcours. Mais c’est en parler sous un angle peu abordé, celui de l’image, et de l’évolution de son métier, lui qui est passé en quinze ans d’illustrateur à photographe puis à pierre angulaire de la représentation des artistes et de l’imaginaire qu’ils projettent.
Bien plus qu'un photographe
Surnommé "le photographe aux mille pochettes" ("en vrai on doit être à 800", rectifie-t-il), cet incontournable du rap game est un homme de l’ombre dont le rôle est capital. Bien qu’il enchaîne les shootings, parfois plusieurs en 24 heures, il est bien plus qu’un photographe : Fifou est aujourd'hui à la croisée de plusieurs métiers et fait office de chef d’orchestre au cœur du réacteur marketing en charge de l’image de ses protégés. Sa première force, c’est d’être tout autant directeur artistique et graphiste que photographe.
"Quand je travaille avec un artiste, j’ai d’abord un gros travail d’approche et d’échanges, je propose des idées et des moodboards (une collection d’idées sous forme d'images et de mots clés en vue d'une création, NDLR), puis on affine ensemble. Généralement, c’est de trois à six mois de préparation", expose-t-il.
"Depuis le digital, la charge de travail a été multipliée par dix parce qu’en tant que photographe je ne pense pas qu’à la photo de pochette : on réfléchit à la scénographie des concerts, aux bannières pour les plateformes, aux réseaux sociaux, au merchandising, aux clips à venir. En fait, on est au même niveau qu’une campagne de pub."
Fifouà franceinfo Culture
Kool Shen lui a lancé la première perche
De fait, Fifou est venu à la photographie par défaut, en autodidacte. Enfant, il rêvait de devenir dessinateur de BD. "Tombé dans le hip-hop" dès ses 12 ans, il redessinait les portraits de ses idoles Tupac, Dr Dre et Snoop Dogg. "Ça a été mes premières approches entre musique et visuels, et très rapidement j’ai réalisé des illustrations pour les mixtapes des artistes indépendants de ma ville de Chelles. La plus connue était celle pour L’Arcane, le premier groupe de Kheiron, devenu acteur et réalisateur."
Il s’est ensuite orienté logiquement vers des études de graphisme et de communication visuelle, à l'école d'art Olivier de Serre. Au mitan des années 2000, grâce à sa "muse artistique" et amie Princess Aniès, qui l’a introduit dans le milieu du rap, Kool Shen de NTM lui propose une séance photo : ce sera son premier shooting professionnel en studio. "Tous les assistants présents ce jour là se sont bien rendu compte que je n’y connaissais rien en photo. Mais je savais prendre le lead du projet, ce qui masquait un peu mes lacunes en photographie." Le cliché terminera sur le maxi en solo de Kool Shen L’avenir est à nous. La carrière de Fifou est lancée.
Faire émerger Alkpote d'une vulve, il fallait oser
Des images, Fifou en a produit énormément depuis. Mais son cerveau en a généré cent fois plus. Son imagination est débordante, en ébullition permanente : il a dix idées à la minute. Et un sens aigü de la mise en scène. Son objectif : produire des images qui frappent l’imagination et s’impriment durablement dans la rétine, ce qu’il appelle "des punchlines visuelles". Pour toucher au but, il ne se fixe aucune limite.
Dès 2012, pour Noir Désir de Youssoupha (2012), il s’affranchit de la pochette de rap conventionnelle en montrant un jeune ange d’ébène aux ailes noires, détournant la représentation traditionnelle angélique (souvent blond aux yeux bleus). Pour l’album Monument (2019) d’Alkpote (qui orne l’affiche de l’exposition chez Harcourt), il fait émerger le rappeur d’une vulve géante rose satinée, "un tournant révolutionnaire dans le rap", selon lui, et qui lui a valu contre toute attente des remerciements des Femen. L’homme au Bob (2015) montre Gradur donnant le biberon à un bébé, mais un biberon rempli de balles, "métaphore de la violence à laquelle nous sommes biberonnés dès tout petits".
Son style, parfois difficile à cerner tant l’éventail des propositions est large selon l’univers des artistes, il le définit comme reposant à la fois sur la mise en scène et la poésie urbaine. "La poésie urbaine c’est toutes ces ambiances un peu difficiles de la rue, ces codes que j’aime énormément, le côté cité, le côté mafia, famille aussi, des codes qu’on retrouve dans le cinéma de Coppola, de Michael Man, très thrillers américains, qui m’ont beaucoup inspiré. Cette force du nombre aussi, ces cagoules, ces armes. Mais j’essaye toujours d’y injecter quelque chose qui peut toucher, de transmettre une émotion. C’est pour ça qu’on retrouve souvent un enfant sur mes pochettes, qui adoucit un peu.
"La mise en scène et la poésie urbaine ça résume tout pour moi. C’est à dire que même un gars qui tient une grosse liasse de billets dans les mains, j’ai envie de l’éclairer de manière christique. C’est ça mon truc. Comme dans les tableaux."
Fifouà franceinfo Culture
Un appétit jamais rassasié pour la nouveauté
Des idées il en a à la pelle, mais il a désormais aussi l’expertise qui va de pair : Fifou sait très vite si le cliché est réalisable dans le budget imparti. Pour autant, il lui arrive encore d’aller au bout de son idée, quitte à ne pas se payer. Longtemps, il a d’ailleurs été le photographe des causes perdues. "Durant les dix premières années, j’étais un petit médecin de quartier. Les gars m’appelaient en me disant : je suis en galère, je n’ai pas de thunes mais il faut qu’on rende la photo de la pochette demain, je ne sais pas quoi faire." Toujours, il sauvait l’affaire en sortant comme par magie la solution de son chapeau. C’est ça, aussi, le secret de son succès : une disponibilité à toute épreuve, et un art de l’improvisation couplé à un appétit jamais rassasié pour la nouveauté.
Car aujourd’hui encore, alors qu’il pourrait jouir pleinement de son statut et ne travailler qu’avec les gros poissons, Fifou garde l’envie chevillée au corps. Sincèrement passionné de rap, comme lorsqu’il fut foudroyé par Snoop Dogg et les clips du Wu Tang Clan dans sa prime jeunesse, il se tient constamment au courant. Rien n’échappe à sa vigilance et à son flair, aucun petit clip artisanal d’un inconnu prometteur. Pour peu qu’il lui tape dans l’œil, comme ce fut le cas pour Gazo durant le confinement, il n’hésite pas à le contacter sur Instagram puis à courir dans une banlieue lointaine pour faire un shooting bénévole. "Ils sont comme des super héros pour moi. Il fallait que je shoote sa bouille", se remémore-t-il. Depuis, le rappeur et lui sont devenus amis, Gazo a percé dans les grandes largeurs et "il fait partie des artistes comme Dinos pour lesquels je commence à réfléchir sérieusement à l’imagerie". Après avoir signé la pochette de sa première mixtape Drill FR sortie l’an passé, il est bien entendu aux manettes du visuel de son prochain album.
Fifou est un hyperactif à vision longue portée : il a toujours un coup d’avance. "Je pense aussi à l’évolution d’un artiste", souligne-t-il, "il ne peut pas proposer sans arrêt la même chose, il faut se renouveler avec lui, il faut l’accompagner.
"Le plus dur pour eux c'est de durer. C'est un marathon et c'est mon boulot. C'est ça qui m'excite en fait : poser l'ADN d'un projet, comme une espèce de charte, ne pas l'oublier mais être capable de le faire évoluer."
Fifouà franceinfo Culture
Retour aux sources dans le grain et la représentation
S’il s’est longtemps senti directeur artistique plus que photographe, Fifou dit faire aujourd’hui le chemin inverse. "Depuis le confinement, j’étudie davantage la photographie et je me sens beaucoup plus photographe. Ca se ressent dans mon travail : j’épure le propos. Plutôt que de mettre plein d’effets partout et de me lancer dans de grosses mises en scène, je fais plus de portraits et de mises en situation authentiques. La photo de Gazo pour la pochette de Drill FR, on l’a faite dans le barber shop où a été filmé son premier clip. On a amené deux copines un peu bimbos et voilà, c’était fait en 30 minutes. Ça pourrait être une pochette de Ol’Dirty Bastard (rappeur disparu du Wu-Tang Clan NDLR). On revient à des photos argentiques plus granuleuses comme il y a 20 ou 30 ans."
Dans l’imaginaire et la représentation des rappeurs, Fifou perçoit actuellement un retour aux sources "en un peu plus maîtrisé". "A mes débuts, j’avais une approche de photo-graphiste : c’était des photos hyper retouchées, à une époque très sombre en terme d’image et d’état d’esprit.
"Les artistes qu’on appelle "les rois sans couronne" sont arrivés à l’heure du téléchargement illégal, il n’y avait pas encore le streaming, donc pas d’économie, pas d’argent pour faire des clips, même pas de certification pour les albums – Opéra Puccino d’Oxmo n’a été disque d’or que quinze ans après sa sortie alors que c’est un classique ! "
Fifouà franceinfo Culture
"Bref, les rappeurs ne souriaient pas, l’imagerie était très rue. Il n’y avait aucune mise en scène, c’était des portraits. Aujourd’hui, on commence à réinjecter ces codes-là."
En ce moment, "toutes les marques appellent"
Bien qu’elles aient été fastes pour lui artistiquement, le faiseur d’images a donc connu les années de vaches maigres du rap français. Au point d’avoir fini par se sentir prisonnier lui aussi de son image et de ses fréquentations. "Il y a quelques années, au moment où j’ai essayé de toucher à autre chose que le rap, à travailler pour la pop ou le cinéma, je me suis rendu compte que j’avais un book très sombre, très ghetto, qui me barrait la route. Je cotoyais beaucoup la rue, les bandes, et je commençais à être ghetto dans mon attitude, ça devenait compliqué."
Le streaming payant a changé la donne. Il a permis l’émergence "d’une nouvelle génération d’artistes, de Soprano à Maître Gims, qui comme Doc Gynéco n’ont pas eu peur d’être classés dans la variété, ont commencé à chantonner et à sourire sur les photos". Toute une vague, aujourd’hui dominante, qu’il a accompagnée et avec laquelle il s’est imposé lui aussi au firmament. "On a tous bien galéré mais en ce moment, toutes les marques appellent et elles veulent toutes shooter des rappeurs sur un parking. Là, on est comme dans un magasin de bonbons, c’est un peu Eurodisney", reconnaît-il. "Mais ça ne va pas forcément durer", prévient-il. "Il faut se préparer à l’après."
L’après, logiquement, ce serait les clips pour ce fou d’images dont le carnet d'adresses pèse lourd. Fifou en a déjà coréalisé, pour SCH et Dinos, notamment. Mais cela ne le tente pas autant que les séries. "Je rêve de voir mes pochettes en série. Je me vois travailler avec un réalisateur et intervenir en tant que directeur de la photographie ou showrunner. Je voudrais surtout ramener quelque chose de très urbain dans le propos, à la Ozark, Atlanta ou même Gomorra.
Je réfléchis à une fiction, pas mal inspirée de l’époque crapuleuse que j’ai connue, et nourrie de toutes les histoires folles des gens de la rue que j’ai cotôyés, sans pour autant fantasmer ni glorifier la rue ou la voyoucratie. Si les étoiles sont alignées, ça me ferait kiffer.
Fifouà franceinfo Culture
Sortir des sempiternels visages sur les pochettes
Pourtant, le projet qui lui tient actuellement le plus à cœur n’a rien à voir avec le petit écran. Il voudrait, dit-il, "mettre la lumière sur la nouvelle génération de photographes", leur tendre la main qu'on ne lui a pas tendue à lui. En janvier 2022, il a organisé à Paris une exposition conçue comme une bloc party, Tunnel. Aux murs, quinze de ses photos et quinze photos du photographe anglais Ciesay, "qui cartonne à la fois dans la mode et sur la scène drill (sous genre rap NDLR)". L’événement, peu médiatisé, mais stratégiquement situé dans le Marais en pleine Fashion Week, a fait un triomphe avec plusieurs milliers de visiteurs sur trois jours. Il veut maintenant en faire un rendez vous annuel où serait montré à la fois le travail d’un autre photographe étranger gravitant dans le même univers que lui, et celui d’un jeune talent en supplément.
En attendant, Fifou voudrait bien bousculer un peu les choses en terme d’image dans le rap français. Il en a le pouvoir. "En France on a encore beaucoup trop de visages de rappeurs sur les pochettes. Je voudrais sortir de ça. Il faut prendre des risques, comme les Américains. Kanye West a sorti une pochette transparente avec rien, Nirvana qui avait un beau gosse comme Kurt Cobain a mis un bébé dans l’eau attrapant un billet, Rihanna a osé une pochette où elle a un gros flash dans la gueule. Je rêve d’épure et de vrais partis pris avec des stars. Pourquoi pas une pochette en noir et blanc, floue, avec un ongle pété ? Assumé. Classe. Et qui ferait parler." Sur ce, Fabrice Fournier s'excuse de nous quitter "un peu comme un voleur : j'ai mes jumeaux à coucher."
Exposition Fifou x Harcourt
Jusqu'au 31 août 2022
Galerie du Studio Harcourt, 6 Rue de Lota, Paris 75016
Entrée libre de 10h à 17h00, du lundi au samedi
Tel 01 42 56 67 67 (il est recommandé de vérifier le jour même les horaires, qui peuvent varier)
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