Vinícius Cantuária : "Jobim incarne l'âme brésilienne"
Après avoir passé vingt ans à New York, Vinícius Cantuária, né à Manaus le 29 avril 1951, partage désormais son temps entre les États-Unis et Rio de Janeiro. Mais c'est au Japon, pays très brésilophile, qu'il a enregistré l'essentiel de son dernier album, "Vinícius canta Antônio Carlos Jobim" (distribué par Naïve). Un somptueux hommage ponctué de standards, de "Garota de Ipanema" à "A Felicidade", et de titres moins connus comme "Caminhos cruzados" ou "Você vai ver". Beaucoup de versions acoustiques, épurées, auxquelles s'ajoutent les griffes de ses invités : le piano de Sakamoto, les effets électro de la guitare de Frisell, les voix de Gardot et Joyce. Splendide.
- Culturebox : Qu'est-ce que Tom Jobim représente pour vous ?
- Vinícius Cantuária : Quelque chose de très spécial. D'abord, c'était un grand ami. Comme son grand partenaire d'écriture s'appelait Vinícius de Moraes, Tom m'appelait "Vinícinho", "petit Vinícius" ! Il était adorable avec moi. Quand j'ai envisagé de partir aux Etats-Unis, il m'a dit : "Vas-y ! Va faire tes preuves là-bas et rencontrer des gens. Ce sera bien pour toi." Ensuite, Jobim est un génie, un grand compositeur, équivalent pour moi à Gershwin ou Cole Porter, Wagner ou Strauss. Un compositeur classique qui a su capturer l'atmosphère brésilienne. Jobim incarne l'âme brésilienne. Je me souviens aussi qu'il aimait les oiseaux. Il savait les écouter, tout comme le bruit de la forêt, de la faune, et il les intégrait dans sa musique. Il était très inquiet pour notre planète. Il est le premier Brésilien à avoir parlé d'écologie : "Sauvons les rivières et les océans, faisons attention aux oiseaux, protégeons la végétation, la forêt !" Dans le même temps, c'était un gars très urbain, très moderne ! Tom appartient à une génération antérieure à la mienne. Il me racontait qu'à Rio, dans les années 40 et 50, il jouait du piano et il allait au théâtre pour regarder les films américains. Il y découvrait beaucoup de musique. "C'est si impressionnant !" (Vinícius chantonne "As time goes by", chanson du film "Casablanca" à la façon dont Tom a dû la chantonner devant lui) Il rentrait chez lui et essayait de jouer de la musique brésilienne avec un style américain. Il jouait du piano, mais il entendait des cordes… À travers sa musique, Jobim a diffusé le Brésil dans le monde. Enfin, c'était quelqu'un de formidable. C'était très simple de se poser avec lui juste pour boire un café au lait avec une tartine. Vous pouviez y passer des journées entières ! Il pouvait parler de tout, il connaissait tout, il était très accessible.
- Vous rappelez-vous de votre première rencontre avec Tom Jobim ?
- Je travaillais avec Chico Buarque depuis plusieurs années. Chico était également un bon partenaire musical pour Tom. Un jour, on a joué au foot puis on a regagné la maison de Chico. Alors qu'on bavardait devant une bière, quelqu'un a sonné à la porte. Jobim ! À partir de ce moment, on est devenus amis. Il aimait la façon dont je jouais, il m'appréciait beaucoup, et moi, je l'adorais. Je me rappelle d'un bon restaurant italien de Leblon (quartier huppé de Rio, ndlr), Florentino, où nous sommes allés un nombre incalculable de fois. Quand il y allait, il m'appelait parfois et disait : "Viens, Vinícius !" Je le rejoignais vers 14h30 et on bavardait, je l'écoutais me raconter plein d'histoires. À un moment, je regardais l'heure, il était 20h, 21h !
- Tom Jobim est mort à New York en décembre 1994, l'année même où vous vous êtes installé dans cette ville. Vous n'avez donc pas eu le temps de le fréquenter là-bas…
- J'ai une histoire triste à ce sujet. À propos de la dernière fois que j'ai eu l'occasion de le voir… J'ai pris un avion pour New York. J'étais avec mon épouse. Alors que j'étais parti chercher un emplacement pour ma guitare, ma femme a rencontré Tom à l'avant de l'avion. Elle m'a dit : "Vinícius ! Tom est là ! Il veut te parler !" C'est Tom qui avait vu mon épouse passer et qui l'avait appelée. Il l'aimait beaucoup. Je crois que nous étions en classe économique, et Tom en première classe. J'ai répondu à ma femme : "Ok, je vais y aller." Nous avons rejoint nos sièges, l'avion a décollé… et on a dormi. Plus tard, après l'atterrissage, Tom est sorti de l'avion bien avant nous. Je ne l'ai jamais revu. Il est mort deux ou trois mois plus tard. Je croyais que Jobim ne mourrait jamais, il incarnait trop la vie !
- N'aurait-il pas préféré finir ses jours dans son pays, le Brésil, et dans sa ville natale, Rio ?
- Je pense que l'idée de mourir à New York lui aurait plu. Les États-Unis, New York, Carnegie Hall où il y a eu le fameux concert de la bossa nova en 1962, c'est quelque chose de fabuleux qui est arrivé dans la vie de Jobim. "The Girl from Ipanema" a été enregistré à New York avec des paroles en anglais… Après un premier séjour, il est reparti là-bas, il a rencontré Sinatra, il a enregistré avec lui… Il racontait que quand il allait à New York, à l'aéroport, les gars de l'immigration lui parlaient avec beaucoup de déférence, on lui disait "Mister Jobim"… Il en a fait une chanson ! ("Chansong", ndlr)
- Depuis le début de votre carrière, la musique de Jobim vous accompagne. Vous jouez ses chansons, vous en glissez régulièrement dans vos disques. Comment est né le projet de lui consacrer un album entier ?
- Ce projet est né au Japon où j'avais déjà joué dix-huit fois. Mais pour la première fois, il y a environ deux ans, j'ai été invité à y rendre un hommage spécial à Jobim en solo et en acoustique. Une maison de disques japonaise m'a alors proposé de consacrer un album solo à ce répertoire. Ça faisait très longtemps que j'avais un tel projet en tête. Le moment était venu. J'ai enregistré le disque. De retour au Brésil et à New York, en écoutant les enregistrements, je me suis dit : "Waouh, c'est beau !" J'ai eu envie que Bill Frisell et d'autres musiciens y participent.
- Comment avez-vous procédé ?
- J'ai envoyé les musiques à Bill à Seattle, à Melody Gardot à Los Angeles, à Ryūichi Sakamoto à New York, et, du côté brésilien, à Joyce, Celso Fonseca et Chico Pinheiro. Tout le monde était très heureux d'y participer. Si la première idée était de faire un disque de guitare acoustique, le projet a évolué avec la participation des invités. J'ai demandé à Bill d'ajouter une intro sur "Inútil Paisagem". Et il n'y avait que Sakamoto pour jouer au piano "Por causa de você", qui d'autre ! Je me disais à son sujet : "Sakamoto n'est pas japonais, il est brésilien !" (Sakamoto a rendu divers hommages à Jobim sur scène et au disque, ndlr) Au Japon, j'ai demandé à ce que des musiciens locaux participent au disque, d'où la présence d'une violoncelliste et d'un contrebassiste japonais.
- Melody Gardot apporte la touche vocale anglosaxonne en chantant la version anglaise de "Insensatez", "How insensitive"…
- Je m'entends très bien avec Melody, nous sommes amis. Nous avions envisagé de travailler ensemble sur un disque ou pour des concerts. Je ne veux pas chanter en anglais, même si ça m'est déjà arrivé par le passé. Mais dans ce disque, j'ai pensé qu'il serait si bon d'y avoir quelque chose en anglais. Et cette chanson était parfaite pour Melody. J'ai enregistré la chanson et j'ai trouvé que cela sonnait très bien.
- Comment avez-vous choisi les chansons ?
- C'est ça qui est difficile. Jobim a fait des centaines de chansons ! L'idée est de faire un volume 2 et un volume 3 car du côté de la maison de disque japonaise et à Naïve, les responsables sont heureux du résultat. C'est tellement difficile de tout concentrer sur dix ou douze chansons… Dans l'album que j'ai sorti, j'ai vraiment mis mes préférées, celles qui me viennent spontanément, naturellement, en tête quand je pense à Jobim. Bien sûr, il y en a beaucoup d'autres qui comptent, et auxquelles je pense pour une suite.
- Quelles chansons y aura-t-il dans le prochain volume ?
- L'une d'elle sera certainement : [il chantonne "Aguas de Março"]. Il y aura aussi "O amor em paz"… Et, peut-être "Sabiá"… J'aimerais alors que Chico (Buarque, l'auteur des paroles, ndlr) vienne chanter un peu sur ce titre…
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