L’âme latine de Jean-Pierre Mas
« Latinalma » porte très bien son nom. Jean-Pierre Mas y célèbre une musique qu'il joue depuis son adolescence, et à laquelle il souhaitait rendre un vibrant hommage. Marqué dans sa jeunesse par la rencontre et les enseignements du grand violoncelliste Pablo Casals, devenu compositeur, arrangeur, auteur de musiques de films (« Un Dimanche de flic » en 1981, « Flag » en 1987...), Jean-Pierre Mas a enregistré son premier disque, « Rue de Lourmel », en 1975. L'album était produit par un certain Jean-Jacques Pussiau, le même qui officie sur « Latinalma ». Déjà, le jeune pianiste catalan y avait invité un musicien brésilien, le contrebassiste Cesarius Alvim.
Un voyage en Amérique latine...
Bien des années plus tard, son dernier disque en date s'impose comme une étape évidente dans ce cheminement. Compositions jouées au piano (parfois renforcé par le bandonéon, comme le beau nocturne « A la sombra de la Luna »), chansons interprétées en espagnol (poignant « Partir o seguir »), en portugais (tendre et lumineux « Eu quero mas de você », émouvant « Triste Adeus »), nouvelles lectures de standards brésiliens (Jobim, Cartola...) et hispano-américains (« Alfonsina y el Mar »), poèmes du Brésilien Vinicius de Moraes... « Latinalma » nous emmène en voyage sur le continent sud-américain, avec l'émotion pour bagage.
Au passage, on observe que certains morceaux sont dédiés à des artistes que Jean-Pierre Mas admire, comme l'harmoniciste belge Toots Thielemans ou la chanteuse sud-coréenne Youn Sun Nah. Au final, de très belles mélodies, des voix -chantées et parlées- extrêmement touchantes, une atmosphère intimiste et mélancolique, nimbée d'une grande chaleur, font de « Latinalma » une belle réussite. Un disque que l’on aimerait entendre sur scène avec son élégant casting. Aux dernières nouvelles, Jean-Pierre Mas est à la recherche d'un tourneur...
Décembre 2012, banlieue parisienne. Installé dans le « 93 », aux portes de Paris, Jean-Pierre Mas vit dans un grand espace qui abrite une petite cour intérieure, son studio et son piano. Y cohabitent en très bonne entente son chat, son chien, ainsi que des musiciens de passage - et pas les moins prestigieux, on peut en témoigner, vu ceux croisés le jour de l'interview - hébergés le temps d’un concert parisien ou simplement d’un enregistrement commun. Jean-Pierre Mas a l’esprit pratique, beaucoup d’humour et l’âme aussi généreuse que latine.
- Comment est né le projet « Latinalma » ?
- J’ai toujours aimé le chant, les chansons, les beaux textes. Je connaissais Sheyla Costa et Elvita Delgado séparément. Il y a environ trois ans, elles se sont rencontrées lors d’un dîner. Quand je les ai vues ensemble, je me suis dit qu’il fallait que je fasse un disque avec ces deux chanteuses. À cette époque, Jean-Jacques Pussiau (le producteur de « Latinalma », ndlr) habitait dans la maison. On a monté ce projet ensemble. Assez vite, on s’est dit qu’il serait bien d’y associer le joueur de bandonéon Juan José Mosalini. Ensuite, on a eu l’idée d’une participation de mon pote Pierre Barouh, que je connais depuis longtemps, en tant que récitant pour certains textes, ce qui ferait le liant dans cette affaire entre deux femmes !
- Elles ne chantent jamais ensemble sur le disque…
- … Mais elles le feront sur scène. Je voulais par ailleurs les impliquer dans l’écriture des textes, c’était important. Elles sont déjà parolières, Elvita en espagnol et Sheyla en portugais. Ces deux langues sont complémentaires pour moi. L’Espagne, c’est le drame, et le Brésil c’est la nostalgie, ce qui est très différent. J’adore Sheyla et Elvita. Elles sont très différentes, mais aucun ego. Elles s’adorent et sont vraiment complémentaires, tant au niveau de la personnalité que musicalement. Elvita est mezzo, une voix grave avec ce petit filet d’aigu. Sheyla est complètement dans le médium. En rassemblant les deux, j’avais mon idéal féminin ! - Dans le disque, leurs voix cohabitent donc avec celle de Pierre Barouh, qui dit, entre autres, des textes traduits de Vinicius de Moraes, dont on fête le centenaire en 2013. Comment les oeuvres du poète brésilien, parolier de la bossa nova, se sont-elles retrouvées dans ce projet ?
- Pierre Barouh possède une voix formidable. Il est également comédien et dit les textes d’une manière merveilleuse. Il m’a fait rencontrer Jean Cormier, un journaliste de rugby - je suis fana de rugby. Quand je lui ai parlé de mon projet, il m’a tout de suite incité à rencontrer Didier Lamaison. Quand je me suis rendu chez ce dernier, je lui ai fait entendre des maquettes de chansons. Il a alors sorti un cahier de poèmes inédits de Vinicius de Moraes, ce qui ne pouvait pas mieux tomber ! Didier Lamaison a traduit tout Vinicius. Par la suite, à la veille d’un enregistrement, je lui ai demandé s’il voulait bien me traduire, pour le lendemain même, cette chanson de Cartola que j’aime tant, et dont il n’existait pas de version française : « As rosas não falam » (« les roses ne parlent pas », qu’il a tout de suite préféré traduire ainsi : « Les roses ne disent rien »). Il m'a répondu : « Je veux bien essayer, je ne te garantis rien, parce que la poésie populaire est ce qu’il y a de plus difficile à traduire. » Il m’a envoyé le texte traduit le lendemain matin. Bravo.
- À propos de version française, on peut être un peu désarçonné par votre adaptation du célèbre standard bossa « Corcovado », avec Pierre Barouh comme récitant et une mélodie que l’on devine à peine…
- Pierre Barouh, qui a amené la musique brésilienne en Europe, a écrit son texte français sur « Corcovado » quelque part entre 1962 et 1965, au Brésil. Tom Jobim en avait fait la musique et Vinicius les paroles. Ils étaient très potes. Pierre avait déjà enregistré une version avec ce texte français, j’en avais fait l’arrangement sur un de ses disques. Je lui ai proposé d'être récitant sur « Corcovado ». Il a répondu : « Avec plaisir. » Pour ma part, je joue juste les harmonies, la grille. C’est ça qui est intéressant. Ne pas dévoiler le thème tout de suite, cela aurait fait une redondance. Je préfère la surprise... Et qu’à la fin, tout à coup, on reconnaisse « Corcovado ». - Comment gère-t-on, dans un tel projet, l’équilibre entre chant et récitatif, voix et instrumentaux ?
- On a décidé qu’il y aurait trois chansons de chaque chanteuse, soit six au total, et des morceaux de piano solo - j’avais déjà l’idée de deux thèmes. Ensuite, on savait juste que Juan José Mosalini viendrait jouer du bandonéon. Finalement, il joue sur le premier morceau, « Partir o seguir », avec Elvita Delgado, et sur le deuxième « A la sombra de la Luna », en duo avec moi au piano. Concernant les textes, on ne savait pas combien on allait en mettre, comment les placer, c’était un peu délicat. On a d'abord essayé de les inclure à l’intérieur des chansons, mais ça marchait mal. C’était plus intéressant de les mettre en valeur, à part. On les a mis à la fin du disque. Dès lors, ça a été facile. Après, j’ai écrit un troisième morceau pour le piano, « Aquellos ojos negros », clin d’œil au standard sud-américain « Aquellos ojos verdes ».
- Les morceaux instrumentaux sont les « prolongements des non-dits des chanteuses », dites-vous dans la vidéo promotionnelle du disque…
- Oui, c’est sorti tout seul ! La musique, ce monde où les mots n'ont pas la parole, où l'on peut mesurer le silence... L’ensemble donne une ambiance générale qui n'est pas triste, mais mélancolique. C’est bien, la mélancolie, ça n’a rien à voir avec la tristesse. La saudade du futuro, de ce qui peut arriver. C’est très brésilien, comme état d’esprit. Avoir la nostalgie du futur. C’est joli, n’est-ce pas ?
(Propos recueillis par A.Y.)
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