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Interview Guinga, maître de la musique brésilienne, pour la première fois à Paris

C'est l’un des plus grands compositeurs de ce qu'on appelle là-bas la MPB, la musique populaire brésilienne. Il est encore peu connu en France. Guinga, guitariste, chanteur et compositeur carioca, joue samedi 1er décembre à Thiais, après ses débuts au New Morning, à Paris. Pour Culturebox, il parle de guitare et de politique, de Michel Legrand, Elis Regina, et il s'émeut au souvenir de Tom Jobim.
Article rédigé par Annie Yanbekian
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 14 min
Guinga
 (Manfred Pollert)

Guinga possède l'art insaisissable d'écrire des mélodies à la fois poignantes et sophistiquées, de celles qui vous ébranlent l’âme tout en sollicitant une écoute attentive afin d'en cerner les trésors. Ces mélodies envoûtantes, il les transcende dans des harmonies en clair-obscur dont le raffinement nous rappelle Antônio Carlos "Tom" Jobim, l'une de ses grandes sources d'inspiration, et, plus loin, Fauré, Debussy et surtout Ravel dont il dit qu'il a "changé la musique de la planète".

Musicien et dentiste

Guinga, de son vrai nom Carlos Althier de Sousa Lemos Escobar, est né à Rio de Janeiro le 10 juin 1950. Il a signé certaines pièces parmi les plus enchanteresses de la MPB et travaillé avec de grands artistes comme Elis Regina, Chico Buarque, Ivan Lins, Leila Pinheiro, Beth Carvalho ou Cartola. Mais pendant des années, le métier officiel de Guinga, c'était dentiste. Il fallait bien vivre.

La seule fois que Guinga s’est produit en France, c’était à Marseille. En Europe, il a des liens plus étroits avec l'Allemagne où il a enregistré quatre albums dont le dernier, "Passos e Assovio" (Acoustic Music), sorti cet été, et surtout l'Italie, étant en contrat depuis 2001 avec un label de Pérouse, et où vivent certains de ses partenaires musicaux de ces dernières années, dont le clarinettiste Gabriele Mirabassi ou la pianiste Stefania Tallini.

Un artiste rarissime en France

Guinga n'avait jamais joué à Paris. Sa venue vendredi 23 novembre au New Morning, où il a partagé l'affiche avec Márcio Faraco, et samedi 1er décembre à Thiais, aux portes de la capitale, pour le Festival de Bossa Nova, est un événement. Il a joué par ailleurs à Villeurbanne samedi 24 novembre.

- Culturebox : D'où vient le surnom "Guinga" ?
- Guinga : Ma tante paternelle m'appelait "Gringo" parce que j'avais la peau très claire quand j'étais petit. Ce n'est plus du tout le cas aujourd'hui puisque j'habite près de la plage [ndlr : à Rio... et il affiche un bronzage insolent] ! Quand elle me disait ça, j'entendais "Guinga" et c'est ce que je répétais. C'était bizarre mais j'aimais bien !

- Vous souvenez-vous de votre tout premier contact avec la musique ?
- J'étais petit. Ça remonte peut-être à 1953, 54... Je dormais dans la chambre de mon oncle et je l'entendais jouer cette vieille valse de Dilermando Reis [Guinga se met à jouer "Se Ela Perguntar"] sur une guitare toute noire qui avait des trous dans la caisse, sur un ampli très rudimentaire. Il l'appelait sa "guitare américaine" parce qu'elle était amplifiée. Je me souviens aussi d'un chanteur qui s'appelait Francisco Alves. Il chantait une chanson que j'ai enregistrée plus tard sur un disque, "Boa Noite, Amor" [Il chante un bout du refrain]. Cette chanson, je l'ai beaucoup aimée, beaucoup écoutée. J'avais peut-être quatre ans. Au Brésil, Francisco Alves était surnommé "el Rei da Voz", le "roi de la voix". C'était un chanteur merveilleux. Il est mort dans un accident de la route. Je me souviens très bien de l'émotion causée par sa mort dans ma maison. Toute ma famille pleurait. C'est peut-être la première fois que j'ai été confronté à la conscience de la mort.

- C'est votre oncle qui vous a enseigné la guitare...
- Je le regardais et je l'écoutais jouer pour moi, ce qui était déjà un apprentissage. Parfois, il me prenait les doigts et il les posait sur l'instrument. Je ne lui ai jamais rien demandé. J'ai commencé à étudier la guitare à onze ans. En vérité, je n'ai jamais été du genre à demander quoi que ce soit à quiconque. J'avais la sensation que si je lui demandais quelque chose, j'allais l'ennuyer. Finalement, ça s'est avéré positif parce que j'ai appris à voir et à entendre.
Ça me rappelle une collaboration avec Hermeto Pascoal [ndlr : multi-instrumentiste virtuose], il y a 25 ans. J'allais tous les jours répéter avec lui. Il habite à 60 km de chez moi. Il jouait, et moi, je l'écoutais et le regardais. La musique d'Hermeto est très sophistiquée, élaborée, différente. Je ne comprenais rien à ce qu'il faisait. Mais je restais là pour vivre ce moment. Au bout d'un certain temps, on est devenus amis. Hermeto m'a dit : "Guinga, tu es l'une des rares personnes qui soit rentrée dans ma maison et qui ne m'ait jamais demandé le nom d'un accord." Je crois en cette façon d'apprendre. Je pense qu'au fond du fond, tout de ce que je dis là, ça signifie : "intimité". Parce que l'intimité avec l'œuvre, la musique et les personnes révèle la vérité.

- Quelles sont les musiques qui vous ont inspiré dans votre enfance, votre jeunesse ?
- J'ai grandi dans une famille très pauvre. À cette époque, personne n'avait fait d'études. Seule ma grand-mère était professeure à l'école primaire. Mais j'ai eu beaucoup de chance parce qu'à la maison, ma famille avait une sensibilité musicale très profonde. Ma mère, qui était femme au foyer, chantait merveilleusement bien. Mes oncles chantaient aussi et jouaient de la musique. Et mon père, qui était sergent dans l'armée de l'air, n'avait aucune formation scolaire mais adorait la musique classique et l'art lyrique italien. Mon éducation musicale s'est avérée très riche grâce à ma mère et ses frères. J'ai découvert la Seresta brésilienne [ndlr : genre de chant populaire] et la chanson américaine, qui incluait le jazz. Ma grand-mère, qui m'a élevé aussi, jouait du piano, ce qui n'avait alors rien d'exceptionnel parce que l'apprentissage du piano faisait partie de la formation des jeunes Brésiliens. Je me souviens qu'elle jouait une chanson française, "Domino" [un succès d'André Claveau].

- À quel âge avez-vous commencé à composer ?
- À huit ans, j'ai fait ma première musique au piano. Je pensais alors que composer, c'était facile. Quand il y avait une fête à la maison, ma grand-mère me demandait de jouer cette musique. Or, je détestais le piano. Je n'ai pas voulu continuer de l'étudier. Du coup, il y a un blanc, sans l'étude d'aucun instrument, entre mes huit ans et mes onze ans, l'âge où j'ai découvert la guitare. La guitare restait dans un coin, pendant que mon oncle s'absentait. Un jour, je l'ai prise et j'ai joué un rythme de samba [il joue]. J'ai pensé que c'était facile, mais quand j'ai commencé l'apprentissage de la main gauche, c'est devenu compliqué parce que je n'arrivais pas à faire les accords. Je suis gaucher.

- Pourtant, vous jouez de la guitare comme un droitier !
- C'est parce que je jouais sur la guitare de mon oncle qui était droitier. Si l'on se réfère à la théorie de l'évolution de Darwin, l'homme est un animal qui s'adapte !
- À 26 ans, vous avez démarré des études de guitare classique avec Jodacil Damasceno...
- Oui. J'avais très envie d'être musicien professionnel. Mais il y avait un obstacle du fait que je ne lisais pas les partitions. J'avais pris la décision de faire ces études à l'âge de 21 ans, chez Meyra, un très célèbre guitariste brésilien [ndlr : de son vrai nom Jayme Florence] qui fut le professeur de Baden Powell, Raphael Rabello, Maurício Carrilho [illustres guitaristes brésiliens]... Quand je l'ai vu jouer, il interprétait un morceau intitulé "Choro da Saudade" d'Agustín Barrios. Je suis tombé amoureux de cette approche de la guitare. J'ai réalisé que pour pouvoir jouer cette musique, il me fallait lire les partitions. Alors je suis allé étudier la guitare. Mais je n'y suis pas arrivé.

Je déteste tout ce qui est théorie dans la musique, même si je n'ai rien contre. Je n'arrive à comprendre la musique que quand elle est jouée. Si personne ne chante ou joue, il n'y a pas de musique, ça n'existe pas pour moi. Ce n'est que mon opinion ! Mais la théorie est nécessaire. Je regrette de ne pas avoir étudié suffisamment pour être l'arrangeur de mes propres œuvres. Michel Legrand, Tom Jobim, Duke Ellington composaient et orchestraient leurs musiques. Ça donne une excellence à l'œuvre. J'ai recours à des arrangeurs quand il y a une finalité théorique ou orchestrale. J'ai toujours travaillé avec de grands musiciens. Mais personne ne peut traduire votre œuvre mieux que vous-même. Quand je reviendrai sur cette planète dans ma prochaine incarnation, j'étudierai la musique !

- Tout en pratiquant la musique, vous avez longtemps exercé le métier de dentiste. Comment gériez-vous cette double activité ?
- J'ai été dentiste par nécessité de survie. La profession de musicien, c'est très difficile. Vivre de l'art dans le monde est difficile. Imaginez ce que c'est au Brésil, un pays où les gouvernants cultivent l'analphabétisme et où l'art et la culture ont toujours été considérés comme superflus. C'est triste. J'ai exercé en tant que dentiste pendant trente-deux ans. Je détestais ce métier, mais je me débrouillais pour bien le faire. Pour la profession et pour moi. Tant que j'ai été dentiste, je ne partais pas en tournée. Je gagnais tellement bien ma vie que ça ne m'intéressait pas de gagner de l'argent en tant que musicien. Ponctuellement, je faisais une chose ou une autre qui m'intéressait en musique. Mais du fait de ma profession, je n'ai rien enregistré pendant douze ans. J'ai fait mon premier disque à 42 ans. Mais je n'ai aucune frustration parce que si j'avais enregistré des albums plus tôt, je ne serais pas plus célèbre aujourd'hui. Le succès ne dépend pas de la qualité artistique. Mais la reconnaissance, oui. Et cela, je l'ai réussi, grâce à Dieu.

- Comment avez-vous vécu l'élection du candidat d'extrême droite Jair Bolsonaro à la présidentielle brésilienne le 28 octobre ?
- Depuis que j'ai une conscience en tant que citoyen, je n'arrive à aimer aucun des présidents brésiliens, ni celui qui vient de l'emporter, ni les précédents. J'ai fait beaucoup d'efforts pour aimer Lula [président de gauche, il a exercé deux mandats entre 2003 et 2011 et est en détention depuis 2018], parce qu'il est le plus talentueux de tous. C'est un politicien brillant, très intelligent. Son premier gouvernement était bon. Ensuite, c'est tombé dans l'ego, le pouvoir. Maintenant, je ne peux pas émettre une opinion sur la politique, je ne m'y connais pas. Mais comme électeur, je pense que si Lula est en prison, des milliards d'autres devraient être en prison avec lui, des gens qui ont beaucoup plus volé que lui. Ça ne veut pas dire que Lula n'a pas volé. Pour moi, un voleur qui vole peu vole beaucoup. Parce que je n'ai jamais volé personne. Je n'aime pas les voleurs. Quant à l'élection de Bolsonaro, je la considère comme un retour en arrière. C'est quelqu'un qui considère la culture comme une chose insignifiante. Je fais partie de ces très nombreux artistes qui vont avoir énormément de mal à survivre, qui n'auront plus de travail.
- Vous avez travaillé avec d'immenses artistes brésiliens comme le sambiste Cartola et la chanteuse Elis Regina... Avez-vous un souvenir marquant à nous faire partager ?
- Oui, avec Elis. J'ai assisté à tout l'enregistrement de son album "Essa Mulher" [ndlr : sorti en 1979]. Elle a enregistré une de mes compositions, "Bolero de Satã". J'allais tous les jours au studio. Elle séjournait dans un hôtel à Ipanema. J'habitais alors à Copacabana. À la fin de chaque session, le chauffeur nous ramenait tous les deux. À l'époque, j'étais très lié à Elis et à son mari, Cesar Camargo Mariano [pianiste, partenaire à la ville et à la scène d'Elis Regina jusqu'à la mort de la chanteuse en 1982]. Il y a quelques mois, j'ai ressenti une grande émotion. J'ai participé à un concert avec un quatuor à cordes, le Quarteto Carlos Gomes. Quand je suis arrivé au théâtre, la première personne que j'ai vue dans la salle était Cesar Camargo Mariano. Je ne l'avais pas revu depuis près de 40 ans. On s'est embrassé, on a pleuré d'émotion. Nous sommes allés dîner avec la femme qui partage sa vie aujourd'hui. L'expérience de "Bolero de Satã" a été très marquante. Inoubliable. Elis est unique.
- J'ai appris que vous aviez également travaillé avec Michel Legrand...
- Oui. Il a fait un arrangement de "Passos e assovio" [ndlr : le morceau qui donne son titre à son dernier album]. La rencontre avec Michel Legrand a été très marquante aussi. C'est à cause de lui que j'ai regardé les films "Peau d'Âne" et "L'Affaire Thomas Crown" [il se met à jouer, siffler et chanter des thèmes de ces films]. J'aime Michel Legrand et j'étudie sa musique. Je le considère comme un descendant de haut niveau des grands compositeurs français. Sa relation avec la mélodie est impressionnante. Je pense qu'il est l'un des deux compositeurs européens vivants que j'aime le plus, avec Ennio Morricone. J'ai rencontré Michel Legrand après qu'il a fait son arrangement pour ma musique. Il y a eu une fête pour son anniversaire à Rio, à laquelle j'ai été convié. Je m'y suis rendu parce que je voulais absolument le voir. On partage l'amour de la valse et le morceau pour lequel il a fait l'arrangement en est une. C'était vraiment émouvant parce qu'il a été très chaleureux avec moi. Quand on lui a dit "c'est Guinga", il m'a serré dans ses bras, il m'a embrassé et m'a dit : "La vieille valse !"

"Pra quem quiser me visitar", son hommage musical à Jobim

Parmi les chansons les plus poignantes du répertoire de Guinga, "Pra Quem Quiser me visitar" (pour qui souhaite me rendre visite), composée en hommage à Antônio Carlos Jobim, figure en très bonne place. Résident du quartier carioca de Leblon, le guitariste n'habitait pas loin de Tom Jobim. Il n'a pourtant jamais eu l'occasion de le rencontrer.

Le morceau qu'il a composé fait directement allusion à une pièce instrumentale de 1973 de Jobim, "Rancho das Nuvens" (le ranch des nuages). Guinga y évoque un Jobim désormais installé dans son ranch perché dans les cieux, où la nostalgie de son Rio le rattrape parfois. Pour interpréter ce titre, il est préférable d'avoir une large tessiture et une souplesse vocales. "Pra Quem Quiser me Visitar" fait partie des chansons dont Guinga a confié l'interprétation à la chanteuse Leila Pinheiro dans l'album "Catavento e Girassol" (1996).

En voici une émouvante version live guitare-voix avec la chanteuse Mônica Salmaso :

"Quand j'ai composé la deuxième partie de "Pra Quem Quiser Me Visitar", je me suis inspiré de la deuxième partie de "Rancho das Nuvens", un morceau que j'avais appris en entier, à l'oreille. L'inspiration m'est venue un jour après la mort de Tom Jobim [ndlr : le 8 décembre 1994]. J'étais très ému. J'éprouvais la sensation terrible d'avoir perdu un père [sa voix se brise]. Au seul souvenir de tout ça, j'en ai les mains froides... Tom Jobim est un objectif de vie. Vivre avec la musique de Tom Jobim, ça donne envie de vivre plus. L'autre jour, j'ai écouté l'un de ses morceaux, "Marina del Rey" [1980]. J'ai commencé à l'étudier et au troisième accord, je me suis mis à pleurer. J'ai pris la pochette du disque d'où il est extrait, "Terra Brasilis", et j'ai embrassé la photo."

[Nota bene : "Pra Quem Quiser me Visitar" est l'une des nombreuses pépites écrites durant les huit années de partenariat entre Guinga et Aldir Blanc, écrivain, compositeur et surtout illustre parolier de la MPB, aussi à l'aise dans le registre émotionnel que dans celui de l'humour et du sarcasme. Par la suite, le guitariste carioca a confié ses musiques à différents auteurs, parmi lesquels Chico Buarque, Nelson Motta, Edu Kneip, Mauro Aguiar, Francisco Bosco et bien sûr Thiago Amud que nous avions rencontré à Rio en 2013]

Guinga en concert en France
Vendredi 23 novembre 2018 à Paris, au New Morning, pour un plateau partagé avec Márcio Faraco, 21H
Samedi 24 novembre 2018 à Villeurbanne, à l'Espace Tonkin, Festival Musical d'Hiver - Les Guitares, 20H30 (1re partie : Aurélie & Verioca)
Samedi 1er décembre à Thiais (94), Festival de Bossa Nova, avec Aurélie Tyszblat (chant) et Gabriele Mirabassi (clarinette) pour des extraits, entre autres, de l'album "Passos e Assovios" (2018), 20H30
> Son agenda sur son site

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