Le bandonéoniste argentin aurait eu 100 ans : Astor Piazzolla, l'homme qui révolutionna le tango
En un peu plus d'un demi-siècle, le légendaire bandonéoniste et compositeur argentin a bousculé, transformé et modernisé un tango qu'il a fait rayonner sur les cinq continents. Jean-Luc Thomas, journaliste et écrivain, nous plonge dans la personnalité imposante et le parcours de ce géant de la musique mondiale.
Le 11 mars 1921, Astor Piazzolla voyait le jour à Mar del Plata, dans la province de Buenos Aires. Pétri d'influences diverses dès son enfance, poussé par Nadia Boulanger à assumer sa vision artistique, ce musicien indomptable et déterminé allait révolutionner le tango, musique reine de la capitale argentine, et imposer dans les années 60 son tango nuevo ("nouveau tango"), suscitant une forte résistance des tenants de la tradition, allant parfois jusqu'aux attaques physiques de leur part. Après des décennies de carrière, Piazzolla quittera prématurément la scène le 4 juillet 1992, à 71 ans, des suites d'une attaque cérébrale. Jean-Luc Thomas, rédacteur en chef du magazine spécialisé La Salida, nous raconte le parcours de ce personnage hors du commun, son enracinement classique, ses affinités avec le jazz, mais aussi son positionnement contestable durant la dictature militaire.
Libertango (1974), l'un de ses plus grands classiques (le célèbre thème démarre à 2'40'')
Franceinfo Culture : Dans quel contexte musical Astor Piazzolla débute-t-il sa carrière en Argentine ?
Jean-Luc Thomas : Il arrive dans ce qui est encore l'âge d'or du tango, dans les années 1940, 1950, avant que cet âge d'or n'entame son déclin vers la fin des années 1950. À cette époque, le tango est une musique qui s'adosse à une poésie très forte, ses auteurs écrivent des textes magnifiques. C'est encore une musique de masse, une musique à danser. Ce sera le péché originel de Piazzolla vis-à-vis du milieu du tango à ce moment : remettre en cause cette vocation de danse sociale. Très vite, il pose son écriture comme une musique qui est autant à écouter qu'à danser, voire plus à écouter qu'à danser. D'entrée, un hiatus s'installe entre le tango préexistant et celui de Piazzolla.
À ses débuts, quelles sont ses grandes influences ?
Elles sont doubles. Au début de sa carrière, il suit une vocation très académique autour de personnages comme Alberto Ginastera, l'un des grands maîtres de la musique classique argentine de l'époque. En même temps, Piazzolla a cette pratique de la musique populaire dans le tango. Même s'il a passé une dizaine d'années à New York dans son enfance, il fait vraiment son apprentissage dans le tango traditionnel. C'est très important parce que quand on parle de lui comme d'un révolutionnaire, c'est un révolutionnaire qui sait de quoi il parle. C'est pour ça qu'il peut révolutionner. C'est parce qu'il a une pratique, une connaissance, une maîtrise des arcanes de cette musique qu'il pourra la projeter beaucoup plus loin par la suite.
Très vite, il intervient dans l'orchestre du bandonéoniste Aníbal Troilo qui le prend comme musicien et surtout arrangeur. Troilo est l'un des très grands chefs d'orchestre de l'âge d'or. Piazzolla va travailler avec lui, puis, rapidement, il va s'en émanciper pour fonder son propre orchestre, un "orquesta típica", fait pour le tango de bal, avec une douzaine de pupitres. Déjà, il commence à arranger cette musique différemment, et ça sonne différemment. Le divorce avec les danseurs va s'approfondir d'année en année.
Adiós Nonino, un classique écrit en 1959
Ginastera côté classique, Troilo côté tango, sont des grandes rencontres du Piazzolla en devenir. Nadia Boulanger va également jouer un grand rôle...
Oui, entre-temps, il fait cette rencontre décisive dans son début de carrière quand il part étudier à Paris au milieu des années 50. Avec Nadia Boulanger, immense pédagogue, il étudie la musique classique, l'orchestration, la composition, en même temps qu'un autre Argentin qui deviendra très célèbre, Lalo Schifrin. Au bout d'un moment, Nadia Boulanger sent bien que Piazzolla est très doué mais n'exprime peut-être pas ce qu'il devrait exprimer. Elle lui demande : "C'est quoi, ta musique ?" Elle l'invite à lui montrer une ou deux compositions de tango. C'est elle qui lui dit : "Mais attends Astor, c'est ça, ta musique, ta racine, c'est ça que tu dois développer !" C'est une forme d'adoubement, sinon de révélation. À partir de là, il va devenir Piazzolla.
Quand il revient à Buenos Aires, il va développer une musique et affirmer de plus en plus, au fil des ans, son écriture, son style à travers des ensembles très différents dans l'instrumentation. Sa formation et son ambition, c'est de faire du tango. Il défend sa musique comme étant du tango parce que c'est la musique de Buenos Aires, il le dira toute sa vie. Et il veut aussi prouver que le tango peut être à la hauteur de ce qu'on appelle la musique savante.
Y a-t-il d'autres rencontres marquantes ?
Il y a une véritable collaboration poétique d'Astor Piazzolla avec un parolier : Horacio Ferrer, poète d'origine uruguayenne, auteur de toutes les grandes chansons du compositeur et de María de Buenos Aires, le petit opéra-tango qu'on appelle "operita". L'œuvre chantée de Piazzolla est absolument merveilleuse, à la fois grâce à sa musique, mais aussi par la qualité poétique de Ferrer qui est lui aussi, dans son domaine, un révolutionnaire de l'écriture du tango, beaucoup plus libre dans la versification, parfois proche du surréalisme, tout en demeurant profondément ancré dans une racine tanguera.
Balada por un Loco (1969), joyau du partenariat Piazzolla / Ferrer, avec la chanteuse Amelita Baltar, une chanson adaptée en 1975 par Julien Clerc
Il y a une autre rencontre décisive qu'il ne faut surtout pas oublier : pendant son enfance new-yorkaise, Piazzolla a croisé Carlos Gardel. À l'époque, le chanteur était en train de tourner des films. Le père de Piazzolla, fou de tango, voue une admiration profonde à Gardel et lui présente son fils. Piazzolla fait une toute petite apparition dans un film de Gardel où il joue le rôle d'un petit livreur de journaux. Gardel, qui doit repartir dans une très grande tournée à travers l'Amérique latine, pense emmener Piazzolla avec lui [ndlr : car il a repéré son talent prometteur au bandonéon]. Finalement, ça ne se fait pas. Gardel meurt peu après, en 1935 [dans un accident d'avion, avec tout son groupe... on aurait pu rater Piazzolla].
Que pouvez-vous nous dire du caractère, de la personnalité d'Astor Piazzolla ?
C'est quelque chose de monumental. C'est un bulldozer. Une personnalité très, très forte. Son ambition de faire reconnaître et d'imposer sa musique est précoce et sera toujours constante. C'est l'une des choses qui le rendent très impressionnant pour les musiciens : il a défendu lui-même sa propre musique en tant qu'interprète, avec un charisme gigantesque. S'approcher de la musique d'Astor Piazzolla quand on est bandonéoniste, ce n'est pas une petite affaire. Astor Piazzolla est quelqu'un de très volontaire, très éruptif. Il peut être ombrageux, colérique, avec des aspects narcissiques. Et en même temps, il adore l'amitié, la convivialité, ainsi que la déconnade ! Il n'arrête pas de faire des blagues, même au sein de l'orchestre d'Aníbal Troilo, il met des pétards sous sa chaise...
Avec une telle personnalité, on imagine que l'hostilité, l'adversité, qu'il a pu rencontrer au cours de sa carrière l'ont davantage stimulé que bridé...
Complètement. C'est un aspect de sa personnalité. J'en discutais avec le grand bandonéoniste Juan José Mosalini. Pour Piazzolla, le conflit était un moteur pour avancer. Il suffisait qu'une porte soit fermée pour qu'il aille l'enfoncer. Comme tout créateur, il a pu avoir des doutes à un moment ou un autre, mais il n'a jamais douté longtemps ! La bagarre avec les traditionalistes du tango, il s'en est nourri. Il était extrêmement conscient de la force de sa musique, de sa valeur, de sa création.
Qu'est-ce qui caractérise son jeu, sa griffe en tant qu'interprète ?
La fougue, l'intensité, la créativité. Au sens où comme me l'a confié le bandonéoniste français William Sabatier, c'est quelqu'un qui écrit sa musique et qui veut que sa musique soit jouée à la note près. Lorsqu'il y a une volonté d'ornementation, pour ne pas parler d'improvisation, dans sa musique, il faut que les gens qui jouent avec lui restent très près du texte... Mais Piazzolla, comme interprète, ne joue jamais deux fois la même chose. Il est totalement inspiré.
Quelle place Piazzolla, qui apprécie le jazz, accorde-t-il à l'improvisation ?
L'improvisation dans le jazz est une chose. Mais quand on en parle dans le tango, c'est beaucoup plus au sens de l'ornementation, de la variation, de l'appoggiature. Piazzolla est très influencé par l'univers de Bach. Il développe un art du contrepoint, de la fugue, et certaines compositions le disent explicitement comme Fuga y Misterio, construite en référence à la musique baroque. Bach a éveillé l'interêt des gens du jazz parce que sa musique permet de se promener et d'ornementer, c'est dans ce sens-là qu'il improvise. Le tango est une musique de contraste très fort, avec énormément de travail dans les syncopes, et ça aussi, ça permet de "faire bouger la partition". Tout ça est très présent dans sa musique.
Fuga y Misterio, pièce instrumentale écrite pour l'opéra María de Buenos Aires (1968), jouée en 1983 au Théâtre Colón de Buenos Aires
Si on devait distinguer des grandes périodes dans sa carrière, d'évolution de son écriture ?
Il y a des allers-et-retours... Son instrumentation à la fois au début et à la toute fin de sa carrière, ce sera le quintette. Mais Piazzolla va passer par plein de formations différentes. Il va écrire de la musique symphonique, mille et une formes, il va s'approcher des musiciens de jazz... Dans les débuts, Piazzolla fait pas mal de compositions pour bandonéon et orchestre à cordes. Il y a les premiers quintettes. Autour de 1968-69, il y a toutes les années avec Horacio Ferrer.
Puis, dans les années 70, il y a une évolution où il revient dans une formation en octeto (octette) - qu'il avait connue au début de sa carrière, mais abandonnée au profit du quintette - dans une version beaucoup plus électrifiée. Il s'ntéresse au rock progressif, au jazz-rock. Il en retient l'apport des claviers électroniques, de la guitare électrique, de la basse... S'il avait déjà une guitare électrique dans le quintette, cette fois il électrifie beaucoup plus son orchestration. On est au milieu des années 70 et Piazzolla va créer le fameux Libertango.
À cette époque, il séjourne beaucoup entre la France et l'Italie. Il se projette vers le jazz avec ses deux collaborations majeures avec des jazzmen : le saxophoniste Gerry Mulligan et le vibraphoniste Gary Burton. Après, dans les années 80, alors qu'il a acquis une reconnaissance internationale, il va revenir vers le quintette. Au milieu de cette décennie, il est frappé par un infarctus. Diminué physiquement, il craint de ne plus pouvoir assurer au bandonéon. Il intègre alors un deuxième bandonéon à son groupe qui devient un sextette.
Le saxophoniste Gerry Mullligan et Astor Piazzolla jouent Años de Soledad en 1974 en Italie
À quand remonte ce lien avec le jazz ?
Piazzolla s'y est frotté dès l'enfance. Comme il grandit à New York, ce qu'il a dans les oreilles, c'est du tango à la maison, mais aussi toutes les musiques qu'on entend dans le New York des années 20 et du début des années 30. Le jazz traverse son enfance, ce n'est pas une musique étrangère pour lui. Quand sa carrière se développe dans les années 50, il y a de très bons musiciens de tango en Argentine qui s'intéressent au jazz, Piazzolla les fréquente. Lorsqu'il devient un musicien reconnu et demandé, il se dirige vers ces collaborations. Il part aux États-Unis et va jouer avec des musiciens de jazz bien avant d'enregistrer avec Mulligan en 1974. En 1959, il signe deux vinyles aux États-Unis sur le label Tico avec des musiciens de jazz et de latin jazz, Take me Dancing et An Evening in Buenos Aires. Il y joue des standards de jazz et un morceau dédié à Oscar Peterson.
Quand la junte militaire a pris le pouvoir en Argentine en 1976, comment Piazzolla a-t-il vécu cette période ?
C'est quelqu'un qui place sa musique avant tout. Pour cette raison, le contexte politique lui est un peu indifférent. Quelque part, ça ne lui fait pas peur, au moment du Mondial en 1978, d'accepter de faire un disque où il change le titre de certains de ses tangos pour les rebaptiser en lien avec le football et pour réaliser un disque censé être un peu la bande-son du Mondial... Or la Coupe du monde est utilisée par la junte pour améliorer l'image du pays, détestable à l'époque. La politique, Piazzolla s'en fiche. Mais ce n'est ni un gauchiste, ni quelqu'un qui soutient explicitement la dictature. Mais au vu de la situation économique, il a eu des paroles très malheureuses. Il s'est embrouillé avec certains de ses confrères à ce sujet. Au retour de la démocratie, les gens ne lui en ont pas tenu rigueur.
Même ceux ayant une énorme conscience politique, de vrais militants, ont voulu travailler avec lui. Piazzolla, qui a fait énormément de musiques de films, a quand même signé la bande son de deux films de Fernando Solanas, Tango, l'exil de Gardel (1986) et Sur (Le Sud, 1988). Le premier est une dénonciation claire de la dictature argentine. Solanas a voulu qu'Astor fasse la musique. J'avais interviewé Solanas en 2002, conjointement avec France Musique, voilà ce qu'il disait : "On sentait chez [Piazzolla] une pensée de droite et beaucoup de mes amis exilés ne comprenaient pas à l'époque [en 1984, lors du tournage du film] que je veuille lui confier la musique. Mais je lui disais : 'Je fais un grand film sur le tango, tu dois écrire la musique. C'est un film sur la création, l'amour de la patrie et la relation entre l'Argentine et la France.' Il a finalement accepté, mais à sa façon compulsive : 'J'ai pas le temps, faisons vite !'" J'imagine mal que Solanas, opposant féroce à la dictature et à tous les régimes ultralibéraux, avec sa filmographie de combat, ait voulu travailler avec un suppôt de la dictature ! Pour moi, ce que dit Solanas clôt le débat.
Que reste-t-il d'Astor Piazzolla, pas loin de trente ans après sa mort ?
Dans l'un de ses moments de doute, il s'est posé la question de savoir si sa musique existerait encore dans les années 2000. Moi, je pense qu'on jouera encore Piazzolla dans les années 3000 !
À lire :
> Le numéro spécial Piazzolla du magazine La Salida (en vente seulement par correspondance) dont Jean-Luc Thomas est le rédacteur en chef.
À écouter et voir :
> France Musique fête Piazzolla consacre ce 11 mars à Piazzolla, avec notamment le Concert de 20h (Leonardo García Alarcón, Orchestre Philharmonique de Radio France, Richard Galliano) et Open Jazz (18h), jusqu'au samedi 13 mars
> Fip propose une soirée exceptionnelle le 26 avril 2021, avec le pianiste Gustavo Beytelmann, la bandonéoniste Louise Jallu, le projet Octetology, la chanteuse Annick Cisaruk et l'accordéoniste David Venitucci.
> L'album Piazzolla 2021 de Louise Jallu (Klarthe Records)
À voir :
> Marathon Piazzolla le 11 avril au Théâtre de la Ville, à Paris (très probablement en streaming)
>Un cycle de concerts en mars au Théâtre Colón de Buenos Aires (livestream)
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