Vincent Peirani : "Le collectif, c'est l'identité du groupe Living Being"
Trois ans après la sortie d'un premier album en 2015, le quintet Living Being de Vincent Peirani est de retour avec un nouvel opus, "Night Walker". Cette formation est pensée comme un véritable collectif et non pas une addition d'individualités à mettre en avant en alternance. Autour de l'accordéoniste, des amis de longue date : Tony Paeleman (claviers), Julien Herné (basse et guitare électriques), Yoann Serra (batterie), et celui qui est rentré plus récemment dans sa vie, son "frère" Émile Parisien (saxophone soprano).
Au fil des ans, ce groupe de jazzmen s'est forgé une identité et un son personnels avec une énergie très rock, des espaces d'improvisation et enfin, dans le nouvel album, une touche d'électro injectée par le Suisse Valentin Liechti sur le morceau "Smoke & Mirrors" qui évoque l'univers de Radiohead. Sorti le 31 août 2018 chez Act, "Night Walker" abrite une suite consacrée à Led Zeppelin (incluant "Kashmir" et "Stairway to Heaven") et une adaptation d'un thème de Purcell - qui ont enflammé le Café de la Danse, à Paris, plein à craquer jeudi 8 novembre - ainsi que de belles compositions personnelles comme "Enzo", dédié à son fils, ou "Le Clown sauveur de la fête foraine", clin d'œil au "Clown tueur" d'Émile Parisien sorti sur un autre disque.
L'accordéoniste a entamé une tournée en octobre pour présenter "Night Walker". Après son triomphe à Paris, Living Being joue à D'Jazz Nevers ce 12 novembre à guichets fermés avant d'enchaîner les dates.
- Vincent Peirani : C'est la première formation que j'ai montée il y a près de huit ans. J'aime bien l'idée que l'on entame notre deuxième septennat ! Au départ, je ressentais beaucoup de peur à passer de l'autre côté : d'accompagnateur à leader. Pour me rassurer, je m'étais dit que j'avais beaucoup de super musiciens parmi mes copains, mes proches et, parmi eux, des amis de longue date avec qui je n'avais pas forcément joué. J'étais au collège avec le batteur [ndlr : Yohan Serra]. J'ai fait mes études à Nice avec le pianiste et le bassiste [Tony Paeleman et Julien Herné]. J'avais pensé : "Je vais monter ce groupe avec eux. Je sais que même s'ils émettent des critiques négatives, ça ne sera pas méchant, ça sera toujours constructif." Le dernier venu, c'était Émile Parisien. Mais avec lui, il y avait déjà cette histoire qui avait démarré [ndlr : ils sont amis depuis près de neuf ans]. On n'avait pas encore commencé notre duo, mais le groupe de Daniel Humair [ndlr : batteur de jazz] dont nous faisions partie était sur la route depuis un moment. Entre Émile et moi, il y avait une forte connexion qui s'est bien validée par la suite. Au sein de Living Being, tout le monde se connaît mais on n'avait pas encore joué tous ensemble. J'avais déjà l'impression que cette histoire pouvait durer.
- Le premier disque est sorti il y a seulement trois ans, fêté par un concert à la Cigale à Paris...
- Il nous fallait du temps. Nous avons attendu presque trois ans avant de donner notre premier concert. J'avais une cave rue de l'Échiquier [à Paris] où on se retrouvait pour des sessions. C'était un groupe de copains mais en arrière-plan, il y avait l'idée de mener un projet sérieux pour jouer. On a pris le temps, et moi en premier, pour écrire pour eux. J'ai écrit des choses qu'on a ajustées au fur et à mesure, le temps que chacun trouve sa place. Pour les musiciens du groupe ce n'est pas évident de passer d'une espèce de valse musette à du Purcell, de mes compositions un peu comme-ci, comme-ça à du Led Zeppelin... Il y a quand même un lien, mais je ne vais pas demander à un batteur qui fait du rock de venir jouer avec moi. J'ai besoin de quelqu'un qui soit tout-terrain. Or, on n'est pas tous tout-terrain. Donc ça prend du temps de comprendre ce que j'ai envie de raconter, et qu'ensuite, chacun prenne ses marques et apporte sa musique sur ce que je propose. C'est tout un travail collectif.
- Pourquoi avoir nommé ce groupe Living Being ?
- Living Being, ça se traduit par "vivant être", deux mots importants pour moi dans le sens où on fait de la musique vivante, qui n'est pas figée mais en évolution permanente. D'où ce côté à la fois "live" et vivant pour "Living". "Being", c'est cette capacité à être dans l'instant présent. Quand on est en concert, on a défini des choses à l'avance mais il y a beaucoup d'imprévus, de surprises. La difficulté de faire cette musique, c'est à la fois d'être à fond dans ce qui est en train de se passer - que cela ait été prévu ou pas - et d'avoir un minimum de recul sur la musique afin d'avoir une compréhension globale et, du coup, pouvoir proposer des directions. Il ne s'agit pas d'être en train de se regarder jouer, parce qu'on perdrait la musique. Donc c'est un état à la fois présent et tourné vers le futur.
Quelque soit le groupe, on essaye de savoir ce que la musique nécessite. Si elle a besoin de plus d'accordéon, alors on en mettra.
- Dans la présentation du disque, vous soulignez que vous teniez à ce que "Night Walker" sonne comme un disque de groupe et que l'on ait pas la sensation que l'accordéon soit trop mis en avant...
- Ça a été aussi le cas sur les disques précédents. Par exemple, sur "Thrill Box" [ndlr : sorti en 2013 chez Act] où il y avait de la contrebasse, un piano ainsi que Michel Portal et Émile Parisien, je me souviens qu'on m'a dit plusieurs fois : "On aime bien votre disque mais on aurait bien aimé entendre plus d'accordéon." Ce n'est pas un choix volontaire de ma part. Quelque soit le groupe, on essaye de savoir ce que la musique nécessite. Si elle a besoin de plus d'accordéon, alors on en mettra. Sans mon instrument, je peux être grande gueule, parler fort, prendre beaucoup de place. Mais en musique, c'est autre chose. D'accord, j'apporte la musique que j'ai écrite. Mais on va créer une musique ensemble, qu'on ne connaît pas, finalement. On n'est que des passeurs.
- La notion de collectif est donc essentielle pour vous...
- Oui, et elle est particulièrement forte sur Living Being. Par rapport au premier disque du groupe, il y a encore moins de passages jazz avec des solos. La musique, telle qu'elle a été enregistrée, a été conçue comme ça. Sur scène, on aménage des places plus libres mais on ne les réserve pas forcément à des solos. On crée des climats, on improvise ensemble. On reste toujours dans un truc collectif : c'est l'identité de ce groupe. C'est d'autant plus difficile parce qu'on est tous sur le fil : il n'y en a pas un qui trace devant, seul, pendant que les autres accompagnent. Ce n'est pas ce vers quoi j'ai envie d'aller. Parfois, l'un de nous essaye quelque chose et ça part en mode : "Le gars fait son solo..." Même si c'est très bien, au bout d'un moment, on se dit que ce n'est pas ça, l'histoire.
D'où l'importance du travail sur le long terme. On travaille un son en commun. Si je compare avec les duos que j'ai formés avec Émile et le pianiste Michael Wollny, je dirai que c'est plus facile en duo. On arrive à connecter beaucoup plus vite. Si on veut faire le même travail à cinq, il faut du temps et de l'expérience en concert.
À chaque fois qu'on se retrouve, les musiciens me disent : "C'est le meilleur groupe du monde !" C'est plus que de l'amitié.
- Ça doit être une joie très particulière de mener un tel projet et se produire avec des proches !
- Je suis très reconnaissant de tout l'investissement qu'ils y mettent. Tous jouent dans plein de super groupes, font ce qu'ils aiment et c'est une chance énorme. Mais à chaque fois qu'on se retrouve, ils me disent : "C'est le meilleur groupe du monde !" C'est plus que de l'amitié. Tout le monde s'investit à 200%. On se connaît tellement. On connaît les défauts, les qualités de chacun, personne ne se ment à soi-même ni aux autres. On arrive à maintenir cet équilibre en permanence. Il y a une vie de groupe très saine. Alors forcément, c'est un vrai plaisir de faire de la musique et de partir sur la route avec eux. Maintenant, la tournée est longue. On va passer deux mois ensemble. On va voir si on ne se tape pas dessus !
- Le disque a dû nécessiter un gros travail de mixage pour parvenir à un équilibre entre les instruments.
- L'album a été enregistré il y a au moins un an et demi [ndlr : en mars 2017, en quatre jours]. Il aurait pu sortir plus tôt. Mais en discutant avec tout le monde, on a décidé de prendre notre temps, d'une part de faire exister les autres projets en cours, et d'autre part de bien préparer celui-là. L'ingé-son habite en Bourgogne. On s'est vus tous les mois pour des sessions d'un à trois jours, entre mars et décembre 2017. On a testé des choses. Entre-temps, on échangeait aussi par mails. La première idée de Living Being, c'était un laboratoire musical. On a d'abord travaillé, en tant que musiciens, l'identité sonore de chaque morceau. À l'ingé-son, ensuite, de pousser encore plus loin la recherche. C'était la première fois que je prenais le temps, sur le son mais aussi sur la communication autour du groupe. Ça me faisait peur car je suis une espèce d'excité hyperactif et impatient ! Mais c'était très agréable.
- D'où l'apport, sur le dernier morceau "Smoke & Mirrors", d'une touche d'électro.
- Oui. Sur ce titre, j'entendais quelque chose d'électronique. J'ai rencontré Valentin Liechti, qui est un batteur et un producteur suisse. Il fait un milliard de trucs, il est multi-tout et bon dans multi-tout ! Je lui ai envoyé le morceau. Je voulais quelque chose qui soit fin, suggestif. C'est juste une autre ouverture, une autre possibilité. Avec Émile, on représente les seuls instruments acoustiques du groupe. Le mélange entre l'électrique et l'acoustique n'est pas facile. En ayant travaillé sur le live, on va de plus en plus vers quelque chose de très électrique. Émile a commencé à utiliser des effets. Moi, je vais essayer de ne pas en utiliser afin de garder ce côté acoustique qui se mêle à ce truc électrique, électronique. Ça va me faire travailler d'autres choses sur l'accordéon. Je vais chercher des chemins pour me fondre dans ce son. Ce travail va se faire sur le long terme avec la tournée.
On possède un côté très délicat, précis, et en même temps, on est dans un lâcher prise, une énergie rock qui me touche énormément.
- Pas étonnant que vous présentiez votre groupe comme un "Chamber Rock Music Orchestra"...
- Je trouve que ça le définit bien. Ça précise les choses, ça vise à aider à la compréhension d'une esthétique, du travail que je veux faire avec ce groupe. Il y a des gens qui m'ont parlé de ce terme pour le groupe et qui m'ont dit : "Mais alors, la notion de jazz dans tout ça ?" Il y a quand même une évidence du fait de mon parcours. On fait de la musique de jazz. On est estampillés jazz. L'expression "Chamber Rock Music Orchestra" ne fait que spécifier dans quelle direction on est en train d'aller. Le mot "Chamber" fait allusion à la formule du quintet. Il y a une belle orchestration et il y a moyen, juste avec ces cinq instruments, de créer énormément de couleurs, d'ambiances différentes, chacun peut prendre la place de l'autre, les possibilités sont multiples. On était récemment en résidence et pendant les répétitions, j'ai cassé les pieds à tout le monde sur du micro-détail qui me rappelle le travail qu'on peut faire en musique de chambre. On possède un côté très délicat, précis, et en même temps, on est dans un lâcher prise, une énergie rock qui me touche énormément.
- Tous les morceaux de "Night Walker" ont-ils été écrits pour le disque ?
- Oui. Si j'ai pris le temps pour le disque, j'ai tout écrit à l'arrache. Je travaillais beaucoup, comme toujours. L'enregistrement était prévu en mars. En décembre, je n'avais aucun morceau... J'y pensais, mais rien ne venait. Page blanche. À un moment, je me suis mis un petit coup de pression. Et en l'espace de dix à quinze jours, j'ai tout écrit. Je n'ai pas beaucoup dormi à ce moment !
- Et pour le choix et les arrangements des reprises ?
- Même problème. Quand je fais un disque, j'aime bien ne pas jouer que mes compositions. Dans mon téléphone, il y a toute une liste de choses que je veux jouer. Si je peux les placer avec tel ou tel groupe, c'est pour me faire plaisir. À chaque fois que je dois enregistrer un disque, je réécoute plein de choses en mode aléatoire sur mon téléphone. À un moment, sur un morceau, j'entends le son du groupe. Alors je le mets de côté. Ça a été le cas pour "Bang Bang" [de Sonny Bono], le premier arrangement que j'ai fait pour le disque. Après, j'ai eu envie de reprendre du Led Zeppelin. J'ai commencé à travailler sur "Kashmir" mais ça ne marchait pas, je ne m'en sortais pas. Alors j'ai décidé d'en prendre un autre, "Stairway to Heaven". Et de nouveau, un désastre. Je me suis dit : "Je n'y arrive ni avec l'un, ni avec l'autre. Et si je les mélangeais, afin de créer un truc différent, pas trop contraignant ?" Et là, ça a donné un truc pas mal. J'essaye toujours de conserver l'esprit de la pièce, ce qui me touche vraiment dans la chanson. Ensuite, je me l'approprie. Entre-temps, petit à petit, je commençais à écrire d'autres morceaux, il y avait un son qui se dégageait, puis c'est venu.
- De quel est le morceau êtes-vous e plus fier ?
- C'est la séquence émotion : "Enzo". D'abord, j'y joue de l'accordina, un instrument que j'adore. Et puis bien sûr, c'est un morceau que j'ai écrit pour mon fils. Je me souviens qu'on était chez moi. Mon fils, qui a 9 ans et qui fait du piano, jouait des morceaux et un téléphone l'enregistrait. À un moment, je me suis mis au piano et j'ai joué cette musique en improvisant complètement. À la fin, j'ai dit : "C'est pas mal. Ça, ça ressemble à un morceau, non !" Enzo a dit : "Ouais, j'aime bien. On dirait moi." Je l'ai réécouté. Il y avait cette mélodie sortie hyper naturellement, c'était vraiment quelque chose d'honnête, en accord avec moi-même. J'étais avec mon fils, on passait ce moment ensemble. C'était lui, en fait. Ce morceau me touche particulièrement.
- Question santé, pour finir : il y a quelques années, vous avez eu un gros problème au niveau du bras... Comment allez-vous ?
- J'ai toujours l'épée de Damoclès au-dessus de ma tête. J'ai un problème avec mon épaule qui va trop en avant, mon omoplate qui tire trop derrière, j'ai des nerfs qui se coincent très facilement et au bout d'un moment, il ne faut plus bouger. Quand je ne dors pas assez, quand je ne fais pas mes exercices de bras, ça recommence. Je préfère avoir eu ces alertes depuis que j'ai 30 ans et quelques plutôt qu'à 50 ans et que ce soit alors trop tard. Au moins, je sais à quoi m'en tenir. Si ça ne va pas, je suis responsable. Mais ça va, je dois juste faire attention tout le temps. Je suis vieux !
L'accordéoniste aux pieds nus : d'où lui vient cette habitude ?
- Depuis quelques années, le public des musiques improvisées a appris à connaître votre look unique : une taille de géant (plus de 2 mètres) et les pieds nus. Mais d'où cette habitude vous est-elle venue ?
- Quand j'ai rencontré ma femme, elle jouait pieds nus [ndlr : elle est chanteuse]. J'ai trouvé ça cool. Je lui ai demandé pourquoi elle avait pris cette habitude. Elle m'a répondu : "Parce que je me sens mieux, tout simplement." J'ai essayé à mon tour. C'est vrai qu'on était bien. Depuis cette époque, je ne mets pas de chaussures. J'ai essayé d'en remettre. Si ça ne m'a pas empêché de jouer de mon instrument, il y avait un truc qui me gênait. Sans chaussures, je suis plus ancré au sol, je me sens plus libre de mes mouvements.
Un jour, en Corée du Sud, lors d'une tournée avec Youn Sun Nah, on a voulu m'obliger à en mettre mais je n'ai pas trouvé de chaussures adéquates pour la scène. Avec Youn, on avait été invités à jouer en duo un 31 décembre devant la présidente de Corée. J'ai passé un jour et demi à chercher des chaussures dans les magasins, en vain. Quand je voyais un modèle qui me plaisait, je demandais la pointure 47 et demi et là, les vendeurs rigolaient ! Du coup, afin que je puisse jouer, les organisateurs ont fait installer toute une rangée de fleurs sur la scène. Et pareil tout autour de mon retour [ndlr : enceinte destinée au musicien sur scène]. Je suis rentré et sorti en chaussettes noires. On m'avait dit : "Surtout, tu ne lèves pas les pieds !" Alors j'avançais comme si je faisais du patinage...
Lundi 12 novembre 2018 à D'Jazz Nevers, 21H (complet)
Jeudi 15 novembre 2018 à Cenon, au Rocher de Palmer
Samedi 17 novembre 2048 à Jazz au fil de l'Oise, à Mériel...
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