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Thomas Enhco se lance en solo avec "Feathers", un disque très intimiste

Après trois disques en trio, le pianiste Thomas Enhco a sorti son premier album en solo. Si son titre évoque la légèreté ("Feathers" signifie "plumes"), le musicien s'est livré en vérité à une profonde introspection pour transcender une rupture sentimentale au travers de compositions oscillant entre jazz et lyrisme romantique. Rencontre avant son concert, jeudi, au Théâtre du Châtelet, à Paris.
Article rédigé par Annie Yanbekian
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 17min
Thomas Enhco
 (Maxime de Bollivier)

Né le 29 septembre 1988 à Paris au sein d'une dynastie prestigieuse, les Casadesus, Thomas Enhco évolue depuis sa petite enfance entre jazz et musique classique. Tout comme son frère aîné David, devenu de son côté trompettiste après avoir débuté sa vie musicale au piano. Pour éviter toute rivalité entre les deux frères, le jeune Thomas a été mis au violon à l'âge de 3 ans avant d'accéder enfin, à 6 ans, au clavier qui le faisait rêver.

Thomas Enhco a démarré sa carrière précoce dans un groupe d'enfants, fait ses débuts à Jazz à Juan à 10 ans, puis est entré au CNSM à 15 ans... pour en être renvoyé deux ans plus tard, une tournée l'ayant empêché de se présenter à un examen de fin d'année. C'était plutôt un soulagement pour ce jeune homme brillant mais allergique au cadre contraignant des cours.

Après une carrière discographique entamée en 2006, ponctuée en 2012 par  "Fireflies" et marquée notamment par une Victoire du Jazz en 2013 en catégorie Révélation, Thomas Enhco sort un album solo plein de promesses, dense, sensible et mélancolique, truffé de sophistications cachées, souvent inspirées par l'univers classique.


- Culturebox : Comment est né « Feathers », premier album de piano solo de votre carrière ?
- Thomas Enhco : Il y a un an et demi, je me suis rendu compte que j’avais quelque chose que j’avais besoin de dire et de raconter en solo. Je travaille sur le piano solo depuis des années, mais je n’avais ni de grand plaisir, ni de grand besoin, ni de grande envie à me produire de cette façon. Il y a trois ans, j’ai déménagé à New York, faisant beaucoup d’allers-retours avec Paris. Puis je suis rentré à Paris. Puis je suis retourné vivre à New York... Cela correspondait en grande partie à une histoire d’amour que je vivais avec une jeune femme qui était là-bas. Sur la fin de cette histoire, j’ai connu une période où j’étais beaucoup là-bas, j'étais assez seul, ce n’était pas facile. C’était pendant l’hiver. Le moyen que j’avais de garder la tête hors de l’eau, c’était de travailler mon piano tous les jours, de composer, d’essayer de transcrire…

- La musique vous a servi de baume.
- J’ai toujours fait ça : essayer de mettre en musique un sentiment ou une association de sentiments. Parfois, j’ai du mal à démêler les choses. Il y a des gens qui écrivent dans un carnet, d’autres qui peignent, moi je fais du piano. Parfois, je trouve une mélodie ou un enchaînement de deux accords, ça peut être pas grand-chose, juste un petit élément musical qui contient mon émotion du moment. Dans ce cas, j’ai l’impression de me vider de quelque chose, de mettre ça dans une petite boîte et de me sentir un peu soulagé. La petite boîte, c'est la portée sur laquelle j’écris tout ça avec un crayon. Si je trouve ça bien, soit tout de suite, soit beaucoup plus tard, je continue, je le transforme et ça devient un morceau. C’est un processus qui arrive souvent dans des périodes de grand calme ou de grand vide. C’était le cas à chaque fois que j’ai composé des choses qui sortaient vraiment de mes tripes. Ça n’arrive jamais dans les périodes où je fais plein de concerts, où je suis dans l’euphorie, dans les voyages.

- Quand avez-vous décidé de faire de ce travail un disque ?
- Au début, je n’ai pas du tout pensé en faire un album. Pas si tôt. J’ai fait ce travail pour moi parce que j’en avais besoin. Je me suis dit que j’allais le jouer en concert une fois ou deux. Finalement, je l’ai joué dix ou quinze fois, puis un peu plus, puis j'ai décidé d'en faire un disque. J'avais l'impression qu'à part ça, je n'avais rien d'autre à dire, à raconter. Je jouais dans les projets des autres, je continuais à jouer avec mon trio parce que j’adore ça, mais c’était le répertoire de «Fireflies» et ça datait déjà un peu. Je me suis dit : «Ça fait un moment que je n’ai pas fait d’album. Si j’en refais un, il racontera cette histoire.»


- Ce travail d’écriture vous a donc libéré.
- Oui, d’une certaine façon, ça m’a libéré du côté concret de cette histoire. Je me suis rendu compte de la chance que j’avais, en tant que musicien et compositeur, de pouvoir transformer des sentiments en quelque chose pour les sublimer, leur donner une autre forme, les rendre un peu universels. Pour moi ça raconte quelque chose de personnel, mais finalement, c’est de la musique. Chaque personne qui va l’écouter va ressentir des choses différentes qui feront écho à des souvenirs, des projections, des fantasmes. De mon côté, j'ai considéré cet album comme une sorte de garant de cette mémoire, tout en étant un peu romancé car il n’est pas uniquement autobiographique. Pour tout vous dire, j’ai failli l'appeler «Catharsis». J'avais vraiment le sentiment de faire une sorte de catharsis, de purge de quelque chose.

- Cette histoire a continué d’avoir des répercussions puisque quelques jours avant d’entrer en studio, vous avez attrapé une pneumonie.
- Oui, juste avant d’enregistrer, je suis tombé très malade. Pour la première fois de ma vie, j’ai dû tout annuler, mes activités, les tournées... J’ai failli repousser l’enregistrement. J’ai quitté Paris pour la campagne. Je suis resté allongé trois semaines, je ne pouvais rien faire. J’étais très faible, j’ai perdu du poids, je n’ai quasiment pas touché à un piano. Un soir, j’étais guéri et le lendemain matin, j’entrais en studio pour enregistrer, avec une espèce de renaissance des sensations, des émotions, du plaisir sur l’instrument. C’était une expérience assez extraordinaire. Je ne pouvais pas enregistrer beaucoup, pas trop longtemps, étant hyper fatigué, pas en possession de mes moyens, donc il y avait une espèce de quintessence à trouver. Ça m’a permis de faire des choses que je n’aurais pas faites si j’avais plus contrôlé. Donc c’était de l’émotion pure. C’est comme si j’étais repassé par le prisme de cette histoire.

- Les morceaux du disque ne répondent pas aux schémas habituels du jazz, où se succèdent le thème principal, une improvisation, le retour du thème... Les structures sont très variées. Y avait-il un choix délibéré d'explorer la forme ?
- Complètement. L’avantage de jouer en solo, c’est qu’on est complètement libre. On fait ce qu’on veut, sans les contraintes de ce qu’on a prévu avec d'autres musiciens. J’ai pas mal travaillé sur la forme parce que je voulais éviter à tout prix l’ennui. Pour moi, cet album, c’est comme un roman avec des chapitres. Parfois, avec un livre, on cale au milieu, voire près de la fin, parce que ça devient ennuyeux. Alors soit on se force à le lire jusqu’au bout, soit on passe à autre chose. Cela peut arriver aussi avec la musique, on peut décrocher. Je ne voulais pas de ça. Pas d’ennui. Déjà, je ne voulais pas m’ennuyer en jouant et en enregistrant, et je ne voulais pas ennuyer les gens qui écoutent. J'ai donc réfléchi à la forme. Ça permet d’avoir des surprises, de ne pas trop savoir où on va, et en même temps, d’avoir un fil conducteur dans la narration avec des points de départ et des points d’arrivée. Je ne me suis donné aucune contrainte de forme, de convention, je m’en fichais complètement. C'est toujours le cas aujourd'hui. Si je joue un thème, j’improvise, et si ça s’arrête au milieu, c’est que ça devait être comme ça !


- Vous étiez-vous fixé d'autres principes pour ces compositions ?
- Oui. Mon autre but pour ce disque, c’était que ce soit simple, facile d’écoute, que ça ne demande pas spécialement de concentration. Mais si on se concentre, on découvre plein de choses, plein de couches, des thèmes qui s’entrelacent, des contrepoints, des choses extrêmement complexes qui donnent l’impression qu’il y a deux pianistes, qu’il y a un orchestre. Je voulais qu’il y ait cette espèce de complexité pianistique et musicale qui, finalement, dans son ensemble, soit très simple et digeste. C’est vraiment de la narration, quand quelqu’un raconte une histoire avec plein de personnages, de détails. S’il la raconte bien, c’est très simple à comprendre.

- J’ai appris que vous aviez pensé mettre des paroles, mais qu’en fin de compte vous vous êtes dit que le piano pouvait bien tout raconter seul…
- Oui, et en plus je n’étais pas très bon pour écrire les paroles ! Ça arrivera peut-être sur certains morceaux. En fait, je voulais accéder à une certaine pureté. Et la pureté, c’était en solo, avec un seul instrument, sans faire de re-recording, de doublage, sans artifice. Un piano dans une pièce avec une reverbération naturelle.

- Quand on a l’habitude de jouer en groupe, y a-t-il des côtés angoissants à jouer et improviser seul ?
- Oui, mais plus du tout maintenant. Quand on n’a pas l’habitude, se retrouver seul devant un piano, devant un public, ça fait peur ! Même si on connaît très bien l'instrument, on est vraiment seul, surtout si c’est pour jouer du jazz, de la musique improvisée. On construit des choses qui peuvent se casser la figure à tout moment, il n’y aura personne pour nous rattraper. Si on lève les mains du clavier, il n’y a plus rien. C’est un aspect de cette angoisse. L’autre aspect, c’est qu’il faut tenir une heure et demie de concert avec un seul instrument et que ça reste beau, passionnant, haletant, pas ennuyeux. Quand on joue de la musique classique, tout a été composé, prévu pour ça. Quand on improvise, il peut se passer plein de choses, comme il peut ne rien se passer. Lors de mes premiers concerts solo, je n’en menais pas large, j’avais tendance à vouloir tout cadrer à l’avance, la durée et l'enchaînement des morceaux, pour éviter de me retrouver dans le vide. Et au bout d’un moment, surtout sur ce répertoire si intime, j’ai eu besoin, au contraire, de lâcher les chevaux et de ne pas trop réfléchir. Maintenant, je n’ai plus peur du tout. J’y vais sereinement en me disant que je sais que ça va bien se passer, que j’aurai des choses à raconter. J’ai envie, aussi, de me laisser surprendre par ce qui se passe, par mes propres erreurs. En solo, se tromper peut être vertigineux parce qu’on trébuche et on ne sait pas ce qu’il y a après. C’est ça qui est excitant. C’est là qu’il va se passer un truc intéressant, qui n'arrivera qu'une fois.


- Il vaudra mieux ne pas avoir trop peur sur la scène du Théâtre du Châtelet ! Que ressentez-vous à quelques jours de vous produire sur cette scène prestigieuse ?
- C’est énorme. Je suis souvent allé voir des concerts et des spectacles dans cette salle. J’adore cette salle, c’est ma préférée à Paris, et une de mes préférées au monde. Je rêvais vraiment d’y jouer sous mon nom. J’y avais déjà joué avec d’autres, pour un morceau ou deux, dans des soirées de gala, mais jamais pour tout un concert. L’année dernière, j’ai signé chez Universal. On a eu ce projet de faire plusieurs albums, de commencer par le solo. On s’est demandé où on ferait le concert pour fêter le solo à Paris. J’ai dit en rigolant : «Pourquoi pas au Châtelet ?» C’était une blague. Et puis en fait, ils m’ont pris au sérieux et ils ont accepté de me laisser la salle une soirée. Je vais être seul la plus grande partie du temps. Pour la deuxième partie, j’aurai deux invités très prestigieux, des musiciens immenses. D’abord un musicien classique, magnifique violoncelliste, Henri Demarquette, avec qui j’ai commencé un duo l’an dernier. L’autre invité est complètement jazz. C’est Kurt Rosenwinkel, sublime guitariste américain dont je suis fan depuis mes 16 ans, et que j'avais invité au New Morning. J'adore jouer piano-guitare, j'adore jouer piano-violoncelle. Puis j'essayerai de mélanger les trois !

- Avez-vous des albums de piano solo jazz de chevet ? Et des pianistes préférés ?
- Brad Mehldau. Son live à Marciac et son live à Tokyo. Il a fait aussi un très beau disque quand il avait 29 ans, «Elegiac Cycle». Keith Jarrett aussi. Par exemple le concert de la Scala. Il sort un album en mai que j'ai eu la chance d'écouter pour en faire la chronique pour un magazine, ça s'appelle «Creation» et il y a des choses sublimes. Il y a aussi «The Melody at night, with you». C'est marrant, je n'ai pas écouté tellement d'albums de piano solo en jazz... Parmi mes autres pianistes préférés, il y a aussi Hank Jones, un immense maître de la tradition du jazz. Il a fait un disque, «Handful of Keys», en hommage à Fats Waller, que j'ai beaucoup écouté.

- Qu'est-ce que cette expérience de disque en solo vous a appris de vous-même ?
- J'ai beaucoup progressé. Et surtout, j'ai l'impression d'avoir progressé dans le sens de la sincérité. Je me suis rendu compte que souvent, on est timide, que ce soit dans la vie ou dans la musique, parce qu'on a peur de se montrer. Si j'ai découvert quelque chose en faisant du solo, c'est une envie et un plaisir à ne pas être timide, à me montrer tel que je suis, à ne pas avoir peur de l'emphase, de la vérité, à être plus sincère et donc à rechercher plus de sincérité dans la musique. J'ai l'impression que finalement, plus on est sincère, moins on a peur.

(Propos recueillis par A.Y.)

Thomas Enhco en concert à Paris
Théâtre du Châtelet
Jeudi 7 mai 2015, 20H
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> L'agenda-concert de Thomas Enhco ici

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